Le Dies Judaïcus (Jour du Judaïsme), instauré par
les Evêques suisses et fixé au 2ème dimanche de carême, rappelle ce fait
historique et théologique que les trois branches du christianisme
: catholique, orthodoxe et protestante, partagent le même héritage commun
issu du judaïsme. C’est une œuvre indispensable, mais du travail reste à faire,
comme l’explique ici l’Abbé Alain René Arbez – Jean-Patrick Grumberg.
On constate souvent que, dans le climat général de
confusion, certains chrétiens considèrent encore le dialogue avec des juifs un
peu comme on discuterait avec des membres de toute autre religion non
biblique, telle que l’islam, l’hindouisme, le bouddhisme, les mouvements
ésotériques, etc.
Un certain nombre d’entre eux ont bien une vague
intuition qu’il y a un lien particulier entre christianisme et judaïsme, mais
beaucoup ont visiblement perdu le fil conducteur en raison des aléas relationnels
gravissimes des siècles passés. De longues périodes d’amnésie spirituelle ont
dramatiquement creusé le fossé entre les uns et les autres. Dans le meilleur
des cas, ces chrétiens en majorité pressentent que l’on peut retrouver beaucoup
de sources de la foi chrétienne dans le judaïsme, mais très peu conçoivent
d’honorer ce lien en s’intéressant aux juifs d’aujourd’hui et à leurs
traditions vivantes.
Après le séisme de la shoah, l’Eglise a dû reconsidérer
sa relation au judaïsme et aux juifs, d’abord dans la repentance pour ses
complaisances criminelles avec l’antisémitisme, puis dans la reformulation de
sa dépendance envers la révélation reçue d’Israël, en dehors de quoi le
christianisme perd toute signification.
A la suite du Concile Vatican II, surtout de la
déclaration Nostra Aetate, en 1965, un nouvel élan a permis de
poser les bases d’une lecture différente du Nouveau Testament. L’accusation de
déicide et la prétention à la substitution ont été définitivement abrogées.
La prise en compte d’une épître de Paul aux Romains
ainsi reconsidérée apporte un regard neuf sur le refus des juifs de reconnaître
en Jésus le Messie d’Israël, puisque ce choix inhérent à la liberté
d’interprétation n’est plus disqualifiant mais respectable. La voie chrétienne
ne se permettra plus de démoniser la voie juive. L’effort a été activement
poursuivi par le pape Jean Paul II durant 28 ans, puis par son successeur
Benoît XVI, et maintenant par le pape François. Les acquis sont irréversibles.
Depuis des décennies, d’éminents théologiens juifs ont
pour leur part montré leur désir de rapatrier Yeshua Ben Myriam sur le terrain
midrashique. Benoît XVI cite abondamment le rabbin Jacob Neusner dans son livre
sur Jésus. Malgré ces avancées, rien n’autorise encore les chrétiens à culpabiliser
les juifs de ne pas voir en l’un des leurs le Fils de Dieu et le rédempteur du
monde. La foi de Jésus nous rapproche et la foi en Jésus nous sépare, mais ce
n’est pas tragique ; l’apôtre Paul l’a affirmé : tout Israël sera
sauvé !
Cette relecture conciliaire post-shoah est nourrie des
recherches exégétiques les plus pointues sur la judéité de Jésus, mais elle
inclut en même temps dans le plan de Dieu le droit théologique à la
non-reconnaissance messianique de Jésus par les juifs. Cette approche nouvelle
ne prétend plus que le christianisme « accomplirait » l’imperfection
du judaïsme : dans cette hypothèse, un juif honnête serait un juif devenu
chrétien ! Non. L’Eglise respecte la voie de salut des juifs selon
l’alliance dans sa version première, et elle est convaincue du fait que les
juifs sont les « frères aînés » des chrétiens, comme aimait
l’exprimer Jean Paul II. Sa formule sur « l’alliance avec Israël qui
n’a jamais été révoquée » a marqué le tournant vers des perspectives
prometteuses.
De plus, Jean Paul II a valorisé cette judéité de Jésus
en rappelant avec force qu’elle n’est pas accidentelle ou accessoire. « Ce
n’est ni un fait de nature ni un fait de culture. C’est un fait surnaturel. »
Le pape avertit : couper Jésus de son enracinement juif, c’est en
faire une sorte de « météore tombé par hasard dans l’histoire humaine.
C’est rendre son mystère et son message incompréhensibles ».
Il est un fait que Jésus et ses talmidim n’ont
agi que dans le cadre de la religion d’Israël. Le pape François l’a redit
récemment avec humour : Jésus n’était pas catholique ! L’enseignement
des apôtres s’est en effet alimenté aux doctrines pharisiennes et a développé
une éthique centrée sur la personne et la communauté, sans jamais oublier
l’interactivité de la Parole de Dieu. Des spécialistes du 1er siècle estiment
que pour les premiers membres 100% juifs du mouvement de Jésus, le rabbi
charismatique représentait une « Torah vivante », une incarnation
particulièrement parlante de l’alliance face à l’avenir.
Cela revient à dire que le christianisme et le judaïsme
sont deux religions sœurs issues du même tronc hébraïque. Les lignes forces de
ce qui serait le christianisme se sont précisées à l’intérieur même du judaïsme
pluriel d’alors, qui lui-même s’est redéfini un peu plus tard au moment de
Yavné à l’intérieur du cadre rabbinique. (90 ap. JC) Les caractéristiques du
judéo-christianisme se sont mises en place quelques décennies avant celles du
judaïsme. Pour les deux communautés, l’étape décisive a été la destruction du Temple
par les Romains en l’an 70.
C’est pourquoi le cardinal Martini a considéré la
relation difficile entre judaïsme et christianisme comme un schisme tragique
qui portait en germe les autres fractures qui suivraient des siècles plus tard.
Selon lui, la séparation entre la Synagogue et la communauté messianique de
Jésus annonçait les ruptures successives entre Eglise catholique et orthodoxe,
puis avec la Réforme protestante.
De ce fait, la seule garantie de vrais progrès dans
l’œcuménisme entre chrétiens réside dans une solide refondation des relations
entre chrétiens et juifs, autour de l’alliance avec Israël, et du salut
universel évoqué par les Saintes Ecritures.
Cela rejoint le constat historique du professeur Daniel
Boyarin, théologien juif de l’Université de Berkeley, qui affirme : « le
résultat final de la révolution sociale dans le judaïsme du Second Temple, ce
sont deux religions nouvelles qui apparaissent sous le nom de judaïsme
rabbinique et de christianisme ». Son dernier ouvrage, remarquablement
éloquent, s’intitule justement : « La partition du judaïsme et du christianisme »
(édition du Cerf, coll. Patrimoines – judaïsme). L’auteur y démontre combien
les frontières spirituelles entre les deux traditions étaient moins rigides
qu’on a bien voulu le dire de part et d’autre.
Il reste vrai que, malgré l’héritage vivant si
substantiel dont ils partagent tant d’éléments communs, judaïsme et
christianisme sont deux communautés religieuses distinctes, avec leurs
identités historiques propres ; mais ce qui les relie en profondeur est
encore loin d’avoir été entièrement mis en valeur. Le document romain promulgué
fin 2015 sur le judaïsme, ainsi que la déclaration des rabbins orthodoxes sur
le christianisme à la même période, ouvre un nouvel état d’esprit à faire
prévaloir entre chrétiens et juifs, et dans les deux sens. Cette avancée
devrait pouvoir se réaliser dans un véritable esprit de fraternité et de
compréhension spirituelle réciproque.
Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Abbé
Alain René Arbez prêtre, pour Dreuz.info.
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