[Texte
repris du site Port-Saint-Nicolas, après corrections.]
Conférence
du cardinal Roger Etchégaray, président du Conseil pontifical « Justice et Paix », prononcée,
le 8 septembre 1997 au centre Rocca di Papa, au cours d’un colloque organisé
par I’« lnternational Council of
Christians and Jews » (Conseil international des chrétiens et des
juifs). Parmi les orateurs de ce colloque figuraient également : le Cardinal
Cassidy, président du Conseil pontifical pour l’Unité des Chrétiens, le Pasteur
Philip Potter, ancien secrétaire général du Conseil oecuménique des Églises, le
grand Rabbin du Royaume-Uni et du Commonwealth, Jonathan Sacks, etc. (cf. aussi
Article du pasteur Alain Blancy, paru dans Christianisme au XXe siècle, n° 609
du 5/11 Octobre 97)
Est-ce que
le christianisme a besoin du judaïsme ? Telle est la question quelque peu
abrupte qui m’est posée et à laquelle je ne puis me dérober. J’y répondrai dans
l’esprit même de ce Colloque qui cherche à regarder « L’autre comme mystère et comme défi ».
J’y répondrai sur le ton d’un témoignage personnel, en m’appuyant sur des études
qui abondent aujourd’hui en la matière et sur des méditations qui ont
accompagné ma réflexion. Vraiment, c’est pour moi un temps de grâce.
[…] Est-ce
que le christianisme a besoin du judaïsme ? D’emblée, je réponds oui, un oui
franc et massif, un oui qui exprime un besoin vital et comme viscéral. Mais,
bien sûr, je ne peux répondre qu’au nom de ma propre Église, « scrutant » son «
mystère », selon la belle expression de Nostra Aetate, et pleinement
respectueux de la façon différente dont le judaïsme se voit et se définit
lui-même. Pour moi, le christianisme ne peut pas se passer du judaïsme. Dès le
début de son pontificat (12 mars 1979), à Mayence, le pape Jean-Paul II a osé
déclarer : « Nos deux communautés
religieuses sont liées au niveau même de leur propre identité ». J’ai
aussi en mémoire (j’étais présent) ses paroles fulgurantes à la grande
synagogue de Rome, le 13 avril 1986 :
« La religion juive ne
nous est pas "extrinsèque" mais, en un certain sens elle est
"intrinsèque" à notre religion. Nous avons donc à son égard des
rapports que nous n’avons avec aucune autre religion. Vous êtes nos frères
préférés et, dans un certain sens, on pourrait dire nos frères aînés. »
De telles
paroles, au fond, n’ont rien de nouveau ni d’audacieux ; elles s’inspirent de
l’image paulinienne dans l’Épître aux Romains (11, 16-24), de l’olivier
franc qu’est Israël sur lequel ont été greffés les rameaux de l’olivier sauvage
que sont les païens. Et saint Paul, lui l’ancien pharisien devenu « L’apôtre
des nations », de s’exclamer au pagano-chrétien : « Ne fais pas le fier, ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la
racine qui te porte » (Rm 11, 18) […] c’est le juif qui te porte. Et
n’est-ce pas dans cet Évangile de Jean, que l’on dit truffé d’antijudaïsme, que
Jésus proclame solennellement à la Samaritaine : « Le salut vient des juifs » (Jn 4, 22) ? S’il en est
vraiment ainsi, comment expliquer qu’au cours des siècles tant de chrétiens ont
vécu comme s’ils avaient oublié leurs racines, pire : en méprisant leur frère aîné
?
Je
comprends la réaction du Rabbi Askenazi disant : « Nous ne sommes même pas des frères séparés, car nous ne nous sommes
jamais rencontrés. » De fait, nous portons tous la blessure cuisante de ce
que Fadiey Lovsky a appelé si fortement « la
déchirure de l’absence ».
L’identité
chrétienne est reçue du peuple élu
Mais
alors, par quel miracle juifs et chrétiens se rencontrent au bout de deux mille
ans ou se mettent maintenant à examiner ensemble les rapports inversés qu’ils
ont eus au cours de l’histoire ? Pourquoi a-t-il fallu attendre la Shoah pour
ouvrir l’ère du dialogue ? Mais à vrai dire la rupture n’avait-elle pas
elle-même commencé par le « scandale » de la croix du Christ ? La démarche
inspirée de Jules Isaac auprès du pape Jean XXIII n’est sans doute pas
étrangère à l’éclosion d’un printemps bien tardif et encore bien timide. Nous
commençons à prendre conscience que notre identité chrétienne est une identité
reçue d’autrui, et cet autre est le peuple élu qui n’existe que comme se
recevant de Dieu. Ce processus va au-delà d’un simple constat de la judéité charnelle
de Jésus désormais affirmée sans peine et par tous, avec tous ses prolongements
culturels et cultuels dans la liturgie et la vie de l’Église, aujourd’hui
décrits abondamment et sans gêne par des auteurs autant juifs que chrétiens.
