YAEL HISCH
Résumés
Français / English
La béatification (1987) et la
canonisation (1998) d’Edith Stein, philosophe et carmélite d’origine juive,
morte déportée à Auschwitz, ont choqué de nombreux juifs comme une entreprise
de l’Eglise pour remettre en cause la spécificité de la Shoah. L’objet de cet
essai est de montrer que la sainteté d’Edith Stein se tient au cœur d’une
controverse religieuse au moment stratégique où Catholiques et Juifs tentent de
progresser dans le « dialogue fraternel » ouvert par la déclaration Nosta
Aetate du Concile de Vatican II.
Edith Stein,
a controversial saint. A philosopher, a Carmelite of Jewish origin and a victim of the
Nazis, who was assassinated in Auschwitz, Edith Stein was beatified (1987) and
canonized (1998). Her holiness shocked many members of the Jewish communities,
who perceived in the choice of the Church a desire to put the specificity of
the Holocaust. This essay aims at showing that Edith Steins’ holiness stands at
the center of a religious controversy, at the very moment when Catholics and
Jews are attempting to establish a “fraternal dialogue” after the decisive
turning point of the Second Vatican Council, and the declaration Nostra Aetate regarding the Jews.
Entrées d’index
Mots-clés : Edith Stein, relations
judéo-chrétiennes, conversion, controverse, Shoah, dialogue, Nostra Aetate.
Keywords
: Edith Stein, Christian-Jewish relations, conversion, controversy, Holocaust,
Dans la « lettre à une amie » qui
conclut son ouvrage célébrant le centenaire de la naissance d’Edith Stein, le
prêtre du diocèse de Metz, Bernard Molter exprime en ces termes l’influence de
cette figure spirituelle catholique sur sa foi :
« Je n’ai pas attendu la
béatification pour qu’Edith Stein devienne une lumière dans ma vie [...] Quand
je dis qu’Edith Stein est une Sainte, je ne l’entends pas au sens où elle nous
édifierait. Je laisse volontiers cela aux livres pieux de mon enfance. Je n’ai
pas non plus perçu en elle le moindre désir d’endoctrinement ni le moindre
relent de moralisme. Non ; mais chaque fois que je la regarde, je me sens
attiré vers le haut et comme grandi. Elle a d’une certaine façon ennobli
l’humanité dont elle est comme une fleur. Une fleur d’Israël. »1
Comme en témoigne la ferveur de
Bernard Molter, la vie et l’oeuvre d’Edith Stein sont source d’inspiration pour
de nombreux chrétiens. Née à Breslau (Silésie) le 12 octobre 1891, le jour de
Kippour, elle est la benjamine d’une famille juive orthodoxe de sept enfants
élevés par leur seule mère. A 14 ans, Edith Stein perd la foi. Elle se tourne
vers la raison et fait des études de philologie, d’histoire et de psychologie
expérimentale, à l’Université de Breslau. Elle rédige à Göttingen sa thèse de
phénoménologie sur l’empathie auprès du philosophe juif converti au
luthéranisme, Edmund Husserl. Pendant la Grande Guerre, l’étudiante s’engage
comme infirmière auprès de la Croix Rouge sur le front Morave. A vingt-cinq
ans, elle obtient son doctorat en philosophie, avec mention summa cum laude.
Edith Stein suit Husserl à Freiburg, où elle devient son assistante de 1916 à
1918. La lecture de Sainte Thérèse d’Avila bouleverse sa vie. Elle se convertit
au catholicisme, le 1er janvier 1922, sous le nom de Theresa, Edwige. Elle enseigne
ensuite pendant onze ans au lycée de filles et à l'école Sainte Madeleine de
Spire. Puis elle enseigne à l’institut d’études pédagogique de Münster.
Interdite d’enseignement en tant que juive, Edith Stein entre au carmel de
Cologne le 14 octobre 1933. Elle prend l’habit sous le nom de Thérèse Bénédicte
de la Croix. Après la mort de leur mère, en 1936, sa sœur Rosa se convertit également.
Les deux sœurs quittent l’Allemagne en 1938 et vont résider au carmel d’Echt,
en Hollande. En mai 1940, les Pays-Bas sont occupés et Edith Stein, qui n’est
pas parvenue à obtenir de visa pour l’Espagne ou la Suisse, se retrouve prise
au piège. En juillet 1942, les églises s’élèvent contre les mesures
discriminatoires imposées par l’occupant nazi contre les juifs. Un télégramme
de protestation est lu dans les églises et dans les temples. Par mesure de
répression, tous les catholiques d’origine juive de Hollande (1 200 personnes)
sont déportés au camp néerlandais de Westerborck. Edith et Rosa sont arrêtées
par la Gestapo le 2 août. Elles quittent Westerborck pour la Pologne la nuit du
6 au 7 août et sont gazées à Auschwitz le 9. Morte à 50 ans, Edith Stein a été
béatifiée (1987) puis canonisée (1998) par le Pape Jean-Paul II. Elle est donc
la première juive convertie à avoir acquis le statut de sainte. Mais cette
distinction par l’Eglise d’Edith Stein a engendré de nombreuses controverses
entre juifs et catholiques. Certains, comme la politicienne de gauche (et
future ministre israélienne de l’Education) Shulamit Aloni, ont estimé que « la
béatification d’Edith Stein était une insulte faite aux juifs. »2
Qu’Edith
Stein ait eu une vie exceptionnelle est un fait avéré. Tous les témoignages des derniers moments de sa vie concordent pour donner le
portrait d’une « pieta sans christ ». Mais sa béatification et sa canonisation
ont choqué de nombreux juifs, comme une entreprise de l’Eglise pour remettre en
cause la spécificité juive de la Shoah. Alors que 8 000 autres membres du
clergé ont trouvé la mort dans les camps nazis, pourquoi l’Eglise a t-elle
décidé d’élever au rang de sainte une femme d’origine juive ? En quoi la
canonisation d’une femme exceptionnelle morte à Auschwitz est-elle
problématique et quelles tensions cette sainteté fait-elle peser sur les
relations entre Juifs et Chrétiens à la fin du 20e siècle ? L’objet de cet essai est de
montrer que la sainteté d’Edith Stein se tient au cœur d’une controverse
religieuse au moment stratégique où catholiques et juifs tentent de progresser
dans le « dialogue fraternel » ouvert par la déclaration Nosta Aetate
du Concile de Vatican II. Nous verrons d’abord pourquoi l’Eglise a décidé
de canoniser Edith Stein, et quelles difficultés elle a rencontré, avant de
déterminer pourquoi cette sainteté demeure très problématique pour de nombreux
juifs.
