ENTRETIEN. Président du Crif de 2007 à 2013, Richard
Prasquier a bien connu le cardinal Jean-Marie Lustiger. Il considère qu’il a
réussi à faire disparaître, chez de nombreux juifs, la crainte séculaire à
l’égard de ceux qui abandonnent le judaïsme.
La Croix : En quoi
l’héritage du cardinal Lustiger est-il incontournable aujourd’hui dans les
relations entre juifs et chrétiens ?
Richard
Prasquier : Je distinguerai deux héritages : celui laissé
dans le monde juif, et celui laissé dans le dialogue judéo-chrétien. En ce qui
concerne le premier, je pense que le cardinal Lustiger a transformé l’image
très négative que les juifs pouvaient avoir à propos de quelqu’un qui a
abandonné le judaïsme. Au Moyen Âge, de nombreux juifs convertis ont servi
d’accusateurs dans des « disputes » suivies de persécutions (1). La méfiance
était encore redoublée quand ces convertis faisaient preuve d’une apparente
sympathie pour les juifs, car on les soupçonnait alors de vouloir les pousser à
changer de religion. Quand Jean-Marie Lustiger est devenu évêque d’Orléans et
que l’on a su qu’il était juif, plusieurs intellectuels juifs ont exprimé leur
inquiétude. Avec le temps, cette inquiétude a fait place chez beaucoup à de la
confiance et chez certains à une vraie admiration… parfois avec regret. Ainsi,
Israël Lau l’ancien grand rabbin d’Israël qui avait eu des mots très durs
envers Jean-Marie Lustiger et qui s’était réconcilié avec lui, m’a dit, après
la mort du cardinal : « Quel rabbin extraordinaire il aurait été, s’il était
resté dans le judaïsme»…
La Croix : Comment comprenez-vous que
Benyamin Netanyahou, lors de son passage à Paris le 17 juillet, ait souhaité
visiter Notre-Dame et s’arrêter devant la plaque à la mémoire du cardinal
Lustiger ?
R. P. :
Autrement dit, Jean-Marie Lustiger doit-il être considéré comme juif ? Cette
question est compliquée et je ne veux pas m’aventurer sur le terrain du droit
rabbinique. Si l’on s’en tient à la définition stricte, quelqu’un qui abandonne
le judaïsme n’est plus juif. Mais si l’on accepte une définition plus large –
est juif celui qui se sent juif –, il n’y a pas de doute qu’il l’était et qu’il
le reste. Aujourd’hui, la plupart des juifs considèrent qu’il ne l’était plus
mais qu’il en avait beaucoup de caractères, notamment parce qu’il avait une
connaissance intime, par transmission familiale, de ce que c’est que d’être
pourchassé, dénoncé, trahi comme juif.
La Croix : Et dans le domaine du dialogue
judéo-chrétien, l’héritage du cardinal Lustiger est-il irréversible?
R. P. : Cet
héritage ne peut être séparé de celui de Jean-Paul II, né à 30 km d’Auschwitz,
dont le meilleur ami d’enfance était juif et qui n’a jamais été rongé par
l’antisémitisme culturel du clergé polonais de l’époque. Ces deux hommes ont
permis une double étape décisive : d’une part, qu’on ne peut se dire chrétien
et être antisémite, et d’autre part que la « théologie du dialogue » remplace
la « théologie de la substitution ». Pour autant, j’ai bien conscience que tous
les chrétiens n’ont pas encore intériorisé l’interdit de l’antisémitisme et que
les positions théologiques à travers le monde ne sont pas aussi claires
qu’elles le sont pour l’épiscopat français.
La Croix : Quelle importance ont eu les
rencontres judéo-catholiques de New York organisées par le cardinal Lustiger et
Israël Singer, alors directeur exécutif du Congrès juif mondial ?
R. P. : Ces
rencontres entre hiérarchie catholique et rabbins orthodoxes à New York furent
considérables. Mais il faut toujours être prudent, car les mentalités peuvent
vite changer, notamment sous l’effet d’un endoctrinement ou d’une répétition de
mensonges. Aujourd’hui, nous sommes face à un autre type d’antisémitisme, celui
de l’islamisme, que le cardinal avait vu venir.
Recueilli par Claire Lesegretain
(1) Ce fut le cas à Paris en 1240 et à Barcelone en 1263 : les théologiens
de l’Inquisition ayant poussé les juifs à contester publiquement le pouvoir
royal, la « dispute » a viré au procès du judaïsme.
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