Jean-Paul II, une fois de plus, recevant le 11 avril dernier la Commission
biblique pontificale vient de rappeler qu’on ne peut exprimer pleinement le
mystère du Christ sans recourir à l’Ancien Testament. Dès le second siècle,
contre Marcion, I’Église témoignait de ce rapport vital, par la suite très
obscurci, voire camouflé. Pour ma part, j’aime rappeler que l’Église catholique
célèbre toujours la fête de la Présentation de Jésus au Temple. Je n’aurai
jamais fini de découvrir à quel point ma prière, y compris celle que le Christ
a enseignée à ses disciples, le «
Notre Père », est pétrie de citations et de psalmodies juives. Tout en
moi respire la piété et la sagesse des «
anawim », les pauvres du Seigneur.
La
vocation permanente du peuple juif
Mais tout
cet enracinement, si important soit-il, me laisse encore au seuil du problème,
contre lequel je bute et pour lequel je me bats. Ce qui me frappe, ce qui me
bouleverse aujourd’hui, c’est de voir la persistance du peuple juif malgré tous
les pogromes, sa survivance après les fours crématoires. N’y a-t-il pas là le
témoignage irrécusable d’une vocation permanente, d’une signification actuelle
pour le monde mais surtout au sein même de l’Église ? C’est bien plus que de
découvrir la richesse d’un patrimoine commun, c’est scruter dans le dessein de
Dieu la mission que le peuple juif a encore et toujours à remplir. Que signifie
pour moi chrétien ce vis-à-vis permanent qu’est le juif ? Que signifie pour mon
Église ce peuple juif qui ne cesse de faire ressortir le temps de l’Ancien Testament
dans un temps que je croyais être devenu, une fois pour toutes, le temps du
Nouveau Testament ? En affirmant à la suite de saint Paul que la seconde
Alliance n’a pas supprimé la première, car «
les dons de Dieu sont sans repentance » (Rm 11, 29), l’Église
va-t-elle jusqu’à reconnaître au judaïsme une fonction de salut après le Christ
? Pour ma conscience chrétienne affrontée à ce visage juif que nous avions
dissimulé, voire défiguré, à cette Synagogue à qui nous avions bandé les yeux,
il y a tout à la fois un profond mystère et un gigantesque défi.
Parler de
« mystère » à la manière de saint Paul (Rm 11, 25), c’est reconnaître
que la signification ultime de l’histoire du salut nous échappe puisque sa clef
est en Dieu et que tout n’est pas dévoilé parce que tout n’est pas accompli.
Certes, l’Église proclame clairement que Jésus Christ est l’unique Sauveur du
monde, c’est de sa mort et de sa résurrection qu’elle vit dans tout son être.
Mais la pérennité d’Israël n’est-elle pas le signe de ce qui lui manque pour la
complète réalisation de sa mission ? Face au « déjà là » de l’Église, Israël
est le témoin du « pas encore », d’un temps messianique non pleinement achevé.
Le peuple juif et le peuple chrétien sont ainsi dans une situation de
contestation ou plutôt d’émulation réciproque. Quand nous, chrétiens, nous
réjouissons du « déjà là», les juifs nous rappellent le « pas encore », et
cette tension féconde est au cœur de toute la vie de l’Église, jusque dans la
liturgie eucharistique quand, chaque fois, elle lance le cri lancinant : «
Viens. Seigneur Jésus ». L’Église annonce, préfigure déjà le « Royaume », cette
Cité où Dieu sera « tout en tous », comme dit saint Paul (1 Co 15, 28).
Ce qui nous réconforte c’est de savoir que ce Royaume caché, cet espace infini
du salut offert à tous, déborde, et de beaucoup les limites visibles de
l’Église. Celle-ci n’en est que le « Sacrement », le lieu où le Royaume est
célébré par ceux qui l’ont déjà accueilli.
La
contemporanéité des deux religions
Karl Barth
disait : « La question décisive n’est pas "Que peut être la Synagogue sans
Jésus-Christ ?", mais bien : "Qu’est-ce que l’Église aussi longtemps
qu’elle a en face d’elle un Israël qui lui est étranger ?" ».