Une sainte catholique
Dans son dernier ouvrage La
Science de la Croix, Passion d’amour de Saint-Jean de la Croix3, Edith Stein écrit : « L’exemple des
saints [leur] montre en effet ce qui devrait être en réalité : là où la foi est
vivante, la doctrine et les merveilles de Dieu constituent le fond de la vie.
Tout le reste passe au second plan et doit en être pénétré. C’est cela le
réalisme des saints. » La manière dont elle a accepté sa mort qu’elle a vécue
par et pour le peuple dont elle était issue semble tout à fait dans la lignée
de ce qu’elle a appelé « le réalisme des saints ». Si son œuvre est aujourd’hui
encore, très influente, c’est parce qu’elle reflète sa vie. Or cette vie a été
à la fois extrêmement pieuse et complexe, puisque Edith Stein a concilié de
très nombreux engagements : juive, allemande, intellectuelle et religieuse4. C’est par tous ces aspects de sa personne que la sainte
interpelle.
Très consciente de ses origines
juives, Edith Stein ne les a jamais reniées. Si elle a quitté le cocon
orthodoxe de sa famille pour aller vers la philosophie à l’adolescence, Edith
Stein est toujours restée très proche des siens. Comme nombre d’autres
convertis du judaïsme à l’époque5, Edith Stein ne
voit pas sa conversion comme une abolition de ses origines mais comme leur
accomplissement. Dans son roman Vie d’une famille juive, qu’elle
commence à rédiger en 1933, juste après la prise de pouvoir par les nazis en
Allemagne, Edith Stein qui se prépare à entrer au couvent, se remémore son
enfance juive, et dépeint la vie quotidienne d’une famille vivant selon la loi
israélite. Elle raconte la fête de Yom Kippour, l’attrait que le jeûne
de cette journée avait pour elle ; elle dépeint des mariages juifs ; elle
explique qu’il était difficile pour un grand intellectuel d’origine juive comme
Edmund Husserl d’obtenir un poste à l’Université en Allemagne ; et elle
souligne aussi combien elle était soucieuse de ne pas heurter sa mère par ses
choix spirituels, mais comment par amour, sa famille a fini par accepter ses
choix. Edith Stein est une figure complexe : si d’une part, elle proteste
vigoureusement contre les mesures discriminatoires prises à l’encontre des
juifs par le gouvernement nazi, elle voit d’autre part dans cette injustice une
possibilité de Salut pour l’ensemble de l’humanité. En entrant dans les bureaux
de la Gestapo, après son arrestation, Edith Stein ces serait écriée : « Loué
soit Jésus-Christ »6. Voyant une cohérence entre son
identité juive et son martyre de catholique, cette juive convertie a toujours
continué d’affirmer son appartenance au peuple d’Israël : « A ce moment-là, je
perçus en un éclair que Dieu avait encore une fois posé lourdement sa
main sur son peuple et que le destin de ce peuple était aussi le mien »7. Dans ses mémoires, Edith Stein se rappelle précisément de son
« dialogue » avec le Christ au sujet de sa vocation de « juive » :
« Je parlais avec le Sauveur et lui
dis que je savais que c’était sa croix dont maintenant était chargé le peuple
juif. [...] Ceux qui le comprendraient devaient la prendre sur eux de plein gré
au nom de tous. Je voulais le faire, il devait seulement me montrer comment. »8
Assumant jusqu’à sa mort sa
condition de juive, Edith Stein est également une femme d’exception.
Inspirée par ce qu’elle appelle les « idées libérales »9 de son époque, elle se lance dans une carrière normalement
fermée au sexe féminin lorsqu’elle entreprend des études de philosophie.
Assistante de Husserl de 1916 à 1918, elle ne parvient pas à trouver de poste à
l’université mais est engagée dans des écoles catholiques privées où elle
enseigne l’allemand, exclusivement à des jeunes-femmes. Militante pour l’égalité
de l’homme et de la femme, elle demande que les femmes soient admises à passer
l’habilitation au professorat et soutient les suffragettes10. Femme de pensée, Edith Stein continue à réfléchir en
philosophe à la condition féminine après sa conversion et écrit à la fin des
années 1920 une série d’essais pédagogiques sur les femmes. Dans « Die Frau,
Ihre Aufgabe nach Natur und Gnade » (« La Femme, sa mission selon les lois de
la nature et de la grâce »), elle reste fidèle à sa thèse sur l’empathie11 et écrit que « l’âme de la femme doit être large, rien de
l’humain ne doit lui être étranger. »12
Croyante fervente, Edith Stein a
véritablement été touchée par la grâce mais en parle peu, sauf dans son récit
autobiographique et le mémoire qu’elle a laissé à Cologne. La foi est pour elle
quelque chose de très personnel, qui exige paradoxalement que l’on participe au
monde13. Pour Edith Stein, l’entrée au Carmel est un acte qui lui
permet de trouver sa place, mais en attendant de répondre à sa vocation, elle
dit se sentir « étrangère au monde. »14 Ainsi, si la
sainte explique qu’elle ne s’est jamais préoccupée intérieurement de problèmes
matériels ou de son apparence, elle constate aussi que par respect pour ses
étudiantes, elle a appris à se vêtir avec soin pour enseigner15. De même, si elle-même a connu une grave crise d’anorexie dans
sa jeunesse, elle a refusé de se complaire dans cette souffrance du corps16 : de manière générale, elle déconseille à chacun de maltraiter
son corps puisqu’« un corps en bonne santé ne trouble pas l’âme. »17 Selon Edith Stein, demeurer présente au monde est un impératif
pour tout croyant. Et la sainte a théorisé cette intuition sous le nom de « la
science de la croix » dans son dernier ouvrage :
« Même dans la vie la plus
contemplative le lien avec le monde ne doit pas être rompu. Je vais jusqu’à
croire que plus on est ‘attiré’ en Dieu, plus on doit en ce sens ‘sortir de
soi’ c’est-à-dire s’offrir au monde, pour y porter la vie divine. »18
Cet ancrage mondain permet de mieux
comprendre pourquoi Edith Stein a entrepris toutes les démarches nécessaires
pour quitter la Carmel d’Echt et échapper à la mort, jusqu’à ce qu’elle se
sache condamnée. C’est alors avec un fatalisme nourri par la foi qu’elle est
allée à Westerbrock puis vers Auschwitz avec la conviction d’accomplir sa
mission. Edith Stein est donc un modèle aussi complexe que cohérent, qui allie
une spiritualité forte à un engagement dans le monde, en tant que catholique,
que juive et que femme. C’est ce portrait aux composantes multiples que reflète
fidèlement l’homélie de béatification prononcée en 1987 par Jean-Paul II : « Aujourd’hui, l’Eglise nous présente Sœur Thérèse Bénédicte de
la Croix comme une martyre bienheureuse, comme un exemple de marche héroïque à
la suite du Christ, pour que nous la vénérions et l’imitions. Ouvrons nos cœurs
au message de cette femme à laquelle s’allient l’esprit et la science, et qui
reconnut dans la science de la Croix le sommet de la sagesse, en grande fille
du peuple juif et en chrétienne croyante, au milieu des millions d’innocents
martyrs. »19
Une canonisation complexe
Si le parcours d’Edith Stein a lieu
à un moment où la procédure de canonisation est simplifiée par Paul VI et
Jean-Paul II (plus qu’un seul procès diocésain depuis 1983 au lieu de trois
auparavant20) et où cette simplification correspond à un désir grandissant
de l’Eglise d’ériger en exemple certains croyants vertueux21, celle-ci n’allait pas de soi en l’absence de miracle. Il était
donc nécessaire pour l’Eglise de la déclarer martyre au nom de sa foi pour
faire d’elle une Sainte.
