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mercredi 9 août 2017

Edith Stein, une Sainte controversée


YAEL HISCH
Résumés
Français / English
La béatification (1987) et la canonisation (1998) d’Edith Stein, philosophe et carmélite d’origine juive, morte déportée à Auschwitz, ont choqué de nombreux juifs comme une entreprise de l’Eglise pour remettre en cause la spécificité de la Shoah. L’objet de cet essai est de montrer que la sainteté d’Edith Stein se tient au cœur d’une controverse religieuse au moment stratégique où Catholiques et Juifs tentent de progresser dans le « dialogue fraternel » ouvert par la déclaration Nosta Aetate du Concile de Vatican II.
Edith Stein, a controversial saint. A philosopher, a Carmelite of Jewish origin and a victim of the Nazis, who was assassinated in Auschwitz, Edith Stein was beatified (1987) and canonized (1998). Her holiness shocked many members of the Jewish communities, who perceived in the choice of the Church a desire to put the specificity of the Holocaust. This essay aims at showing that Edith Steins’ holiness stands at the center of a religious controversy, at the very moment when Catholics and Jews are attempting to establish a “fraternal dialogue” after the decisive turning point of the Second Vatican Council, and the declaration Nostra Aetate regarding the Jews.
Entrées d’index
Mots-clés : Edith Stein, relations judéo-chrétiennes, conversion, controverse, Shoah, dialogue, Nostra Aetate. 
Keywords : Edith Stein, Christian-Jewish relations, conversion, controversy, Holocaust,

Dans la « lettre à une amie » qui conclut son ouvrage célébrant le centenaire de la naissance d’Edith Stein, le prêtre du diocèse de Metz, Bernard Molter exprime en ces termes l’influence de cette figure spirituelle catholique sur sa foi :
« Je n’ai pas attendu la béatification pour qu’Edith Stein devienne une lumière dans ma vie [...] Quand je dis qu’Edith Stein est une Sainte, je ne l’entends pas au sens où elle nous édifierait. Je laisse volontiers cela aux livres pieux de mon enfance. Je n’ai pas non plus perçu en elle le moindre désir d’endoctrinement ni le moindre relent de moralisme. Non ; mais chaque fois que je la regarde, je me sens attiré vers le haut et comme grandi. Elle a d’une certaine façon ennobli l’humanité dont elle est comme une fleur. Une fleur d’Israël. »1
Comme en témoigne la ferveur de Bernard Molter, la vie et l’oeuvre d’Edith Stein sont source d’inspiration pour de nombreux chrétiens. Née à Breslau (Silésie) le 12 octobre 1891, le jour de Kippour, elle est la benjamine d’une famille juive orthodoxe de sept enfants élevés par leur seule mère. A 14 ans, Edith Stein perd la foi. Elle se tourne vers la raison et fait des études de philologie, d’histoire et de psychologie expérimentale, à l’Université de Breslau. Elle rédige à Göttingen sa thèse de phénoménologie sur l’empathie auprès du philosophe juif converti au luthéranisme, Edmund Husserl. Pendant la Grande Guerre, l’étudiante s’engage comme infirmière auprès de la Croix Rouge sur le front Morave. A vingt-cinq ans, elle obtient son doctorat en philosophie, avec mention summa cum laude. Edith Stein suit Husserl à Freiburg, où elle devient son assistante de 1916 à 1918. La lecture de Sainte Thérèse d’Avila bouleverse sa vie. Elle se convertit au catholicisme, le 1er janvier 1922, sous le nom de Theresa, Edwige. Elle enseigne ensuite pendant onze ans au lycée de filles et à l'école Sainte Madeleine de Spire. Puis elle enseigne à l’institut d’études pédagogique de Münster. Interdite d’enseignement en tant que juive, Edith Stein entre au carmel de Cologne le 14 octobre 1933. Elle prend l’habit sous le nom de Thérèse Bénédicte de la Croix. Après la mort de leur mère, en 1936, sa sœur Rosa se convertit également. Les deux sœurs quittent l’Allemagne en 1938 et vont résider au carmel d’Echt, en Hollande. En mai 1940, les Pays-Bas sont occupés et Edith Stein, qui n’est pas parvenue à obtenir de visa pour l’Espagne ou la Suisse, se retrouve prise au piège. En juillet 1942, les églises s’élèvent contre les mesures discriminatoires imposées par l’occupant nazi contre les juifs. Un télégramme de protestation est lu dans les églises et dans les temples. Par mesure de répression, tous les catholiques d’origine juive de Hollande (1 200 personnes) sont déportés au camp néerlandais de Westerborck. Edith et Rosa sont arrêtées par la Gestapo le 2 août. Elles quittent Westerborck pour la Pologne la nuit du 6 au 7 août et sont gazées à Auschwitz le 9. Morte à 50 ans, Edith Stein a été béatifiée (1987) puis canonisée (1998) par le Pape Jean-Paul II. Elle est donc la première juive convertie à avoir acquis le statut de sainte. Mais cette distinction par l’Eglise d’Edith Stein a engendré de nombreuses controverses entre juifs et catholiques. Certains, comme la politicienne de gauche (et future ministre israélienne de l’Education) Shulamit Aloni, ont estimé que « la béatification d’Edith Stein était une insulte faite aux juifs. »2Qu’Edith Stein ait eu une vie exceptionnelle est un fait avéré. Tous les témoignages des derniers moments de sa vie concordent pour donner le portrait d’une « pieta sans christ ». Mais sa béatification et sa canonisation ont choqué de nombreux juifs, comme une entreprise de l’Eglise pour remettre en cause la spécificité juive de la Shoah. Alors que 8 000 autres membres du clergé ont trouvé la mort dans les camps nazis, pourquoi l’Eglise a t-elle décidé d’élever au rang de sainte une femme d’origine juive ? En quoi la canonisation d’une femme exceptionnelle morte à Auschwitz est-elle problématique et quelles tensions cette sainteté fait-elle peser sur les relations entre Juifs et Chrétiens à la fin du 20e siècle ? L’objet de cet essai est de montrer que la sainteté d’Edith Stein se tient au cœur d’une controverse religieuse au moment stratégique où catholiques et juifs tentent de progresser dans le « dialogue fraternel » ouvert par la déclaration Nosta Aetate du Concile de Vatican II. Nous verrons d’abord pourquoi l’Eglise a décidé de canoniser Edith Stein, et quelles difficultés elle a rencontré, avant de déterminer pourquoi cette sainteté demeure très problématique pour de nombreux juifs.
