FIGAROVOX / TRIBUNE
- Olivier Jay rend hommage au cardinal Lustiger, ancien archevêque de Paris et
académicien, mort il y a tout juste dix ans. Il loue un grand esprit et un
grand homme, fin connaisseur de la politique et de l'histoire françaises, qui
rayonna bien au-delà de son rôle pastoral.
Olivier Jay a été pendant 6 ans (1981-1987) conseiller du
cardinal Lustiger pour la communication et a dirigé Radio Notre Dame. Ancien journaliste, il est associé chez
Brunswick, où il conseille des entreprises.
Il y a dix ans, le 5 août 2007, le Cardinal Lustiger nous
quittait à 81 ans, à la Maison Jeanne Garnier, le plus grand hôpital de soins
palliatifs d'Europe dont il avait voulu la renaissance. Il a été un des
archevêques de Paris le plus long à son poste - près d'un quart de siècle entre
1981 et 2005. Ses obsèques interrompaient les vacances américaines du nouveau
président de la République, Nicolas Sarkozy. Elles ont rendu un témoignage sans
bling-bling à une conscience nationale, fruit d'un destin singulier et d'une
intelligence fulgurante éclairée par une vie de prière. Réformateur déterminé,
«le Cardinal» a laissé des traces dans tous les domaines de la vie de l'Eglise,
du Collège des Bernardins à Radio Notre Dame, d'un séminaire diocésain à la
création d'une vingtaine de nouvelles paroisses, sans compter KTO ou la
restauration de Notre Dame de Paris, comme centre vivant de l'Eglise de Paris.
Bâtisseur inlassable, à rebours des discours ambiants sur les contraintes des
périodes de vaches maigres.
Lustiger, c'est d'abord un destin. Forgé par l'histoire et
les blessures du XX° siècle. Comme le signe, lors des obsèques, ce kadish
inédit: la prière juive des morts, récitée par les représentants de la
communauté juive, au seuil de la cathédrale. Fils d'émigrés polonais, il a
porté l'étoile jaune, privé de sa mère raflée pour Auschwitz-Birkenau. Il a
connu la traque - je l'ai vu, toute sa vie, se méfier du téléphone, des
ordinateurs et des policiers. Il a demandé le baptême à 14 ans en 1940 et
revendiquera constamment son deuxième prénom Aaron. Pour lui, le baptême reçu
de l'Eglise n'était pas une rupture avec sa judéité mais un accomplissement.
Comme s'il incarnait dans sa chair la Nouvelle Alliance entre Dieu et les
hommes, ce qu'il nommera Le choix de Dieu. Cette affirmation, théologiquement
étayée depuis Vatican II, choquera les plus intégristes des catholiques et des
rabbins. Il en souffrira. Le temps et les fruits des dialogues parfois
douloureux (comme l'affaire du Carmel d'Auschwitz) lui permettront d'être mieux
compris.
Sa pensée est nourrie de l'Ecriture
et d'une fréquentation personnelle de l'Histoire. Il sera un critique constant
du rôle crucial de postérité des Lumières dans les totalitarismes du XX°
siècle.
Le drame de la shoah met son empreinte sur une
intelligence exceptionnelle. Lustiger vit la hantise permanente des totalitarismes
du XX° siècle, nourri des pensées d'Hannah Arendt, Raymond Aron, Heidegger et
des théologiens de Lubac et Balthasar. Sa pensée n'est pas cartésienne,
certains la qualifieront d'elliptique. Elle est nourrie de l'Ecriture et d'une
fréquentation personnelle de l'Histoire. Lustiger sera un critique constant du
rôle crucial de postérité des Lumières dans les totalitarismes du XX° siècle.
C'est ce destin qui frappera Jean-Paul II. Il le nommera
en écartant les listes «officielles» pour le siège épiscopal de Paris, une des
charges les plus importantes de la chrétienté. «Vous êtes le fruit de la prière
du pape», lui confiera Stanislas Dziwicz, le secrétaire de Jean-Paul II. «Je
savais qui je nommais», dira le pape polonais marqué par l'antisémitisme de son
pays et le communisme. Jean-Paul II-Lustiger: ils ont la même vision de
l'avenir de l'Eglise et du monde. A l'aube des années 80, un temps que les
moins de vingt ans ne peuvent pas connaitre, l'Europe semblait définitivement
coupée en deux. Les deux hommes partagent la même conscience du tragique mais
la même certitude: l'Europe sera réunifiée à vue humaine. On le sait peu, c'est
le Cardinal Lustiger qui a inspiré le discours prophétique de Jean-Paul II sur
l'avenir de l'Europe à Compostelle, quelques mois avant la Chute du Mur de
Berlin. Le pape avait envoyé un scribe recueillir les idées d'un homme qui
avait du mal à écrire et devait dicter ce qui l'habitait.
« Ecole catholique, deviens ce que tu
es ! »
Cardinal Jean-Marie Lustiger, mars 1984
Le Cardinal révèlera son sens politique pour mener le
combat pour l'école catholique face à la gauche sectaire de la première vague
rose de 1981. Il nouera une relation proche avec François Mitterrand,
personnalité ambigüe mais chef d'Etat doté d'une conscience intime des enjeux
spirituels de la politique. En même temps, Lustiger maintiendra une exigence
forte à l'égard de ses ouailles: «Ecole catholique, deviens ce que tu es»,
proclame-t-il en mars 1984 devant 800.000 manifestants réunis sur l'esplanade
de Versailles, un discours ciselé jusqu'à 4 heures du matin avec des
conseillers comme le philosophe Jean-Luc Marion, son successeur à l'Académie
Française. Autrement dit: je vous soutiendrai si vous êtes fidèle au caractère
catholique dont je dois être le garant. Cette introspection provocante, je
l'entendrai la porter, parfois avec rudesse, à d'autres institutions
«catholiques» - des hôpitaux aux groupes de presse.
Au fil des années, très vite même, le cardinal Lustiger est
devenu une «conscience nationale» comme nous n'en avons peut-être plus. Avec
son caractère entier, ses fulgurances parfois contestées par les spécialistes,
il témoignait du sens de la responsabilité d'un homme de pouvoir qui n'était
jamais dans la manipulation, du réalisme d'un bâtisseur qui se méfiait de
l'argent mais savait le trouver pour faire avancer ses projets. Comme il
réussira avec éclat les Journées mondiales de la Jeunesse (JMJ) de Paris en
1997, point d'orgue de son amitié avec Jean-Paul II. Action-pensée: je me
souviens d'un après-midi chez Pierre Nora: un échange intense avec Jean Daniel,
François Furet, Jacques Julliard, Regis Debray, Jean-Luc Marion, assis par
terre autour de lui dans un appartement du 6e arrondissement. Il savait trouver
les formules pour une opinion troublée - sur le terrorisme (déjà,…), la montée
du Front National, les débats bioéthiques, la guerre scolaire, l'Europe… Une
voix qu'on écoutait, quel que soit le sujet et le public. Que nul n'était
obligé de suivre. Mais une voix qui indiquait une voie. Oui, cette conscience nous
manque.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire