Le parcours des rubriques qui structurent le colloque qui va se tenir en octobre pour le
10e anniversaire de sa mort est peut-être la meilleure manière de ressaisir ce
qu’il en est aujourd'hui de cette mémoire. Le programme y fait défiler divers
aspects de la personnalité et de l’histoire de Jean-Marie Lustiger, comme curé
parisien, pasteur, archevêque, comme juif, ami de Jean Paul II, comme
académicien. Mais ce colloque inventorie aussi les multiples aspects de son
action : dans le gouvernement du diocèse, dans l’Église universelle, mais
aussi au sein de la société française, quand il lui fallut prendre part aux
querelles politiques de la vie de la nation. Il met aussi en valeur ce qui
reste une part majeure de son héritage : sa contribution décisive à une
intelligence chrétienne du mystère d’Israël, ou, plus exactement encore, à une
intelligence de l’Église par elle-même au vu du mystère d’Israël.
« L’une de ses
priorités fut certainement d’éduquer les chrétiens à une foi solide,
questionnée et questionnante. »
Vu d’aujourd’hui, quels ont été les grands chantiers du cardinal
Lustiger à Paris ?
Ces chantiers ont été multiples
car, à ses yeux, la mission de l’Église devait être honorée dans toutes ses
dimensions et selon toutes les résonances qu’elle trouvait dans la grande
ville. L’une de ses priorités fut certainement, en conformité avec sa mission
d’évêque, mais avec une gravité particulière, d’éduquer les chrétiens à une foi
solide, questionnée et questionnante. Dès le début de son épiscopat, il promut
des lieux de formation pour les laïcs et pour les prêtres. Mais la tâche
d’évangélisation ne cessa de le tarauder. Rejoindre une jeunesse loin de
l’Église fut un de ses soucis, culminant dans les Journées mondiales de la
jeunesse en 1997 à Paris. Tout comme rejoindre la foule déchristianisée de la
capitale. Pour mobiliser les forces vives du diocèse, il inaugura en 1990 une
« Marche de l’Évangile », version personnelle des synodes diocésains.
Convaincu des ressources spirituelles de la création artistique, il fut aussi
bâtisseur d’églises. Ou encore, sensible aux exigences nouvelles de la
communication, il fonda Radio Notre-Dame, puis KTO, où il faisait lui-même
entendre la voix de l’Église avec une aisance et une force singulières. Il
faudrait aussi mentionner son engagement pour l’Europe dans de multiples prises
de parole.
Peut-on dire qu’il a fait entrer le diocèse de Paris dans une nouvelle
ère ?
Quand il
devint archevêque de Paris en 1991, l’ensemble de l’Église vivait des jours
intenses. Elle était travaillée par les évolutions et les débats
post-conciliaires, mais aussi par l’avènement en 1978 de Jean Paul II. C’est
dans ce contexte que Jean-Marie Lustiger fut appelé à démultiplier, à l’échelle
d’un diocèse, des convictions théologiques et ecclésiales fortes, mûries au fil
de ses expériences précédentes. Tout cela fit nécessairement de la nouveauté.
Incontestablement il fit souffler un vent tonique sur l’institution, non sans
susciter critiques ou résistances. Tout comme il venait de secouer de sa
léthargie une paroisse parisienne, il prit rapidement des décisions qui
impliquaient des débats de fond sur la nature de l’Église, sur sa visibilité,
sur sa mission. La force de sa personnalité imposait un « retour au
centre », pour citer le titre d’un ouvrage du théologien Hans Urs von
Balthasar, qui faisait partie de ses admirations.
« Il avait fortement le souci d’œuvrer dans la durée, d’incarner
ses intuitions et ses projets dans des institutions pérennes. »
En impulsant tous ces changements, il a marqué une rupture avec les
méthodes et l’héritage de son prédécesseur, le cardinal Marty. Est-ce que ce
qu'il a institué a eu un avenir après lui ? ou est-ce que cela ne tenait
pas plutôt à sa personnalité hors normes ?