Une sainte catholique
Dans son dernier ouvrage La Science de la Croix, Passion d’amour de Saint-Jean de la Croix3, Edith Stein écrit : « L’exemple des saints [leur] montre en effet ce qui devrait être en réalité : là où la foi est vivante, la doctrine et les merveilles de Dieu constituent le fond de la vie. Tout le reste passe au second plan et doit en être pénétré. C’est cela le réalisme des saints. » La manière dont elle a accepté sa mort qu’elle a vécue par et pour le peuple dont elle était issue semble tout à fait dans la lignée de ce qu’elle a appelé « le réalisme des saints ». Si son œuvre est aujourd’hui encore, très influente, c’est parce qu’elle reflète sa vie. Or cette vie a été à la fois extrêmement pieuse et complexe, puisque Edith Stein a concilié de très nombreux engagements : juive, allemande, intellectuelle et religieuse4. C’est par tous ces aspects de sa personne que la sainte interpelle.
Très consciente de ses origines juives, Edith Stein ne les a jamais reniées. Si elle a quitté le cocon orthodoxe de sa famille pour aller vers la philosophie à l’adolescence, Edith Stein est toujours restée très proche des siens. Comme nombre d’autres convertis du judaïsme à l’époque5, Edith Stein ne voit pas sa conversion comme une abolition de ses origines mais comme leur accomplissement. Dans son roman Vie d’une famille juive, qu’elle commence à rédiger en 1933, juste après la prise de pouvoir par les nazis en Allemagne, Edith Stein qui se prépare à entrer au couvent, se remémore son enfance juive, et dépeint la vie quotidienne d’une famille vivant selon la loi israélite. Elle raconte la fête de Yom Kippour, l’attrait que le jeûne de cette journée avait pour elle ; elle dépeint des mariages juifs ; elle explique qu’il était difficile pour un grand intellectuel d’origine juive comme Edmund Husserl d’obtenir un poste à l’Université en Allemagne ; et elle souligne aussi combien elle était soucieuse de ne pas heurter sa mère par ses choix spirituels, mais comment par amour, sa famille a fini par accepter ses choix. Edith Stein est une figure complexe : si d’une part, elle proteste vigoureusement contre les mesures discriminatoires prises à l’encontre des juifs par le gouvernement nazi, elle voit d’autre part dans cette injustice une possibilité de Salut pour l’ensemble de l’humanité. En entrant dans les bureaux de la Gestapo, après son arrestation, Edith Stein ces serait écriée : « Loué soit Jésus-Christ »6. Voyant une cohérence entre son identité juive et son martyre de catholique, cette juive convertie a toujours continué d’affirmer son appartenance au peuple d’Israël : « A ce moment-là, je perçus en un éclair que Dieu avait encore une fois posé lourdement sa main sur son peuple et que le destin de ce peuple était aussi le mien »7. Dans ses mémoires, Edith Stein se rappelle précisément de son « dialogue » avec le Christ au sujet de sa vocation de « juive » :
« Je parlais avec le Sauveur et lui dis que je savais que c’était sa croix dont maintenant était chargé le peuple juif. [...] Ceux qui le comprendraient devaient la prendre sur eux de plein gré au nom de tous. Je voulais le faire, il devait seulement me montrer comment. »8
Assumant jusqu’à sa mort sa condition de juive, Edith Stein est également une femme d’exception. Inspirée par ce qu’elle appelle les « idées libérales »9 de son époque, elle se lance dans une carrière normalement fermée au sexe féminin lorsqu’elle entreprend des études de philosophie. Assistante de Husserl de 1916 à 1918, elle ne parvient pas à trouver de poste à l’université mais est engagée dans des écoles catholiques privées où elle enseigne l’allemand, exclusivement à des jeunes-femmes. Militante pour l’égalité de l’homme et de la femme, elle demande que les femmes soient admises à passer l’habilitation au professorat et soutient les suffragettes10. Femme de pensée, Edith Stein continue à réfléchir en philosophe à la condition féminine après sa conversion et écrit à la fin des années 1920 une série d’essais pédagogiques sur les femmes. Dans « Die Frau, Ihre Aufgabe nach Natur und Gnade » (« La Femme, sa mission selon les lois de la nature et de la grâce »), elle reste fidèle à sa thèse sur l’empathie11 et écrit que « l’âme de la femme doit être large, rien de l’humain ne doit lui être étranger. »12
Croyante fervente, Edith Stein a véritablement été touchée par la grâce mais en parle peu, sauf dans son récit autobiographique et le mémoire qu’elle a laissé à Cologne. La foi est pour elle quelque chose de très personnel, qui exige paradoxalement que l’on participe au monde13. Pour Edith Stein, l’entrée au Carmel est un acte qui lui permet de trouver sa place, mais en attendant de répondre à sa vocation, elle dit se sentir « étrangère au monde. »14 Ainsi, si la sainte explique qu’elle ne s’est jamais préoccupée intérieurement de problèmes matériels ou de son apparence, elle constate aussi que par respect pour ses étudiantes, elle a appris à se vêtir avec soin pour enseigner15. De même, si elle-même a connu une grave crise d’anorexie dans sa jeunesse, elle a refusé de se complaire dans cette souffrance du corps16 : de manière générale, elle déconseille à chacun de maltraiter son corps puisqu’« un corps en bonne santé ne trouble pas l’âme. »17 Selon Edith Stein, demeurer présente au monde est un impératif pour tout croyant. Et la sainte a théorisé cette intuition sous le nom de « la science de la croix » dans son dernier ouvrage :
« Même dans la vie la plus contemplative le lien avec le monde ne doit pas être rompu. Je vais jusqu’à croire que plus on est ‘attiré’ en Dieu, plus on doit en ce sens ‘sortir de soi’ c’est-à-dire s’offrir au monde, pour y porter la vie divine. »18
Cet ancrage mondain permet de mieux comprendre pourquoi Edith Stein a entrepris toutes les démarches nécessaires pour quitter la Carmel d’Echt et échapper à la mort, jusqu’à ce qu’elle se sache condamnée. C’est alors avec un fatalisme nourri par la foi qu’elle est allée à Westerbrock puis vers Auschwitz avec la conviction d’accomplir sa mission. Edith Stein est donc un modèle aussi complexe que cohérent, qui allie une spiritualité forte à un engagement dans le monde, en tant que catholique, que juive et que femme. C’est ce portrait aux composantes multiples que reflète fidèlement l’homélie de béatification prononcée en 1987 par Jean-Paul II : « Aujourd’hui, l’Eglise nous présente Sœur Thérèse Bénédicte de la Croix comme une martyre bienheureuse, comme un exemple de marche héroïque à la suite du Christ, pour que nous la vénérions et l’imitions. Ouvrons nos cœurs au message de cette femme à laquelle s’allient l’esprit et la science, et qui reconnut dans la science de la Croix le sommet de la sagesse, en grande fille du peuple juif et en chrétienne croyante, au milieu des millions d’innocents martyrs. »19
Une canonisation complexe
Si le parcours d’Edith Stein a lieu à un moment où la procédure de canonisation est simplifiée par Paul VI et Jean-Paul II (plus qu’un seul procès diocésain depuis 1983 au lieu de trois auparavant20) et où cette simplification correspond à un désir grandissant de l’Eglise d’ériger en exemple certains croyants vertueux21, celle-ci n’allait pas de soi en l’absence de miracle. Il était donc nécessaire pour l’Eglise de la déclarer martyre au nom de sa foi pour faire d’elle une Sainte.