La béatification, qui est la
première étape avant la canonisation nécessite en effet deux choses : une
déclaration d’héroïcité des vertus et soit la réalisation d’un miracle, soit
une mort de martyre22. Etablir l’héroïcité des vertus
d’Edith Stein a été complexe dans la mesure où l’enquête a normalement lieu
dans le diocèse dont dépend la candidate à la béatification. Or Edith Stein n’a
appartenu à aucun diocèse. Mais comme elle est entrée dans les ordres au Carmel
de Cologne, c’est dans ce diocèse que l’enquête a été réalisée. Celle-ci,
réunissant plusieurs dizaines de témoignages, a alors été envoyée au Vatican
auprès de la Congrégation pour la cause des Saints. Une fois l’héroïcité des
vertus reconnue par les conclusions de cette congrégation, et approuvée par le
Pape, Rome a lancé une deuxième enquête. Edith Stein n’ayant pas accompli de
miracle reconnu par l’Eglise, c’est pour sa mort en tant que martyre au nom de
la foi catholique que cette deuxième enquête a été menée. Et les conclusions
positives de l’enquête ont été approuvées par le Pape qui a donc déclaré Edith
Stein « bienheureuse ».
La canonisation proprement dite, a
eu lieu assez rapidement, soit moins de onze ans après la béatification. Cette
fois-ci, un miracle post-mortem a été reconnu dans le sauvetage de la petite
Teresa Benedicta McCarthy. Il s’agit d’un nourrisson américain de deux ans et
demi, que les médecins déclaraient condamnée, en 1985, alors que son foie avait
été endommagé par l’ingestion d’une forte dose de Tylenol (un médicament
mélangeant paracétamol et caféine). Contre toute attente, la petite fille a
retrouvé la santé. Le personnel soignant du General Hospital du Massachussetts
a déclaré sa guérison miraculeuse. Et pour la famille de la petite-fille c’est
son prénom qui l’a protégée et sauvée. Née le jour de la mort d’Edith Stein, la
miraculée avait été baptisée « Teresa Benedicta » en l’honneur de la
bienheureuse... Sur la base de ce miracle reconnu par l’Eglise et eu égard à
l’héroïcité des vertus d’Edith Stein, celle-ci a donc été canonisée le 11
octobre 1998 et l’homélie a été prononcée à Rome.
Le contexte de la canonisation
Si pour l’Eglise et
particulièrement pour Jean-Paul II, il était important d’honorer Edith Stein en
tant que « symbole de la résistance spirituelle »23, et si, du point
de vue de la sainte elle-même, la mort en en tant que juive pour sa foi
chrétienne était un phénomène cohérent, pour la plupart des représentants
juifs, considérer Edith Stein comme une martyre
catholique pose un problème majeur. Pourquoi distinguer la figure convertie
d’Edith Stein tandis que des millions d’autres juifs ont été assassinés dans
les camps nazis ? Comme le notent Abraham H. Foxman et Rabbi Leon Klenicki de
l’Anti- Defamation League dans leur manifeste d’octobre 1998, si “la
canonisation d’un saint est un évènement qui appartient à l’Eglise catholique
et aux croyants catholiques”24, dans le cas d’Edith Stein,
l’opinion juive a réagi parce que, disent-ils « rendre hommage à la souffrance
chrétienne serait compréhensible, si ce n’était pas aux dépens de la réalité :
que la Shoah était essentiellement un programme d’extermination du peuple juif.
»25 Certes, avec le Concile de Vatican II (1965), l’Eglise s’est
engagé dans un « dialogue fraternel » avec les juifs, et pris toute une série
de mesures pour enrayer l’antijudaïsme chrétien. Et Jean-Paul II a montré en
maintes occasions sa sensibilité à la destruction des juifs d’Europe. Il est le
premier pape à s’être rendu dans un lieu de culte juif, lors de sa visite de la
synagogue de Rome le 13 avril 1986. Il est à l’origine de la reconnaissance de
l’Etat d’Israël par le Vatican, en 1993. Après dix ans d’attente, le 16 mars
1996, il revient, comme promis, sur les conséquences néfastes de l’antijudaïsme
catholique avec le texte « Nous nous souvenons : une réflexion sur la Shoah »
revient. Enfin, en mars 2000, le pape a effectué un voyage au mémorial de Yad
Vachem, à Jérusalem, particulièrement suivi par les médias du monde entier.
Mais la béatification, puis la
canonisation d’Edith Stein arrivent à un moment délicat dans les relations
judéo-chrétiennes. D’une part sa béatification a lieu très peu après celle
d’une autre figure de la résistance spirituelle chrétienne : le frère
franciscain Maximilian Kolbe, déporté à Auschwitz pour avoir aidé avec son
ordre des réfugiés polonais, et qui s’est désigné pour mourir de faim et de
soif à la place d’un père de famille polonais. Maximilian Kolbe a été béatifié
en 1971 et canonisé en 1982 par Jean- Paul II comme martyr. Or, Maximilian
Kolbe était éditeur d’un journal très antisémite dans la Pologne des années
1920, Le chevalier de l’immaculé. Jean-Paul II a beaucoup insisté pour
qu’il soit canonisé, allant même à l’encontre de la Congrégation pour la cause
des saints, et c’est devant son portrait qu’il a célébré une grande messe à
Auschwitz devant 500 000 fidèles, le 7 juin 197926. Que les
mémoires d’Edith Stein et Maximilian Kolbe puissent se mélanger dans le symbole
de leur sainteté a beaucoup gêné les associations juives. Aussi, avant la
béatification, le père Dujardin a-t-il fait passer une note au pape par le
biais du cardinal Lustiger dans laquelle on trouve « éviter de faire le lien
entre E. Stein et M. Kolbe. »27 Recommandation que le Saint- Père a
suivie dans son homélie de Cologne en 1987.