L’Église de Paris, à l’évidence,
vit présentement dans le cadre d’institutions voulues, pensées et mises en
place par Jean-Marie Lustiger. À travers tout cela, la vision que le cardinal
avait de l’Église a continué à s’incarner et à porter ses fruits au cours de la
dernière décennie. N’oublions pas qu’il avait fortement le souci d’œuvrer dans
la durée, d’incarner ses intuitions et ses projets dans des institutions
pérennes. C’est ainsi, par exemple, qu’il a voulu qu’existent les Bernardins
comme lieu physiquement appuyé sur la grande mémoire de l’Église et ouvert au
monde d’aujourd’hui. Il a été, au sens strict, plus d’une fois un bâtisseur. Et
tout cela déborde clairement sa personne, au point que nombre de ceux qui
fréquentent aujourd’hui ces institutions peuvent ignorer à peu près tout de
lui. C’est d’ailleurs la fonction de l’Institut Jean-Marie Lustiger, depuis
plusieurs années, de veiller à ce que l’abondant héritage qu’il a laissé
continue à être fréquenté et à être inspirant. Le propre d’une grande
personnalité est bien de faire advenir des réalités qui débordent le temps fini
de son existence.
Quel a été au juste son impact sur la formation des prêtres du diocèse ?
A-t-il réformé la formation ?
La
formation des prêtres a été au cœur de ses préoccupations. Dès 1981 il décidait
de fonder un séminaire à Paris, sous son autorité d’évêque. Il y introduisait
la nouveauté d’une année préparatoire de formation spirituelle, d’un style
d’enseignement original, où l’Écriture recevait une place centrale. La
nouveauté aussi d’un mode de vie communautaire des séminaristes en « maisons ».
De tout cela, il s’est expliqué avec passion dans un livre Les prêtres que Dieu
donne paru en 2000. Jusqu’au bout il a exprimé son souci de voir se lever une
génération de prêtres bien équipés intellectuellement et spirituellement. Et il
a célébré avec ardeur la magnificence de l’appel à « être prêtre du Christ ».
« Ne faisons pas
mystère de ce qu’il existe aujourd’hui un retour incontestable du cléricalisme. »
Peut-on parler d’une « génération Lustiger » dans le diocèse de Paris,
notamment parmi les prêtres ? Quelles seraient ses caractéristiques ?
Permettez-moi de répondre par un
détour ! Lorsqu’il était lui-même « curé de Paris », selon le titre
qui figure dans le volume de Sermons publiés en 1978, il a fortement donné à
voir ce qu’étaient la mission et la responsabilité d’un pasteur donné par Dieu
à une communauté de baptisés. Il a manifesté comment la Parole de Dieu était
fondement, nourriture, en même temps qu’instance critique, au principe de la
vie ecclésiale. La manière dont il travailla alors à la création d’un corpus de
chants liturgiques rigoureusement scripturaires est à ce titre exemplaire. Tous
ceux qui furent ses paroissiens apprirent de lui, avec une vigueur inégalée,
comment la célébration eucharistique nourrissait en chacun d’eux la capacité
missionnaire. Il leur a appris l’identité vraie de l’Église suscitée par Dieu
et entraînée par lui dans la suite du Christ. Tout cela est la matrice de la
formation des prêtres qu’il a voulu mettre en œuvre à frais nouveaux.
Et donc, faut-il considérer que c’est aussi le profil caractéristique de
la génération de prêtres qu’il a suscitée ?
Eh bien,
de fait, la question se pose. Jean-Marie Lustiger se reconnaîtrait-il dans
l’ensemble de la génération présente du clergé formé dans le diocèse ? Ne
faisons pas mystère de ce qu’il existe aujourd’hui un retour incontestable du
cléricalisme. Pour qui, comme moi, a été témoin des « années
Sainte-Jeanne » (Jean-Marie
Lustiger a été curé de la paroisse Sainte-Jeanne-de-Chantal à Paris dans les
années 1970, ndlr), il y a là matière à réflexion. Ma conviction est que
pour raviver la vérité du ministère presbytéral, nous aurions grand avantage à
revisiter précisément ces années antérieures à l’épiscopat. Nous gagnerions
gros à méditer le témoignage qu’elles portent d’une ecclésiologie
remarquablement inclusive : je veux dire associant prêtres et laïcs dans
une même expérience spirituelle à densité quasiment mystique, puisqu’il s’agit
d’être ensemble configurés au Christ et d’être sacrement du Christ pour le
monde. Rien de plus, mais rien de moins, en somme, que la théologie de Lumen Gentium, avec toute sa
générosité fondée sur une théologie intégrale de la grâce baptismale. En fait,
encore, tout un programme…
« Qui entend être
fidèle à Jean-Marie Lustiger doit à son école, me semble-t-il, avoir l’audace
de faire crédit à l’avenir. Le christianisme commence tout juste,
aimait-il dire. »
Son successeur, Mgr André Vingt-Trois, était un de ses collaborateurs.
Comment a-t-il assumé (ou pas) l’héritage de Mgr Lustiger ?
Mgr Vingt-Trois a été un très
proche de Jean-Marie Lustiger, bien avant que celui-ci ne soit cardinal. Son
cahier des charges a été incontestablement d’assurer l’avenir de tout ce qui
avait été créé et mis en place par son prédécesseur. Si les deux hommes ont des
profils psychologiques bien différents, ils ont été en connivence profonde dans
la perception de l’identité de l’Église, de sa mission, des priorités à honorer
pour que le Christ soit authentiquement manifesté dans un monde difficile,
ambigu, en proie à des tentations très dangereuses. En réalité, notre présent
n’est plus exactement le monde dans lequel a œuvré Jean-Marie Lustiger. De
nouveaux problèmes ont surgi, des menaces se sont accentuées. Mais la grille
d’analyse, tout comme la boussole des deux cardinaux aura bien été la même.
Pour l’un et l’autre, la révélation biblique est le dévoilement des grandes
tentations spirituelles qui ne cessent de travailler l’humanité. Et l’Évangile
est le secret d’une invincible espérance qui, au sein même d’une clairvoyance
sans concession, doit nous empêcher de nous enfermer dans le pessimisme et le
dénigrement.
Mgr Vingt-Trois va bientôt prendre sa retraite, il s’agit d’une nouvelle
période charnière pour le diocèse de Paris. Comment peut-il aborder cette
période ? Doit-il se recentrer sur l'héritage de Mgr Lustiger ?
Nul doute
que cette échéance est une date importante pour la vie du diocèse. Elle doit
être, plus que jamais, l’occasion de vivre en avant. Soit le contraire d’une
problématique de « recentrage » sur ce qui a été et qui n’est plus. Comme
si le salut consistait à répéter ou à s’immobiliser dans la référence à une
personnalité, fût-elle d’exception. Il nous faut consentir à ce que les temps
se renouvellent, au sein même de l’Église. Il nous faut croire qu’il existe une
bonne nouveauté qui, sans annuler ce qui précède, dilate la vision que l’Église
a d’elle-même, du monde et de sa mission. Le style du pape François n’est pas celui
du pape Jean Paul II... C’est pourtant la même foi, le même Christ, la même
Église. Et c’est même toujours plus l’Église, quand celle-ci s’enrichit de
nouvelles manières d’entendre et de suivre l’appel de l’Évangile. En
l’occurrence, qui entend être fidèle à Jean-Marie Lustiger doit à son école, me
semble-t-il, avoir l’audace de faire crédit à l’avenir. Le christianisme
commence tout juste, aimait-il dire en substance. Pas de meilleure conviction
pour contrecarrer les peurs et les replis frileux…
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