La béatification, qui est la première étape avant la canonisation nécessite en effet deux choses : une déclaration d’héroïcité des vertus et soit la réalisation d’un miracle, soit une mort de martyre22. Etablir l’héroïcité des vertus d’Edith Stein a été complexe dans la mesure où l’enquête a normalement lieu dans le diocèse dont dépend la candidate à la béatification. Or Edith Stein n’a appartenu à aucun diocèse. Mais comme elle est entrée dans les ordres au Carmel de Cologne, c’est dans ce diocèse que l’enquête a été réalisée. Celle-ci, réunissant plusieurs dizaines de témoignages, a alors été envoyée au Vatican auprès de la Congrégation pour la cause des Saints. Une fois l’héroïcité des vertus reconnue par les conclusions de cette congrégation, et approuvée par le Pape, Rome a lancé une deuxième enquête. Edith Stein n’ayant pas accompli de miracle reconnu par l’Eglise, c’est pour sa mort en tant que martyre au nom de la foi catholique que cette deuxième enquête a été menée. Et les conclusions positives de l’enquête ont été approuvées par le Pape qui a donc déclaré Edith Stein « bienheureuse ».
La canonisation proprement dite, a eu lieu assez rapidement, soit moins de onze ans après la béatification. Cette fois-ci, un miracle post-mortem a été reconnu dans le sauvetage de la petite Teresa Benedicta McCarthy. Il s’agit d’un nourrisson américain de deux ans et demi, que les médecins déclaraient condamnée, en 1985, alors que son foie avait été endommagé par l’ingestion d’une forte dose de Tylenol (un médicament mélangeant paracétamol et caféine). Contre toute attente, la petite fille a retrouvé la santé. Le personnel soignant du General Hospital du Massachussetts a déclaré sa guérison miraculeuse. Et pour la famille de la petite-fille c’est son prénom qui l’a protégée et sauvée. Née le jour de la mort d’Edith Stein, la miraculée avait été baptisée « Teresa Benedicta » en l’honneur de la bienheureuse... Sur la base de ce miracle reconnu par l’Eglise et eu égard à l’héroïcité des vertus d’Edith Stein, celle-ci a donc été canonisée le 11 octobre 1998 et l’homélie a été prononcée à Rome.
Le contexte de la canonisation
Si pour l’Eglise et particulièrement pour Jean-Paul II, il était important d’honorer Edith Stein en tant que « symbole de la résistance spirituelle »23, et si, du point de vue de la sainte elle-même, la mort en en tant que juive pour sa foi chrétienne était un phénomène cohérent, pour la plupart des représentants juifs, considérer Edith Stein comme une martyre catholique pose un problème majeur. Pourquoi distinguer la figure convertie d’Edith Stein tandis que des millions d’autres juifs ont été assassinés dans les camps nazis ? Comme le notent Abraham H. Foxman et Rabbi Leon Klenicki de l’Anti- Defamation League dans leur manifeste d’octobre 1998, si “la canonisation d’un saint est un évènement qui appartient à l’Eglise catholique et aux croyants catholiques”24, dans le cas d’Edith Stein, l’opinion juive a réagi parce que, disent-ils « rendre hommage à la souffrance chrétienne serait compréhensible, si ce n’était pas aux dépens de la réalité : que la Shoah était essentiellement un programme d’extermination du peuple juif. »25 Certes, avec le Concile de Vatican II (1965), l’Eglise s’est engagé dans un « dialogue fraternel » avec les juifs, et pris toute une série de mesures pour enrayer l’antijudaïsme chrétien. Et Jean-Paul II a montré en maintes occasions sa sensibilité à la destruction des juifs d’Europe. Il est le premier pape à s’être rendu dans un lieu de culte juif, lors de sa visite de la synagogue de Rome le 13 avril 1986. Il est à l’origine de la reconnaissance de l’Etat d’Israël par le Vatican, en 1993. Après dix ans d’attente, le 16 mars 1996, il revient, comme promis, sur les conséquences néfastes de l’antijudaïsme catholique avec le texte « Nous nous souvenons : une réflexion sur la Shoah » revient. Enfin, en mars 2000, le pape a effectué un voyage au mémorial de Yad Vachem, à Jérusalem, particulièrement suivi par les médias du monde entier.
Mais la béatification, puis la canonisation d’Edith Stein arrivent à un moment délicat dans les relations judéo-chrétiennes. D’une part sa béatification a lieu très peu après celle d’une autre figure de la résistance spirituelle chrétienne : le frère franciscain Maximilian Kolbe, déporté à Auschwitz pour avoir aidé avec son ordre des réfugiés polonais, et qui s’est désigné pour mourir de faim et de soif à la place d’un père de famille polonais. Maximilian Kolbe a été béatifié en 1971 et canonisé en 1982 par Jean- Paul II comme martyr. Or, Maximilian Kolbe était éditeur d’un journal très antisémite dans la Pologne des années 1920, Le chevalier de l’immaculé. Jean-Paul II a beaucoup insisté pour qu’il soit canonisé, allant même à l’encontre de la Congrégation pour la cause des saints, et c’est devant son portrait qu’il a célébré une grande messe à Auschwitz devant 500 000 fidèles, le 7 juin 197926. Que les mémoires d’Edith Stein et Maximilian Kolbe puissent se mélanger dans le symbole de leur sainteté a beaucoup gêné les associations juives. Aussi, avant la béatification, le père Dujardin a-t-il fait passer une note au pape par le biais du cardinal Lustiger dans laquelle on trouve « éviter de faire le lien entre E. Stein et M. Kolbe. »27 Recommandation que le Saint- Père a suivie dans son homélie de Cologne en 1987.