Autrement dit, pour l’Église, la pérennité d’Israël n’est pas seulement un
problème de relations extérieures à développer, mais un problème intérieur à
approfondir qui touche à son être propre. Le chemin sur lequel nous sommes est
une ligne de crête, il est encore peu exploré en exégèse et en théologie, mais
c’est bien de ce côté-là me semble-t-il, qu’il nous faut avancer, sinon le
dialogue juifs-chrétiens demeurera superficiel, court et plein de restrictions
mentales. Ce dialogue, on l’a dit, sort à peine de l’âge des cavernes et ne
saurait progresser que si chaque partenaire prend en compte la contemporanéité
de l’autre. Le christianisme est l’arbre qui grandit de la graine du judaïsme
et couvre de son feuillage toute la terre, mais le fruit de cet arbre contient
de nouveau la même graine. Dans La
Divine Comédie, Dante invitait les juifs à abandonner leur espérance : « lasciate ogni speranza ». Franz
Rosenzweig, choqué par ce vers, glosait : « Nous pouvons abandonner tout, sauf
l’espérance», et il criait ce midrash : « Quand le juif paraîtra devant
le trône céleste, il ne lui sera posé qu’une seule question : "As-tu
espéré en la Rédemption ?" Toutes les autres questions, ajoutait
Rosenzweig, sont pour vous, chrétiens. D’ici là, préparons-nous ensemble dans
la fidélité à comparaître devant notre Juge ».
Le
peuple destructeur des idoles
Pour nous
préparer ensemble, nous devons nous considérer tous héritiers de la Bible, mais
je pense que pour bien exploiter cet héritage, les chrétiens ont besoin
spécialement des juifs parce que ceux-ci ont avec l’Écriture une sorte de
connivence charnelle, parce que à l’encontre de tout dualisme desséchant ils
témoignent de l’unité vivante de l’homme interpellé par Dieu, parce qu’ils
restent le peuple destructeur des idoles et dénonciateur des idéologies
anciennes et nouvelles. La Bible hébraïque fait entendre au monde entier la
voix du Dieu unique. Là même où ne vit aucun juif mais où la Bible est
proclamée par l’Église, le juif est spirituellement présent car il est perçu
par les nations qui reçoivent la Parole divine comme appartenant au peuple par
qui le Seigneur s’est fait connaître sur terre. Si la cible du néo-paganisme,
racine profonde de tout antisémitisme, est la Bible qui révèle en chaque homme
l’image de Dieu, il nous faut, aujourd’hui plus que jamais, témoigner de notre fidélité
commune à la Parole, à la Loi, qui structurent toute conscience humaine. II
nous faut gravir ensemble la montagne sainte du Sinaï et là-haut nous tenir
sans broncher devant la face de Dieu, entièrement occupés, comme dans une nuit
d’orage, à recevoir l’eau et le feu du ciel et à se laisser purifier. Ne
devons-nous pas tous être « ruisselants de la parole de Dieu », comme disait
Péguy à son ami juif Bernard Lazare ? Ne sommes-nous pas tous de ces primitifs
qui reçoivent le Décalogue et deviennent ainsi les vrais civilisateurs de
l’humanité ?
Cette
mystérieuse différence et cette incroyable parenté entre juifs et chrétiens
nous portent tous sur le chemin de la repentance, de la teshouva. C’est là
l’enseignement biblique fondamental et qui nous est commun. Parce que, juifs et
chrétiens, nous sommes tous pécheurs ; nous traversons l’histoire dans la
dualité Église-Synagogue, provoquée par l’endurcissement des uns et des autres,
chacun étant intérieur à l’endurcissement de l’autre. C’est dans ma propre expérience
spirituelle face au Christ. que je cherche à mesurer et à comprendre cette
distance qui me sépare du juif, sans jamais toutefois penser faire du juif un «
chrétien en puissance ».
Témoins
d’une même promesse pour l’humanité
C’est vrai
que Jésus nous divise, qu’il est entre nous un signe de contradiction, une
pierre d’achoppement. J’aime bien la formule saisissante de Shalom Ben Chorin :
«
La foi de Jésus nous rassemble, mais la foi en Jésus nous sépare ».