D’autre part, la béatification et
la canonisation d’Edith Stein ont lieu en pleine controverse du Carmel
d’Auschwitz. Depuis 1983, des carmélites de Poznan ont en effet instauré un
lieu de prière dans l’ancien « théâtre » d’Auschwitz I où était stocké le
zyklon B pendant l’activité du camp d’extermination. Le Carmel ne choque pas la
petite communauté juive polonaise, et ce n’est qu’en novembre 1985 que l’Ouest
apprend l’existence du Carmel. A l’occasion de la visite du Pape Jean Paul II
en Belgique, l'association Aide à l'Église en détresse lance une collecte de
fonds pour le carmel d’Auschwitz dans un tract qui porte le titre « Un couvent
pour le Pape ». Celui-ci rappelle qu’Auschwitz est le lieu de grands martyrs
catholiques (parmi lesquels Edith Stein et Maximilian Kolbe), vante la prière
rédemptrice des carmélites28, mais il ne mentionne pas une fois
la Shoah. Ce Carmel choque l’opinion juive avec une telle force que de
véritables négociations sont ouvertes à Genève auxquelles participent des
représentants juifs et catholiques. Le 22 juillet 1986, la première rencontre
de Genève donne lieu à une déclaration commune, qui porte le titre hébreu de «
Zakhor » (« Rappelle-toi »), et affirme qu’Auschwitz est un lieu symbolique
capital pour les juifs, les polonais, les tsiganes et les russes. La deuxième
rencontre a lieu le 22 février 1987 et souligne qu’Auschwitz est
essentiellement un « lieu symbolique de la Shoah ». Les accords signés à cette occasion prévoient pour le 22 février
1989 le déménagement des carmélites dans un nouveau centre à bâtir hors du
camp, qui ne serait plus un carmel, mais un « centre d’information, de
rencontre et de prière », où les membres de plusieurs religions pourraient se
rencontrer. Or, ce déménagement n’aura effectivement lieu que... le 6 juillet
1993. Les revirements de hauts responsables de l’Eglise comme l’archevêque de
Varsovie le Cardinal Macharski et surtout le Cardinal Glemp, archevêque de
Varsovie et de Gniezno (qui accuse les juifs d’êtres hautains, de détenir les
médias de nombreux pays et de monter l’opinion internationale contre l’honneur
polonais bafoué devant 150 000 personnes, dans son homélie du 2 août 198929) font traîner le déménagement et enveniment la querelle entre
chrétiens, polonais et juifs autour de cette question du Carmel.
Dans ce contexte de tension entre
Juifs et Chrétiens, il était primordial pour les communautés juives que
l’Eglise reconnaisse en Edith Stein une juive, morte parce qu’elle était juive.
Dans la note écrite par le père Dujardin et transmise par le Cardinal Lustiger
à Jean-Paul II, c’est cette interprétation de la mort d’Edith Stein qui est
suggérée : « Il résulte donc que l’arrestation d’Edith Stein, si elle trouve son
motif immédiat dans le conflit entre les Eglises chrétiennes et les nazis,
a sa cause profonde et véritable dans son appartenance juive. »30 Et le Saint-Père s’est bien conformé à cette suggestion, puisque
dans son homélie de 1987, il rappelle par 26 fois les origines juives d’Edith
Stein qu’il nomme tour à tour une « fille du peuple juif », une « fille
d’Israël », et une « juive ». Une fois ces origines dûment remémorées, ainsi
que leurs conséquences sur la mort d’Edith Stein, la controverse aurait pu se
clore, mais l’étape suivante de la canonisation a prouvé que tel n’a pas été le
cas, en relançant les polémiques sur l’idée d’une sainte juive morte à
Auschwitz.
Edith Stein au cœur des ambigüités
des relations judéo-chrétiennes après la Shoah
Afin de saisir les enjeux de cette
contestation symbolique, nous proposons d’analyser les arguments principaux des
représentants juifs s’opposant à la canonisation d’Edith Stein. Trois grands
motifs se distinguent. Tout d’abord la question de savoir s’il est possible
pour la tradition juive qu’une femme devienne une sainte. Le culte des saints
est en effet l’une des spécificités du catholicisme et la notion même de
sainteté diffère dans les deux religions abrahamiques. Ensuite, que le Vatican
ait justement choisi une juive convertie au catholicisme pour célébrer la
résistance spirituelle du christianisme au nazisme prête à confusion et semble
aller contre le tournant apostolique entériné par le concile de Vatican II. A
travers le texte Nostra Aetate, celui-ci déclare formellement que
l’Église « attend le jour » de la réconciliation messianique et ne hâte plus
les missionnaires catholiques à le précipiter en convertissant les juifs.
Enfin, tout comme le Carmel d’Auschwitz, la canonisation d’Edith Stein est le
sujet d’une controverse religieuse, car il semble à de nombreux juifs que c’est
une manière pour le Saint-Siège de « christianiser » la Shoah.
Deux conceptions de la sainteté
Lorsqu’il rappelle l’ancrage juif
d’Edith Stein dans son homélie à Cologne, Jean-Paul II insiste beaucoup sur la figure biblique de la reine Esther.
S’appuyant sur un extrait de la correspondance d’Edith Stein, il établit un
parallèle entre la reine juive célébrée pour son courage et son action qui a
sauvé le peuple juif du massacre programmé par le conseiller du roi, Aman, et la
destinée d’Edith Stein, persuadée qu’elle allait à la mort avec son peuple et
pour son peuple. Cette référence biblique est reprise par certains biographes
de la sainte, comme par exemple Cécile Rastoin31 qui
intitule le deuxième chapitre de son ouvrage « Edith Stein, une Esther à la
cour d’Assuerus ». Mais dans la tradition juive, si la reine Esther est
célébrée chaque année lors de la fête de Pourim, c’est d’abord pour avoir
effectivement sauvé son peuple de la mort et non pour sa mort de « martyre ». Par
ailleurs, si le courage et la foi d’Esther sont mis en avant, jamais il n’est
question de sainteté. Seuls les marranes, juifs forcés de se convertir au
catholicisme pour échapper aux expulsions de 1492 (Espagne) et de 1497
(Portugal) et qui ont continué de transmettre la tradition juive par oral,
célèbrent la reine Esther comme une sainte catholique32.