D’autre part, la béatification et la canonisation d’Edith Stein ont lieu en pleine controverse du Carmel d’Auschwitz. Depuis 1983, des carmélites de Poznan ont en effet instauré un lieu de prière dans l’ancien « théâtre » d’Auschwitz I où était stocké le zyklon B pendant l’activité du camp d’extermination. Le Carmel ne choque pas la petite communauté juive polonaise, et ce n’est qu’en novembre 1985 que l’Ouest apprend l’existence du Carmel. A l’occasion de la visite du Pape Jean Paul II en Belgique, l'association Aide à l'Église en détresse lance une collecte de fonds pour le carmel d’Auschwitz dans un tract qui porte le titre « Un couvent pour le Pape ». Celui-ci rappelle qu’Auschwitz est le lieu de grands martyrs catholiques (parmi lesquels Edith Stein et Maximilian Kolbe), vante la prière rédemptrice des carmélites28, mais il ne mentionne pas une fois la Shoah. Ce Carmel choque l’opinion juive avec une telle force que de véritables négociations sont ouvertes à Genève auxquelles participent des représentants juifs et catholiques. Le 22 juillet 1986, la première rencontre de Genève donne lieu à une déclaration commune, qui porte le titre hébreu de « Zakhor » (« Rappelle-toi »), et affirme qu’Auschwitz est un lieu symbolique capital pour les juifs, les polonais, les tsiganes et les russes. La deuxième rencontre a lieu le 22 février 1987 et souligne qu’Auschwitz est essentiellement un « lieu symbolique de la Shoah ». Les accords signés à cette occasion prévoient pour le 22 février 1989 le déménagement des carmélites dans un nouveau centre à bâtir hors du camp, qui ne serait plus un carmel, mais un « centre d’information, de rencontre et de prière », où les membres de plusieurs religions pourraient se rencontrer. Or, ce déménagement n’aura effectivement lieu que... le 6 juillet 1993. Les revirements de hauts responsables de l’Eglise comme l’archevêque de Varsovie le Cardinal Macharski et surtout le Cardinal Glemp, archevêque de Varsovie et de Gniezno (qui accuse les juifs d’êtres hautains, de détenir les médias de nombreux pays et de monter l’opinion internationale contre l’honneur polonais bafoué devant 150 000 personnes, dans son homélie du 2 août 198929) font traîner le déménagement et enveniment la querelle entre chrétiens, polonais et juifs autour de cette question du Carmel.
Dans ce contexte de tension entre Juifs et Chrétiens, il était primordial pour les communautés juives que l’Eglise reconnaisse en Edith Stein une juive, morte parce qu’elle était juive. Dans la note écrite par le père Dujardin et transmise par le Cardinal Lustiger à Jean-Paul II, c’est cette interprétation de la mort d’Edith Stein qui est suggérée : « Il résulte donc que l’arrestation d’Edith Stein, si elle trouve son motif immédiat dans le conflit entre les Eglises chrétiennes et les nazis, a sa cause profonde et véritable dans son appartenance juive. »30 Et le Saint-Père s’est bien conformé à cette suggestion, puisque dans son homélie de 1987, il rappelle par 26 fois les origines juives d’Edith Stein qu’il nomme tour à tour une « fille du peuple juif », une « fille d’Israël », et une « juive ». Une fois ces origines dûment remémorées, ainsi que leurs conséquences sur la mort d’Edith Stein, la controverse aurait pu se clore, mais l’étape suivante de la canonisation a prouvé que tel n’a pas été le cas, en relançant les polémiques sur l’idée d’une sainte juive morte à Auschwitz.
Edith Stein au cœur des ambigüités des relations judéo-chrétiennes après la Shoah
Afin de saisir les enjeux de cette contestation symbolique, nous proposons d’analyser les arguments principaux des représentants juifs s’opposant à la canonisation d’Edith Stein. Trois grands motifs se distinguent. Tout d’abord la question de savoir s’il est possible pour la tradition juive qu’une femme devienne une sainte. Le culte des saints est en effet l’une des spécificités du catholicisme et la notion même de sainteté diffère dans les deux religions abrahamiques. Ensuite, que le Vatican ait justement choisi une juive convertie au catholicisme pour célébrer la résistance spirituelle du christianisme au nazisme prête à confusion et semble aller contre le tournant apostolique entériné par le concile de Vatican II. A travers le texte Nostra Aetate, celui-ci déclare formellement que l’Église « attend le jour » de la réconciliation messianique et ne hâte plus les missionnaires catholiques à le précipiter en convertissant les juifs. Enfin, tout comme le Carmel d’Auschwitz, la canonisation d’Edith Stein est le sujet d’une controverse religieuse, car il semble à de nombreux juifs que c’est une manière pour le Saint-Siège de « christianiser » la Shoah.
Deux conceptions de la sainteté
Lorsqu’il rappelle l’ancrage juif d’Edith Stein dans son homélie à Cologne, Jean-Paul II insiste beaucoup sur la figure biblique de la reine Esther. S’appuyant sur un extrait de la correspondance d’Edith Stein, il établit un parallèle entre la reine juive célébrée pour son courage et son action qui a sauvé le peuple juif du massacre programmé par le conseiller du roi, Aman, et la destinée d’Edith Stein, persuadée qu’elle allait à la mort avec son peuple et pour son peuple. Cette référence biblique est reprise par certains biographes de la sainte, comme par exemple Cécile Rastoin31 qui intitule le deuxième chapitre de son ouvrage « Edith Stein, une Esther à la cour d’Assuerus ». Mais dans la tradition juive, si la reine Esther est célébrée chaque année lors de la fête de Pourim, c’est d’abord pour avoir effectivement sauvé son peuple de la mort et non pour sa mort de « martyre ». Par ailleurs, si le courage et la foi d’Esther sont mis en avant, jamais il n’est question de sainteté. Seuls les marranes, juifs forcés de se convertir au catholicisme pour échapper aux expulsions de 1492 (Espagne) et de 1497 (Portugal) et qui ont continué de transmettre la tradition juive par oral, célèbrent la reine Esther comme une sainte catholique32.