J’ose dire cependant - c’est la vérité profonde de tout paradoxe - que Jésus
nous réunit à l’instant même où il nous divise. Car nous sommes les seuls êtres
concernés par cette déchirure. Un bouddhiste, un hindou, un musulman le frôlent
à peine. Mais nous, juifs et chrétiens, qu’on le veuille ou non, tôt ou tard,
nous sommes acculés à nous demander devant la face du monde comment assumer
ensemble cette déchirure interne entre nous, cette déchirure qui nous est
propre et a provoqué le premier des schismes, ce qu’un exégète (Claude
Tresmontant) a appelé « le prototype des schismes » au sein du corps unique de
la famille de Dieu ? Car les uns et les autres nous sommes les seuls à pouvoir
annoncer la Parole divine adressée à tous les hommes, nous sommes suspendus
ensemble à une même Parole et témoins d’une même promesse pour l’humanité
entière. En ce sens, l’avenir du mouvement œcuménique entre les diverses
Églises chrétiennes est aussi lié à la prise de conscience que le lien avec le
judaïsme est le test de la fidélité du christianisme au même Dieu. Fadiey
Lovsky, dans le dernier chapitre de son beau livre parle de la rencontre
juifs-chrétiens dans l’intercession. II constate que nos prières - quand nous
pensons les uns aux autres - sont les prières de nos souffrances communes et de
nos ressentiments réciproques, mais il déplore qu’elles ne soient pas aussi
celles de nos vocations complémentaires. Si différentes que soient nos prières,
elles sont apparentées et doivent devenir sœurs.
Pour ma
part, je ne cesse de prier en vue du jour où Dieu sera « tout en tous » (1
Co 15, 28), juifs et non-juifs. Telle est la Jérusalem céleste dont notre
prière doit hâter la venue, notre prière à nous qui sommes en exil partout dans
le monde… même moi à Rome !
Ô Jérusalem, la préférée de Dieu, de
toi chacun peut dire : « Voilà ma mère, en toi tout homme est né » (cf. Ps
87) et les nations montent vers ta lumière.
Ô Jérusalem, je marche vers toi.
Ô Jérusalem, « la bien bâtie, d’un
seul tenant » où se rassemblent tous les fils d’Abraham et sur qui se concentre
la prière pour la paix (cf. Ps 122).
Ô Jérusalem, je marche vers toi.
Ô Jérusalem, où les collines
pleurent de désolation et dansent d’espérance, mont Moriah et Golgotha, mur du
Temple et mémorial Yad Vashem, sépulcre vide où l’ange invite à ne pas chercher
parmi les morts Celui qui est Vivant (Lc 24,s).
Ô Jérusalem, je marche vers toi.
Ô Jérusalem nouvelle, toi qui
descends du ciel, parée comme une épouse au jour des noces, toi qui n’as plus
de temple, car ton temple « c’est le Seigneur, le Dieu tout-puissant ainsi que
l’Agneau » (cf. Ap 21) !
Ô Jérusalem du ciel, nous marchons
vers toi.
Veuillez
excuser de me laisser porter par les psaumes du Hallel. Veuillez m’excuser si
toute mon intervention a pris la forme d’un témoignage personnel, balbutiant,
bafouillant, mais convaincu que ma foi chrétienne, pour rester elle-même, a
besoin de la foi juive. Loin de toute théologie christianisante du judaïsme,
j’ai cherché à témoigner de ce que Martin Buber a si bien exprimé : c’est
l’Alliance du même Dieu vivant qui nous fait exister juifs et chrétiens, et qui
crée une communauté par-delà la rupture.
Le
judaïsme et le christianisme, écrivait-il au professeur Karl Thieme, sont tous
deux eschatologiques, mais en même temps ils ont tous deux place dans le
dessein de Dieu. Le différend qui sépare juifs et chrétiens et la relation qui
les réunit viennent de là.
« L’AUTRE
COMME MYSTERE ET DÉFI », tel est le thème stimulant de ce Colloque. La
différence, c’est l’essence même de notre rencontre, c’est aussi la chance
d’écouter l’autre et de se faire enrichir par lui. Loin de nous éloigner les
uns des autres, nous ne cessons de nous entrecroiser autour du Messie.
Edmond
Fleg nous l’apprend dans Écoute Israël
:
« Et maintenant tous deux vous
attendez
Toi, qu’Il vienne, et toi, qu’Il
revienne ;
Mais c’est la même paix que vous lui
demandez
Et vos deux mains, qu’Il vienne ou
qu’Il revienne,
Dans le même amour vous les Lui
tendez !
Qu’importe donc ? De l’une ou de
l’autre rive
Faites qu’Il arrive
Faites qu’Il arrive ! »
Faites
qu’Il arrive ? Le même Edmond Fleg, dans un autre livre (Jésus raconté par le
juif errant), nous stimule tous, juifs et chrétiens : « Pour que le Messie arrive, crie
avec moi : heureux ceux qui jetteront les armes, ils enfanteront le Messie ».
Shalom !
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