La sainteté dans le judaïsme est
une notion centrale et spécifique. Elle est très différente, de la conception
catholique de la sainteté. En Hébreu, la quedouchah vient du mot qadosh,
qui veut dire « séparé ». Elle se rapproche de la notion de « pureté » et
désigne Dieu lui-même, séparé des hommes par sa sainteté. Mais un pont est jeté
entre Dieu et les hommes dans le Lévitique. Dieu y livre les principes de
séparation qui permettent la pureté, puis déclare : « Soyez saints, car moi,
Yahvé, votre Dieu, je suis saint. »33 C’est en
respectant les lois de Dieu que certains juifs peuvent se rendre saints. Ainsi,
le mot quadosh apparaît pour la première fois dans la Genèse pour
désigner le septième jour de la création, le Shabbat, qui est un des plus
importants commandements divins. Dans le judaïsme, la sainteté est un processus
qui connaît dix niveaux34. Et, à l’échelle collective, la
tradition veut que tous les juifs soient devenus des « saints »35 au moment de la rédemption. S’il y a bien des « saints » juifs,
qu’on appelle en hébreu des « tsadikim » c’est-à-dire littéralement des
« justes », ce ne sont donc pas des hommes directement inspirés par Dieu ou
proches de lui, mais des purs et des sages qui respectent ses lois. Dans le
catholicisme, si selon la phrase de Saint Augustin « Tout cœur a un élan
naturel vers Dieu, autant dire une vocation à la Sainteté », les saints sont
des hommes et des femmes exceptionnels qui réalisent selon la description qu’en
donne Vatican II une « union parfaite avec le Christ »36. La sainteté catholique abolit l’idée de séparation. Ce que
l’on retrouve dans la pensée d’Edith Stein lorsqu’elle écrit dans son essai sur
Saint Jean de la Croix: « Ainsi, le mariage spirituel de l’âme avec Dieu, but
pour lequel elle a été créée, est-il acheté par la Croix, consommé sur la Croix
et scellé pour toute éternité du sceau de la Croix »37.
Deuxième point de divergence
important, la Congrégation pour la cause des saints centralise les
canonisations de l’Eglise catholique, alors que les saints juifs sont désignés
par des communautés spécifiques et leur culte demeure souvent local. Ainsi, par
exemple, l’historien Issachar Ben-Ami compte 652 sanctuaires dédiés chacun à un
tsadik rien qu’au Maroc38.
Enfin, dans le judaïsme, la
sainteté ne dépend pas de l’accomplissement de miracles et très rarement du
martyr. Certes, il existe dans la tradition juive ce que l’on appelle la «
sanctification du nom »39 à laquelle Jean-Paul II fait
référence dans son homélie de 1987. Selon les sages juifs, ceux qui préfèrent
mourir plutôt que se dédire de leur foi ou commettre un crime sont considérés
comme des justes qui « sanctifient le nom » de Dieu. Mais comme l’explique la
sociologue Esther Benbassa dans son essai La souffrance comme identité «
dans le Talmud, on s’entend en général pour considérer qu’il n’y a
sanctification du Nom de Dieu que dans le cas où le Juif a effectivement le
choix. »40 Les juifs tués dans les camps de la mort ont-ils eu le choix ?
Si certains rabbins estiment que la sanctification du nom est une des
interprétations possibles de la Shoah,
Benbassa montre à quel point cette idée est douloureuse et controversée. Dans
le cas d’Edith Stein, il est évident qu’elle a accepté avec courage sa mort,
mais « à double titre » : à la fois en tant que juive et aussi dans le Christ,
à l’ombre de la croix. Parce qu’elle se situe à cheval sur son identité juive
et sa foi catholique, la sainteté d’Edith Stein peut prêter à des confusions
délicates. La majorité des voix juives qui se sont élevées contre la
canonisation de la carmélite soulignent les ambiguïtés de ces confusions.
Un encouragement à la conversion ?
La canonisation d’une juive qui a
volontairement choisi de se convertir au catholicisme est un geste symbolique
qui est au cœur d’une ambigüité cruciale dans les relations judéo-chrétiennes
du second 20e siècle.
Malgré les avancées de la déclaration Nostra Aetate, qui encourage les
catholiques à renoncer au prosélytisme auprès des juifs pour mieux les
connaître dans leur altérité, le rabbin A James Rudin, responsable des affaires
interreligieuses de l’American Jewish Comittee de 1968 à 2000 note qu’ « il y a
encore des catholiques qui voudraient encore convertir les juifs, et ils ont
souvent utilisé Edith Stein comme une sorte de modèle [...] Certains
catholiques font comme si elle était la juive modèle.41 » La moniale et biographe d’Edith Stein, Cécile Rastoin, tente
de clarifier la signification de cette canonisation pour les catholiques et en
conteste le caractère prosélyte :
« Sa canonisation n’est
certainement pas motivée par le désir de baptiser de force toutes les autres
victimes de la Shoah, ni non plus de relativiser leur témoignage ou d’oublier
leur présence [...]En canonisant telle personne elle [l’Eglise] appelle d’abord
ses fidèles à la conversion et cherche à leur apporter une aide sur ce chemin.
Canoniser Edith Stein est donc un appel à la conversion des catholiques et non
des juifs. »42
Mais élever Edith Stein au rang de
sainte et l’ériger ainsi en modèle convoque les vieux fantômes de l’histoire
des conversions de masses des juifs par l’Eglise. Et cet acte pointe vers une
ambiguïté fondamentale caractéristique des relations judéo-chrétiennes post-Vatican
II. En effet, si Nostra Aetate déclare formellement que l’Église
repousse l’espoir de la conversion des juifs au jour choisi par Dieu, et ne
hâte plus les missionnaires catholiques à le précipiter en les convertissant,
le « tournant apostolique » ne clôt néanmoins pas la controverse entre juifs et
catholiques puisqu’aux yeux de l’Eglise, « le mystère d’Israël » demeure, ainsi
que l’affirmation que « L'Eglise croit, en effet, que le Christ, notre paix, a
réconcilié les Juifs et les Gentils par sa croix et en lui-même des deux a fait
un seul ». Sainte, Edith Stein donnerait donc un avant-goût de temps
messianique, où la réconciliation ne peut se penser autrement que comme
amalgame.