La sainteté dans le judaïsme est une notion centrale et spécifique. Elle est très différente, de la conception catholique de la sainteté. En Hébreu, la quedouchah vient du mot qadosh, qui veut dire « séparé ». Elle se rapproche de la notion de « pureté » et désigne Dieu lui-même, séparé des hommes par sa sainteté. Mais un pont est jeté entre Dieu et les hommes dans le Lévitique. Dieu y livre les principes de séparation qui permettent la pureté, puis déclare : « Soyez saints, car moi, Yahvé, votre Dieu, je suis saint. »33 C’est en respectant les lois de Dieu que certains juifs peuvent se rendre saints. Ainsi, le mot quadosh apparaît pour la première fois dans la Genèse pour désigner le septième jour de la création, le Shabbat, qui est un des plus importants commandements divins. Dans le judaïsme, la sainteté est un processus qui connaît dix niveaux34. Et, à l’échelle collective, la tradition veut que tous les juifs soient devenus des « saints »35 au moment de la rédemption. S’il y a bien des « saints » juifs, qu’on appelle en hébreu des « tsadikim » c’est-à-dire littéralement des « justes », ce ne sont donc pas des hommes directement inspirés par Dieu ou proches de lui, mais des purs et des sages qui respectent ses lois. Dans le catholicisme, si selon la phrase de Saint Augustin « Tout cœur a un élan naturel vers Dieu, autant dire une vocation à la Sainteté », les saints sont des hommes et des femmes exceptionnels qui réalisent selon la description qu’en donne Vatican II une « union parfaite avec le Christ »36. La sainteté catholique abolit l’idée de séparation. Ce que l’on retrouve dans la pensée d’Edith Stein lorsqu’elle écrit dans son essai sur Saint Jean de la Croix: « Ainsi, le mariage spirituel de l’âme avec Dieu, but pour lequel elle a été créée, est-il acheté par la Croix, consommé sur la Croix et scellé pour toute éternité du sceau de la Croix »37.
Deuxième point de divergence important, la Congrégation pour la cause des saints centralise les canonisations de l’Eglise catholique, alors que les saints juifs sont désignés par des communautés spécifiques et leur culte demeure souvent local. Ainsi, par exemple, l’historien Issachar Ben-Ami compte 652 sanctuaires dédiés chacun à un tsadik rien qu’au Maroc38.
Enfin, dans le judaïsme, la sainteté ne dépend pas de l’accomplissement de miracles et très rarement du martyr. Certes, il existe dans la tradition juive ce que l’on appelle la « sanctification du nom »39 à laquelle Jean-Paul II fait référence dans son homélie de 1987. Selon les sages juifs, ceux qui préfèrent mourir plutôt que se dédire de leur foi ou commettre un crime sont considérés comme des justes qui « sanctifient le nom » de Dieu. Mais comme l’explique la sociologue Esther Benbassa dans son essai La souffrance comme identité « dans le Talmud, on s’entend en général pour considérer qu’il n’y a sanctification du Nom de Dieu que dans le cas où le Juif a effectivement le choix. »40 Les juifs tués dans les camps de la mort ont-ils eu le choix ? Si certains rabbins estiment que la sanctification du nom est une des interprétations possibles de la Shoah, Benbassa montre à quel point cette idée est douloureuse et controversée. Dans le cas d’Edith Stein, il est évident qu’elle a accepté avec courage sa mort, mais « à double titre » : à la fois en tant que juive et aussi dans le Christ, à l’ombre de la croix. Parce qu’elle se situe à cheval sur son identité juive et sa foi catholique, la sainteté d’Edith Stein peut prêter à des confusions délicates. La majorité des voix juives qui se sont élevées contre la canonisation de la carmélite soulignent les ambiguïtés de ces confusions.
Un encouragement à la conversion ?
La canonisation d’une juive qui a volontairement choisi de se convertir au catholicisme est un geste symbolique qui est au cœur d’une ambigüité cruciale dans les relations judéo-chrétiennes du second 20e siècle. Malgré les avancées de la déclaration Nostra Aetate, qui encourage les catholiques à renoncer au prosélytisme auprès des juifs pour mieux les connaître dans leur altérité, le rabbin A James Rudin, responsable des affaires interreligieuses de l’American Jewish Comittee de 1968 à 2000 note qu’ « il y a encore des catholiques qui voudraient encore convertir les juifs, et ils ont souvent utilisé Edith Stein comme une sorte de modèle [...] Certains catholiques font comme si elle était la juive modèle.41 » La moniale et biographe d’Edith Stein, Cécile Rastoin, tente de clarifier la signification de cette canonisation pour les catholiques et en conteste le caractère prosélyte :
« Sa canonisation n’est certainement pas motivée par le désir de baptiser de force toutes les autres victimes de la Shoah, ni non plus de relativiser leur témoignage ou d’oublier leur présence [...]En canonisant telle personne elle [l’Eglise] appelle d’abord ses fidèles à la conversion et cherche à leur apporter une aide sur ce chemin. Canoniser Edith Stein est donc un appel à la conversion des catholiques et non des juifs. »42
Mais élever Edith Stein au rang de sainte et l’ériger ainsi en modèle convoque les vieux fantômes de l’histoire des conversions de masses des juifs par l’Eglise. Et cet acte pointe vers une ambiguïté fondamentale caractéristique des relations judéo-chrétiennes post-Vatican II. En effet, si Nostra Aetate déclare formellement que l’Église repousse l’espoir de la conversion des juifs au jour choisi par Dieu, et ne hâte plus les missionnaires catholiques à le précipiter en les convertissant, le « tournant apostolique » ne clôt néanmoins pas la controverse entre juifs et catholiques puisqu’aux yeux de l’Eglise, « le mystère d’Israël » demeure, ainsi que l’affirmation que « L'Eglise croit, en effet, que le Christ, notre paix, a réconcilié les Juifs et les Gentils par sa croix et en lui-même des deux a fait un seul ». Sainte, Edith Stein donnerait donc un avant-goût de temps messianique, où la réconciliation ne peut se penser autrement que comme amalgame.
Or, tout au long du 20e siècle, les intellectuels juifs engagés dans le dialogue avec les chrétiens ont dénoncé cette tentation catholique de l’amalgame. Si la plupart d’entre eux saluent le « fraterniser sans convertir » vers lequel appelait Emmanuel Levinas dans son essai de 1936 cela doit être selon les mots du philosophe « sans renoncer en rien à ce qui les sépare », que « judaïsme et christianisme [doivent chercher] à mieux se comprendre. »43 Mais cette tache est bien difficile à accomplir, pour des raisons théologiques essentielles que relève le philosophe français Léon Ashkénazi. Dans « Les Chrétiens et nous » (1957), ce dernier affirme que Judaïsme et Christianisme sont « deux croyances qui ne peuvent exister théologiquement dans un même monde, sous le regard d’un même Dieu. »44 Et il ajoute qu’« il y a jusqu’à la fin des temps un des deux témoignages qui est un faux témoignage. »45 Si pour un croyant catholique, les juifs n’ont pas su reconnaître le Messie dans le Christ, pour un juif pieux comme Léon Ashkénazi, les catholiques sont sortis de la maison d’Israël pour choisir Esaü plutôt que Jacob : un chrétien demeure « païen, malgré tous les catéchismes. »46
Sur la conversion des juifs, l’attitude du pape Jean-Paul II est également ambigüe. Dans son homélie de 1971 pour la béatification de Maximilian Kolbe, le Saint Père mettait en avant l’action pour la conversion de ce martyr. Et si, comme nous l’avons vu, son homélie de 1987 est bien loin d’omettre les origines juives d’Edith Stein, elle se clôt par un extrait de l’Evangile de Jean : « Le salut vient des Juifs. / Mais l’heure vient – et c’est maintenant – où les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. »47 Or, à la fin du 19e siècle, après que Léon Bloy l’ait repris et commenté dans son essai Le Salut par les juifs (1892), ce verset a inspiré toute une série de grands intellectuels prosélytes dont Jacques Maritain, Raïssa Maritain et Max Jacob, qui l’avaient interprété comme un encouragement à convertir les juifs, car la Rédemption adviendrait le jour où tous les juifs auraient reconnu le Christ pour Messie.
Universel et « christianisation » de la Shoah
S’appuyant sur les paroles même d’Edith Stein, l’homélie de 1987 prononcée par Jean-Paul II met en lumière un deuxième point délicat pour les relations entre juifs et chrétiens dans la distinction de la juive convertie morte à Auschwitz : « Avec et ‘pour’ son peuple, sœur Thérèse Bénédicte de la Croix accompagna sa propre sœur Rosa sur le calvaire de l’extermination. Elle ne se contenta pas d’accepter les souffrances et la mort passivement, elle les unit consciemment avec l’acte sacrificatoire et expiatoire de notre rédempteur, le Christ Jésus. »48 Dans son article au titre évocateur, « The Kidnapping of the Holocaust », le journaliste Sergio Minerbi rappelle qu’Edith Stein a écrit dans ses volontés spirituelles « Je prie Dieu d’accepter ma vie et ma mort pour son honneur et sa gloire, pour l’expiation du manque de religiosité du peuple Juif ». Puis il interprète ainsi l’extrait de l’homélie de 1987 : « Selon la ligne de pensée du pape, en Edith Stein, il y a un accomplissement du ‘vrai judaïsme’ : l’expiation dans la mort de la faute des juifs. »49 Même si l’on laisse de côté l’idée que la sainte est morte pour expier l’endurcissement des seuls juifs pour voir dans son sacrifice un acte de rédemption pour l’ensemble de l’humanité, il n’en demeure pas moins que ce type de sacrifice, n’a pas de sens théologique dans la tradition juive. Comme l’explique le professeur et rabbin Alan Avery-Peck, « Il n’y a pas dans le judaïsme, l’idée que quiconque est mort dans la Shoah, est mort pour les péchés d’une autre personne. »50 Pour paraphraser Sœur Constance dans le troisième tableau du « Dialogue des Carmélites » de Bernanos et Poulenc, la Passion du Christ permet aux catholiques d’imaginer qu’« on ne meurt pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou même les uns à la place des autres ». D’un point de vue catholique, il est donc possible de croire que la souffrance et la mort des victimes de la Shoah est un sacrifice rédempteur pour le reste de l’humanité. D’un point de vue juif, cela n’est pas pensable. D’où l’insistance, en France d’utiliser le terme hébraïque et spécifique de Shoah, plutôt que celui d’Holocauste, qui a une dimension sacrificielle, pour désigner la destruction des juifs d’Europe.
Cette question du sacrifice pour l’humanité est profondément différente de celle de la conversion, dans la mesure où il ne s’agit plus pour l’Eglise de donner comme exemple aux croyants catholiques une juive convertie, mais d’élaborer un message théologique universel sur la Shoah qui vaudrait pour tous. Dans cette volonté d’universalisation, les juifs voient ce que l’historien Bernard Suchecky appelle un « indifférencié catholique »51. Célébrer en termes chrétiens Edith Stein, et l’ériger en modèle unique face à des millions de morts anonymes est aux antipodes de la manière juive de conserver une spécificité à chacun des morts, en redonnant un nom, une biographie, et parfois un visage à chacun d’entre eux, et en lisant ces noms lors des commémorations. Que des juifs aient été assassinés simplement parce qu’ils étaient juifs, sans engagement de croyance ou politique constitue la spécificité de la Shoah ; une spécificité que la rédemption chrétienne dans l’amour nie.