Or, tout au long du 20e siècle, les
intellectuels juifs engagés dans le dialogue avec les chrétiens ont dénoncé
cette tentation catholique de l’amalgame. Si la plupart d’entre eux saluent le
« fraterniser sans convertir » vers lequel appelait Emmanuel Levinas dans son
essai de 1936 cela doit être selon les mots du philosophe « sans renoncer en
rien à ce qui les sépare », que « judaïsme et christianisme [doivent chercher]
à mieux se comprendre. »43 Mais cette tache est bien difficile
à accomplir, pour des raisons théologiques essentielles que relève le
philosophe français Léon Ashkénazi. Dans « Les Chrétiens et nous » (1957), ce
dernier affirme que Judaïsme et Christianisme sont « deux croyances qui ne
peuvent exister théologiquement dans un même monde, sous le regard d’un même Dieu. »44 Et il ajoute qu’«
il y a jusqu’à la fin des temps un des deux témoignages qui est un faux
témoignage. »45 Si pour un croyant catholique, les juifs n’ont pas su
reconnaître le Messie dans le Christ, pour un juif pieux comme Léon Ashkénazi,
les catholiques sont sortis de la maison d’Israël pour choisir Esaü plutôt que
Jacob : un chrétien demeure « païen, malgré tous les catéchismes. »46
Sur la conversion des juifs,
l’attitude du pape Jean-Paul II est également ambigüe. Dans son homélie de 1971
pour la béatification de Maximilian Kolbe, le Saint Père mettait en avant
l’action pour la conversion de ce martyr. Et si, comme nous l’avons vu, son
homélie de 1987 est bien loin d’omettre les origines juives d’Edith Stein, elle
se clôt par un extrait de l’Evangile de Jean : « Le salut vient des Juifs. / Mais
l’heure vient – et c’est maintenant – où les véritables adorateurs adoreront le
Père en esprit et en vérité. »47 Or, à la fin du 19e siècle,
après que Léon Bloy l’ait repris et commenté dans son essai Le Salut par les
juifs (1892), ce verset a inspiré toute une série de grands intellectuels
prosélytes dont Jacques Maritain, Raïssa Maritain et Max Jacob, qui l’avaient
interprété comme un encouragement à convertir les juifs, car la Rédemption
adviendrait le jour où tous les juifs auraient reconnu le Christ pour Messie.
Universel et « christianisation » de
la Shoah
S’appuyant sur les paroles même
d’Edith Stein, l’homélie de 1987 prononcée par Jean-Paul II met en lumière un
deuxième point délicat pour les relations entre juifs et chrétiens dans la
distinction de la juive convertie morte à Auschwitz : « Avec et ‘pour’ son
peuple, sœur Thérèse Bénédicte de la Croix accompagna sa propre sœur Rosa sur
le calvaire de l’extermination. Elle ne se contenta pas d’accepter les
souffrances et la mort passivement, elle les unit consciemment avec l’acte
sacrificatoire et expiatoire de notre rédempteur, le Christ Jésus. »48 Dans son article au titre évocateur, « The Kidnapping of the
Holocaust », le journaliste Sergio Minerbi rappelle qu’Edith Stein a écrit dans
ses volontés spirituelles « Je prie Dieu d’accepter ma vie et ma mort pour son
honneur et sa gloire, pour l’expiation du manque de religiosité du peuple Juif
». Puis il interprète ainsi l’extrait de l’homélie de 1987 : « Selon la ligne
de pensée du pape, en Edith Stein, il y a un accomplissement du ‘vrai judaïsme’
: l’expiation dans la mort de la faute des juifs. »49 Même si l’on laisse de côté l’idée que la sainte est morte pour
expier l’endurcissement des seuls juifs pour voir dans son sacrifice un acte de
rédemption pour l’ensemble de l’humanité, il n’en demeure pas moins que ce type
de sacrifice, n’a pas de sens théologique dans la tradition juive. Comme
l’explique le professeur et rabbin Alan Avery-Peck, « Il n’y a pas dans le
judaïsme, l’idée que quiconque est mort dans la Shoah, est mort pour les péchés
d’une autre personne. »50 Pour paraphraser Sœur Constance
dans le troisième tableau du « Dialogue des Carmélites » de Bernanos et
Poulenc, la Passion du Christ permet aux catholiques d’imaginer qu’« on ne
meurt pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou même les uns à la
place des autres ». D’un point de vue catholique, il est donc possible de
croire que la souffrance et la mort des victimes de la Shoah est un sacrifice
rédempteur pour le reste de l’humanité. D’un point de vue juif, cela n’est pas
pensable. D’où l’insistance, en France d’utiliser le terme hébraïque et
spécifique de Shoah, plutôt que celui d’Holocauste, qui a une dimension
sacrificielle, pour désigner la destruction des juifs d’Europe.
Cette question du sacrifice pour
l’humanité est profondément différente de celle de la conversion, dans la
mesure où il ne s’agit plus pour l’Eglise de donner comme exemple aux croyants
catholiques une juive convertie, mais d’élaborer un message théologique universel
sur la Shoah qui vaudrait pour tous. Dans cette volonté d’universalisation, les
juifs voient ce que l’historien Bernard Suchecky appelle un « indifférencié catholique »51. Célébrer en termes chrétiens
Edith Stein, et l’ériger en modèle unique face à des millions de morts anonymes
est aux antipodes de la manière juive de conserver une spécificité à chacun des
morts, en redonnant un nom, une biographie, et parfois un visage à chacun
d’entre eux, et en lisant ces noms lors des commémorations. Que des juifs aient
été assassinés simplement parce qu’ils étaient juifs, sans engagement de
croyance ou politique constitue la spécificité de la Shoah ; une spécificité
que la rédemption chrétienne dans l’amour nie.