Conclusion
Première catholique d’origine juive à avoir été canonisée, la figure d’Edith Stein a suscité de grands débats interconfessionnels. Dans sa vie, cette femme d’exception est parvenue à rendre cohérentes sa fidélité à ses origines juives et sa foi inébranlable dans le Christ. Du point de vue de l’Eglise, la vie exemplaire, la qualité des écrits et la mort fervente de sainte Thérèse Bénédicte de la Croix sont des symboles forts de la résistance spirituelle catholique au nazisme. Jean-Paul II a donc voulu honorer cette carmélite morte à Auschwitz en la béatifiant (1987), puis en la canonisant (1998). Mais du point de vue juif, ces distinctions ont été vécues comme des confiscations : « En tant que juifs, nous avons le sentiment d’avoir perdu Edith Stein deux fois. La première fois lors de sa conversion au catholicisme. La seconde fois, lors de sa canonisation, par laquelle certains groupes se la sont appropriée comme une martyre catholique, même si sa mort est liée à la spécificité juive de la Shoah », disent les représentants de l’Anti Defamation League.52 Alors qu’au même moment, la construction d’un carmel à Auschwitz met en cause les fondements des relations judéo-chrétiennes, telles qu’elles ont évolué depuis la Seconde Guerre, la polémique autour de la canonisation d’Edith Stein est extrêmement importante : elle concentre les points majeurs sur lesquels la volonté des chrétiens et des juifs de mieux se comprendre achoppe. La première question est celle de la conversion. Alors que Vatican II avait mis fin au prosélytisme catholique envers les juifs, canoniser une juive convertie semble un retour sur cet acquis. Les deux autres divergences portent sur le rapport à la Shoah. Si les plus grands responsables catholiques de la seconde moitié du 20e siècle (au premier rang desquels Jean-Paul II) se montrent particulièrement sensibles à la destruction des juifs d’Europe et désirent se rapprocher d’Israël, le sens qu’ils tentent de donner à la Shoah choque de nombreux juifs. Edith Stein est au cœur de cette divergence théologique qui sépare juifs et catholiques sur l’interprétation de la Shoah. En l’absence de croyance en un Dieu s’étant fait chair, le judaïsme ne peut pas admettre le pouvoir rédempteur d’une « martyre » à Auschwitz. Alors que la sainteté juive est très différente de la sainteté catholique, pour de nombreux juifs, canoniser une des victimes des camps d’exterminations nazis et la distinguer des autres victimes du nazisme, semble une manière pour l’Eglise de christianiser la Shoah et de nier sa spécificité juive. Même si la canonisation d’Edith Stein témoigne de la volonté de l’Eglise d’honorer une « fille d’Israël » et de l’ériger en modèle, l’universalisme de l’amour chrétien est inacceptable pour la tradition juive. Etant donné ses enjeux théologiques, la canonisation d’Edith est donc une controverse, au sens le plus noble et le plus ancien du terme, et qui éclaire les limites du dialogue entre Chrétiens et Juifs.
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Notes
1 MOLTER, Bernard, Regards sur Edith Stein, Metz : Editions Eglise de Metz, 1992, p. 119.
2 BOEHMER, George, « Pope’s Plan to beatify Jewish-born Nun Stirs Controversy », The
Associated Press, 26 avril 1987.
3 STEIN, Edith, La Science de la Croix, Passion d’amour de Saint-Jean de la croix, Louvain: Nauwalaerts, 1957, p. 5.
4 « C’est dans le cataclysme de ce temps qu’Edith Stein lutta pour son authenticité intérieure : elle lutta comme femme consciente de sa propre dignité, comme Juive de Silésie, comme Prussienne, comme intelectuelle et enseignante, comme essayiste et journaliste, et enfin comme religieuse », in MÛLLER, Andreas Uwe et NEYER, Maria Amata, Edith Stein, Une femme dans le siècle, trad. TORAILLE, Françoise, Paris : JC Lattès, 2002, p. 8.
5 Si la philosophe Simone Veil est souvent (et à tort) donnée en exemple comme juive pratiquant la « haine de soi » au nom de sa foi chrétienne, de nombreux convertis pensaient leur baptême comme un accomplissement de leur judaïsme, créant un lien fort de solidarité entre leur foi chrétienne et leur identité juive (Raïssa Maritain, Mgr Oestrreicher, le Cardinal Lustiger... ) voir HIRSCH, Yaël, Réflexions sur la conversion juive, thèse de science politique, dir. VON BUSEKIST, Astrid, IEP de Paris, 2009.
6 In DE MIRIBEL, Op. Cit., p198
7 STEIN, Edith, Vie d’une famille juive, 1891-1942, Paris : Cerf, collection « Ad Solem », 2001, p. 491
8 Ibid., p. 492. Et ce sont presque les mêmes mots qu’Edith Stein utilise pour décrire cette scène fondatrice dans les mémoires qu’elle rédige avant de quitter le Carmel de Cologne en 1938 et qui constituent son testament spirituel, in DE MIRIBEL, Op. Cit., p. 132.
9 STEIN, Edith, Vie d’une famille juive, Op. Cit., p.223.
10 « L’association prussienne pour le droit de vote des femmes, à laquelle j’adhérai avec mes amies parce quelle avait pour objectif l’égalité politique pleine et entière pour les femmes, regroupait majoritairement des socialistes », STEIN, Edith, Vie d’une famille juive, Op. Cit., p. 224
11 “The basic problem to be the question of empathy as the perceiving (Erfahrung) of foreign subjects and their experience (Erleben)” STEIN, Edith, On the problem of empathy, trad., STEIN, Waltraut, The Hague : Martinus Nijhoff, 1964 [1917], p.4.
12 In GABORIAU, Florent, Lorsque Edith Stein se convertit, Paris : Ad Solem,, 1997, p. 22.
13 « A l’époque de ma conversion, juste avant qu’elle ne se produisit et même longtemps après, je pensais que mener une vie religieuse signifiait renoncer à tout ce qui est terrestre pour ne vivre qu’en pensant aux choses divines. Mais peu à peu, j’ai appris et compris qu’en ce monde c’est bien autre chose qui est exigé de nous et que même dans la vie la plus contemplative le lien avec le monde ne doit pas être rompu. Je vais jusqu’à croire que plus on est ‘attiré’ en Dieu, plus on doit en ce sens ‘sortir de soi’ c’est-à-dire s’offrir au monde, pour y porter la vie divine », STEIN, Edith, Dans la puissance de la croix, Paris : Nouvelle Cité, 1982, p. 47.
14 « L’attente avait fini par me devenir très pénible. J’étais devenue une étrangère dans le monde. », STEIN, Edith, Vie d’une famille juive, Op. cit., p. 495.
15 « Depuis que j’enseignais, je me devais d’être impeccablement habillée. Car je me trouvais en classe sur mon estrade devant de grandes jeunes-filles appartenant aux meilleures familles et je savais quels yeux inquisiteurs elles avaient pour l’apparence extérieure. Je ne voulais éveiller leur attention ni par la négligence ni par une élégance excessive, mais je souhaitais ne pas me faire remarquer, pour que ma propre personne les distraie du cours le moins possible », Ibid., p. 477.
16 « Ce fut pendant l’été 1916 une longue période de manque total d’appétit qui se reproduisit presque chaque année. Je perdis presque dix kilos en peu de temps. Je finis par me convaincre en mon fort intérieur que l’enseignement au lycée et le travail philosophique intensif ne pouvaient être menés longtemps de front [...] Je devrais sans hésiter abandonner l’enseignement au lycée », Ibidem, p. 465
17 STEIN, Edith, Chemins vers le silence intérieur, Paris : Parole et silence, 2006, p. 51
18 STEIN, Edith, La Science de la Croix, Passion d’amour de Saint-Jean de la croix, Louvain :
Nauwalaerts, 1957, p. 5.
19 Op. cit., p. 203.
20 Voir FABRE, Jean-Michel, La sainteté canonisée, Paris : Pierre Téqui, 2003, 163 p.
21 « En 1890, la Congrégation des Rites, alors en charge des béatifications et canonisations, traitait 152 causes. En 1921, ce nombre était passé à 328, puis 764 en 1941, 1200 en 1962, 2200 environ à la fin du siècle. », BOUFLET, J., PEYROUS, B., POMPIGNOLI, M.-A., Des Saints au XXe siècle : Pourquoi ?, Paris : Editions de l’Emmanuel, 2005, p. 14.
22 « Il faut que l’héroïcité des vertus du candidat soit attestée, qu’on lui rende un culte local et qu’on puisse apporter la preuve d’un premier miracle pour la béatification et d’un second pour la canonisation proprement dire. C’est le pape qui proclame le nouveau « bienheureux » ou le nouveau « saint » au cours d’une eucharistie », MC PARTLAND, Paul, « Sainteté », in LACOSTE, Jean-Yves (dir.), Dictionnaire critique de théologie, Paris : Puf, 1998, p. 1047.
23 Voir TINCQ, Henri, « Edith Stein, première juive devenue sainte », Le Monde, 16 avril 1997.
24 “The canonization of a saint is an event that belongs to the Catholic Church and the Catholic people”, in FOXMAN, Abraham H. et KLENICKI, Rabbi Leon, “The Canonization of Edith Stein: An Unnecessary Problem”, ADL, octobre 1998. http://www.adl.org/opinion/edith_stein.asp (Traduction de l’auteure).
25 “Paying homage to Christian suffering would be understandable if it were not at the expense of the reality that the Holocaust was essentially a program for the extermination of the Jewish people”, Ibidem.
26 Voir DUSSERT, Delphine, « Jean-Paul II et la question de la Shoah, à temps et contretemps », Revue d’Histoire de la Shoah, n° 192, janvier-juin 2010, p. 133.
27 Document retranscrit dans DELMAIRE, Danielle, « Béatification et canonisation d’Edith Stein, entretien avec le Père Jean Dujardin », Revue d’Histoire de la Shoah, n° 192, janvier-juin 2010, pp. 348-349.
28 « Jour et nuit, elles ont devant les yeux des millions de morts, elles prient et font pénitence pour nous qui sommes encore envie, et elles construisent de leurs mains le signe sacré de l’amour, de la paix et de la réconciliation qui témoignera de la puissance victorieuse de la Croix de Jésus », in KLEIN, Theo, L’Affaire du Carmel d’Auschwitz, Paris : Jacques Bertoin, 1991, p. 208.
29 Ibid., p. 137.
30 Document retranscrit dans DELMAIRE, Danielle, « Béatification et canonisation d’Edith Stein,
entretien avec le Père Jean Dujardin », Op. cit., p. 349.
31 RASTOIN, Cécile, Edith Stein et le mystère d’Israël, Paris : Ad Solem, 1998, 167 p.
32 Voir BRENNER, Frédéric, Marranes, Paris : La Différence, 1992, pp. 4-18.
33 Lévitique II, 19.
34 Mishnah, Kelim, I, 6-9.
35 ASHKENAZI, Léon, « La notion de sainteté dans la pensée du Rav Kook », La Parole et l’Ecrit, vol. 1, Paris : Albin Michel, 1999, pp. 107-125.
36 MC PARTLAND, Paul, « Sainteté », Op. Cit., p. 1047
37 In DE MIRIBEL, Comme l’or purifié par le feu, Op. Cit., p. 201.
38 BEN-AMI, Issachar, Culte des Saints et pèlerinages judéo-musulmans au Maroc, Paris : Maisonneuve-Larose, 1990, p. 141.
39 « Celui qui est tué pour la sanctification du nom. [... ] Il a part au monde à venir, même s’il n’était pas un disciple des maîtres », MAIMONIDE, Moïse, « Epître sur la persécution », in Epîtres, Paris : Gallimard, Collection « Tel », 1983 [1162-1163], p. 34.
40 BENBASSA, Esther, La souffrance comme identité, Paris : Fayard, collection « Pluriels », 2007, p. 139.
41 “There are some Catholics who still would like to convert Jews, and they often have used Edith Stein as a kind of a model [...] There are some Catholics who do that as if she were the model Jew.”, in BEN DAVID, Calev, “The Saint of Auschwitz”, The Jerusalem Post, 2 mai 1997. (Traduction de l’auteure)
42 RASTOIN, Cécile, Edith Stein et le mystère d’Israël, Op. cit., pp. 24-25.
43 LEVINAS, Emmanuel, « Fraterniser sans convertir (à propos d’un livre récent ) » [1936], Cahiers de l’Herne, dir. ABENSOUR, Miguel, CHALIER, Catherine, Paris : Editions de l’Herne, 1991, p. 148.
44 ASHKENAZI, Léon, « Les Chrétiens et nous », La Parole et l’écrit, vol. 1, Paris : Albin Michel,
1999 [1957], p. 426.
45 Ibid., p. 427.
46 Ibid., p. 435.
47 Homélie de Jean-Paul II lors de la béatification d’Edith Stein le1ier mai 1987, Op . cit., p. 204.
48 Ibid., p. 203
49 “In her spiritual will, Edith Stein wrote: ‘I pray God to accept my life and my death for His honour and His glory for the expiation of the lack of religiosity of the Jewish people.’ We now understand to which expiation the pope referred. According to the pope's line of thought, in Edith Stein there is a fulfilment of ‘true’ Judaism: the expiation in death of the guilt of the Jews.”, MINERBI, Sergio, “The Kidnapping of the Holocaust », The Jerusalem Post, 25 août 1989.
50 "There's no sense in Judaism that anyone who died in the Holocaust died for anyone's sins.", in BEN DAVID, Calev, “The Saint of Auschwitz”, Op. Cit. (Traduction de l’auteure).
51 SUCHECKY, Bernard, « Carmel d’Auschwitz : La Nature et l’ampleur d’un échec », Les Temps Modernes, n° 561, Avril 1993, p. 48.
52 “We as Jews feel that we have lost Edith Stein twice. The first time was at her conversion to Catholicism. The second time is with her canonization, by which some groups appropriate her as a Christian martyr even though her death relates to the Jewish focus of the Holocaust”, FOXMAN, Abraham H. et KLENICKI, Rabbi Leon, “The Canonization of Edith Stein: An Unnecessary Problem”, Op. Cit.



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