Conclusion
Première catholique d’origine juive
à avoir été canonisée, la figure d’Edith Stein a suscité de grands débats
interconfessionnels. Dans sa vie, cette femme d’exception est parvenue à rendre
cohérentes sa fidélité à ses origines juives et sa foi inébranlable dans le
Christ. Du point de vue de l’Eglise, la vie exemplaire, la qualité des écrits
et la mort fervente de sainte Thérèse Bénédicte de la Croix sont des symboles
forts de la résistance spirituelle catholique au nazisme. Jean-Paul II a donc
voulu honorer cette carmélite morte à Auschwitz en la béatifiant (1987), puis
en la canonisant (1998). Mais du point de vue juif, ces distinctions ont été
vécues comme des confiscations : « En tant que juifs, nous avons le sentiment
d’avoir perdu Edith Stein deux fois. La première fois lors de sa conversion au
catholicisme. La seconde fois, lors de sa canonisation, par laquelle certains
groupes se la sont appropriée comme une martyre catholique, même si sa mort est
liée à la spécificité juive de la Shoah », disent les représentants de l’Anti
Defamation League.52 Alors qu’au même moment, la
construction d’un carmel à Auschwitz met en cause les fondements des relations
judéo-chrétiennes, telles qu’elles ont évolué depuis la Seconde Guerre, la
polémique autour de la canonisation d’Edith Stein est extrêmement importante :
elle concentre les points majeurs sur lesquels la volonté des chrétiens et des
juifs de mieux se comprendre achoppe. La première question est celle de la
conversion. Alors que Vatican II avait mis fin au prosélytisme catholique
envers les juifs, canoniser une juive convertie semble un retour sur cet
acquis. Les deux autres divergences portent sur le rapport à la Shoah. Si les
plus grands responsables catholiques de la seconde moitié du 20e siècle (au
premier rang desquels Jean-Paul II) se montrent particulièrement sensibles à la
destruction des juifs d’Europe et désirent se rapprocher d’Israël, le sens
qu’ils tentent de donner à la Shoah choque de nombreux juifs. Edith Stein est
au cœur de cette divergence théologique qui sépare juifs et catholiques sur
l’interprétation de la Shoah. En l’absence de croyance en un Dieu s’étant fait
chair, le judaïsme ne peut pas admettre le pouvoir rédempteur d’une « martyre »
à Auschwitz. Alors que la sainteté juive est très différente de la sainteté
catholique, pour de nombreux juifs, canoniser une des victimes des camps
d’exterminations nazis et la distinguer des autres victimes du nazisme, semble
une manière pour l’Eglise de christianiser la Shoah et de nier sa spécificité
juive. Même si la canonisation d’Edith Stein témoigne de la volonté de l’Eglise
d’honorer une « fille d’Israël » et de l’ériger en modèle, l’universalisme de
l’amour chrétien est inacceptable pour la tradition juive. Etant donné ses
enjeux théologiques, la canonisation d’Edith est donc une controverse, au sens
le plus noble et le plus ancien du terme, et qui éclaire les limites du
dialogue entre Chrétiens et Juifs.
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Notes
1 MOLTER,
Bernard, Regards sur Edith Stein, Metz : Editions Eglise de Metz, 1992,
p. 119.
2 BOEHMER, George, « Pope’s Plan to
beatify Jewish-born Nun Stirs Controversy », The
Associated Press, 26 avril 1987.
3 STEIN, Edith, La Science de la Croix, Passion d’amour de
Saint-Jean de la croix, Louvain: Nauwalaerts,
1957, p. 5.
4 « C’est
dans le cataclysme de ce temps qu’Edith Stein lutta pour son authenticité
intérieure : elle lutta comme femme consciente de sa propre dignité, comme
Juive de Silésie, comme Prussienne, comme intelectuelle et enseignante, comme
essayiste et journaliste, et enfin comme religieuse », in MÛLLER, Andreas Uwe
et NEYER, Maria Amata, Edith Stein, Une femme dans le siècle, trad.
TORAILLE, Françoise, Paris : JC Lattès, 2002, p. 8.
5 Si la
philosophe Simone Veil est souvent (et à tort) donnée en exemple comme juive
pratiquant la « haine de soi » au nom de sa foi chrétienne, de nombreux
convertis pensaient leur baptême comme un accomplissement de leur judaïsme,
créant un lien fort de solidarité entre leur foi chrétienne et leur identité
juive (Raïssa Maritain, Mgr Oestrreicher, le Cardinal Lustiger... ) voir
HIRSCH, Yaël, Réflexions sur la conversion juive, thèse de science
politique, dir. VON BUSEKIST, Astrid, IEP de Paris, 2009.
6 In DE
MIRIBEL, Op. Cit., p198
7 STEIN, Edith, Vie d’une famille juive, 1891-1942, Paris :
Cerf, collection « Ad Solem », 2001, p. 491
8 Ibid., p. 492. Et ce sont presque les mêmes mots qu’Edith Stein utilise
pour décrire cette scène fondatrice dans les mémoires qu’elle rédige avant de
quitter le Carmel de Cologne en 1938 et qui constituent son testament
spirituel, in DE MIRIBEL, Op. Cit., p. 132.
9 STEIN,
Edith, Vie d’une famille juive, Op. Cit., p.223.
10 «
L’association prussienne pour le droit de vote des femmes, à laquelle j’adhérai
avec mes amies parce quelle avait pour objectif l’égalité politique pleine et
entière pour les femmes, regroupait majoritairement des socialistes », STEIN,
Edith, Vie d’une famille juive, Op. Cit., p. 224
11 “The basic
problem to be the question of empathy as the perceiving (Erfahrung) of foreign
subjects and their experience (Erleben)” STEIN, Edith, On the problem of
empathy, trad., STEIN, Waltraut, The Hague : Martinus Nijhoff, 1964 [1917],
p.4.
12 In
GABORIAU, Florent, Lorsque Edith Stein se convertit, Paris : Ad Solem,,
1997, p. 22.
13 « A
l’époque de ma conversion, juste avant qu’elle ne se produisit et même
longtemps après, je pensais que mener une vie religieuse signifiait renoncer à
tout ce qui est terrestre pour ne vivre qu’en pensant aux choses divines. Mais
peu à peu, j’ai appris et compris qu’en ce monde c’est bien autre chose qui est
exigé de nous et que même dans la vie la plus contemplative le lien avec le
monde ne doit pas être rompu. Je vais jusqu’à croire que plus on est ‘attiré’
en Dieu, plus on doit en ce sens ‘sortir de soi’ c’est-à-dire s’offrir au
monde, pour y porter la vie divine », STEIN, Edith, Dans la puissance de la
croix, Paris : Nouvelle Cité, 1982, p. 47.
14 « L’attente
avait fini par me devenir très pénible. J’étais devenue une étrangère dans le
monde. », STEIN, Edith, Vie d’une famille juive, Op. cit., p.
495.
15 « Depuis
que j’enseignais, je me devais d’être impeccablement habillée. Car je me
trouvais en classe sur mon estrade devant de grandes jeunes-filles appartenant aux
meilleures familles et je savais quels yeux inquisiteurs elles avaient pour
l’apparence extérieure. Je ne voulais éveiller leur attention ni par la
négligence ni par une élégance excessive, mais je souhaitais ne pas me faire
remarquer, pour que ma propre personne les distraie du cours le moins possible
», Ibid., p. 477.
16 « Ce fut
pendant l’été 1916 une longue période de manque total d’appétit qui se
reproduisit presque chaque année. Je perdis presque dix kilos en peu de temps.
Je finis par me convaincre en mon fort intérieur que l’enseignement au lycée et
le travail philosophique intensif ne pouvaient être menés longtemps de front
[...] Je devrais sans hésiter abandonner l’enseignement au lycée », Ibidem, p.
465
17 STEIN,
Edith, Chemins vers le silence intérieur, Paris : Parole et silence,
2006, p. 51
18 STEIN, Edith, La Science de la
Croix, Passion d’amour de Saint-Jean de la croix, Louvain :
Nauwalaerts, 1957, p. 5.
19 Op. cit., p. 203.
20 Voir FABRE,
Jean-Michel, La sainteté canonisée, Paris : Pierre Téqui, 2003, 163 p.
21 « En 1890,
la Congrégation des Rites, alors en charge des béatifications et canonisations,
traitait 152 causes. En 1921, ce nombre était passé à 328, puis 764 en 1941,
1200 en 1962, 2200 environ à la fin du siècle. », BOUFLET, J., PEYROUS, B.,
POMPIGNOLI, M.-A., Des Saints au XXe siècle : Pourquoi ?, Paris :
Editions de l’Emmanuel, 2005, p. 14.
22 « Il faut
que l’héroïcité des vertus du candidat soit attestée, qu’on lui rende un culte
local et qu’on puisse apporter la preuve d’un premier miracle pour la
béatification et d’un second pour la canonisation proprement dire. C’est le
pape qui proclame le nouveau « bienheureux » ou le nouveau « saint » au cours
d’une eucharistie », MC PARTLAND, Paul, « Sainteté », in LACOSTE, Jean-Yves (dir.),
Dictionnaire critique de théologie, Paris : Puf, 1998, p. 1047.
23 Voir TINCQ,
Henri, « Edith Stein, première juive devenue sainte », Le Monde, 16
avril 1997.
24 “The
canonization of a saint is an event that belongs to the Catholic Church and the
Catholic people”, in FOXMAN, Abraham H. et KLENICKI, Rabbi Leon, “The
Canonization of Edith Stein: An Unnecessary Problem”, ADL, octobre 1998.
http://www.adl.org/opinion/edith_stein.asp (Traduction de l’auteure).
25 “Paying
homage to Christian suffering would be understandable if it were not at the
expense of the reality that the Holocaust was essentially a program for the
extermination of the Jewish people”, Ibidem.
26 Voir
DUSSERT, Delphine, « Jean-Paul II et la question de la Shoah, à temps et
contretemps », Revue d’Histoire de la Shoah, n° 192, janvier-juin 2010,
p. 133.
27 Document
retranscrit dans DELMAIRE, Danielle, « Béatification et canonisation d’Edith
Stein, entretien avec le Père Jean Dujardin », Revue d’Histoire de la Shoah,
n° 192, janvier-juin 2010, pp. 348-349.
28 « Jour et
nuit, elles ont devant les yeux des millions de morts, elles prient et font
pénitence pour nous qui sommes encore envie, et elles construisent de leurs
mains le signe sacré de l’amour, de la paix et de la réconciliation qui
témoignera de la puissance victorieuse de la Croix de Jésus », in KLEIN, Theo, L’Affaire
du Carmel d’Auschwitz, Paris : Jacques Bertoin, 1991, p. 208.
29 Ibid., p. 137.
30 Document retranscrit dans DELMAIRE,
Danielle, « Béatification et canonisation d’Edith Stein,
entretien avec le Père Jean
Dujardin », Op. cit., p. 349.
31 RASTOIN,
Cécile, Edith Stein et le mystère d’Israël, Paris : Ad Solem, 1998, 167
p.
32 Voir
BRENNER, Frédéric, Marranes, Paris : La Différence, 1992, pp. 4-18.
33 Lévitique
II, 19.
34 Mishnah,
Kelim, I, 6-9.
35 ASHKENAZI,
Léon, « La notion de sainteté dans la pensée du Rav Kook », La Parole et
l’Ecrit, vol. 1, Paris : Albin Michel, 1999, pp. 107-125.
36 MC
PARTLAND, Paul, « Sainteté », Op. Cit., p. 1047
37 In DE MIRIBEL, Comme l’or
purifié par le feu, Op. Cit., p. 201.
38 BEN-AMI,
Issachar, Culte des Saints et pèlerinages judéo-musulmans au Maroc,
Paris : Maisonneuve-Larose, 1990, p. 141.
39 « Celui qui
est tué pour la sanctification du nom. [... ] Il a part au monde à venir, même
s’il n’était pas un disciple des maîtres », MAIMONIDE, Moïse, « Epître sur la
persécution », in Epîtres, Paris : Gallimard, Collection « Tel », 1983
[1162-1163], p. 34.
40 BENBASSA,
Esther, La souffrance comme identité, Paris : Fayard, collection «
Pluriels », 2007, p. 139.
41 “There are
some Catholics who still would like to convert Jews, and they often have used
Edith Stein as a kind of a model [...] There are some Catholics who do that as
if she were the model Jew.”, in BEN DAVID, Calev, “The Saint of Auschwitz”, The
Jerusalem Post, 2 mai 1997. (Traduction de l’auteure)
42 RASTOIN,
Cécile, Edith Stein et le mystère d’Israël, Op. cit., pp. 24-25.
43 LEVINAS,
Emmanuel, « Fraterniser sans convertir (à propos d’un livre récent ) » [1936], Cahiers
de l’Herne, dir. ABENSOUR, Miguel, CHALIER, Catherine, Paris : Editions de
l’Herne, 1991, p. 148.
44 ASHKENAZI,
Léon, « Les Chrétiens et nous », La Parole et l’écrit, vol. 1, Paris :
Albin Michel,
1999 [1957], p. 426.
45 Ibid., p. 427.
46 Ibid., p. 435.
47 Homélie de
Jean-Paul II lors de la béatification d’Edith Stein le1ier mai 1987, Op .
cit., p. 204.
48 Ibid., p. 203
49 “In her
spiritual will, Edith Stein wrote: ‘I pray God to accept my life and my death
for His honour and His glory for the expiation of the lack of religiosity of
the Jewish people.’ We now understand to which expiation the pope referred.
According to the pope's line of thought, in Edith Stein there is a fulfilment
of ‘true’ Judaism: the expiation in death of the guilt of the Jews.”, MINERBI,
Sergio, “The Kidnapping of the Holocaust », The Jerusalem Post, 25 août
1989.
50 "There's
no sense in Judaism that anyone who died in the Holocaust died for anyone's
sins.", in BEN DAVID, Calev, “The Saint of Auschwitz”, Op. Cit.
(Traduction de l’auteure).
51 SUCHECKY,
Bernard, « Carmel d’Auschwitz : La Nature et l’ampleur d’un échec », Les
Temps Modernes, n° 561, Avril 1993, p. 48.
52 “We as
Jews feel that we have lost Edith Stein twice. The first time was at her
conversion to Catholicism. The second time is with her canonization, by which
some groups appropriate her as a Christian martyr even though her death relates
to the Jewish focus of the Holocaust”, FOXMAN, Abraham H. et KLENICKI,
Rabbi Leon, “The Canonization of Edith Stein: An Unnecessary Problem”, Op.
Cit.
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