L’expérience spirituelle comme mémoire de la Parole, un héritage du judaïsme.
L’une des spécificités essentielles du judaïsme par rapport au catholicisme, c’est le primat d’une attitude d’écoute de la Parole de Dieu par rapport à tout énoncé dogmatique. Le shema Israël comporte bien la confession de foi en un Dieu unique, mais plus que d’une connaissance métaphysique de Dieu, cette foi est le fondement d’une attitude d’accueil du mystère et d’orientation de la vie vers un agir déterminé par cette transcendance divine. Dans la foi chrétienne, nous reconnaissons dans le Christ la plénitude de la Révélation de Dieu et l’unique chemin de la communion avec lui. Pour appréhender un tel mystère, la théologie déploie une riche réflexion qui a conduit l’Eglise à préciser sa foi par des énoncés dogmatiques. Le risque est alors de penser que l’on possède la vérité en oubliant que ces énoncés sont au service d’un mystère insondable qui nous dépasse absolument. Pourtant, l’attitude d’écoute dont témoigne particulièrement Marie, fille de Sion, place bien aussi cette écoute au cœur de la foi chrétienne, puisqu’elle a rendu possible le mystère de l’Incarnation. Sans doute avons-nous à recevoir du judaïsme le sens de ce primat de l’écoute sur le savoir pour vivre authentiquement notre foi.
L’autre conviction que je voudrai partager en guise de préambule concerne la nature de cette écoute. Ecouter, c’est garder dans son cœur comme cela est dit à deux reprises de Marie par l’évangéliste Luc : « Marie, cependant, retenait tous ces événements et les méditait dans son cœur. » (2,19) « Sa mère gardait dans son cœur tous ces événements. » (2,51) L’écoute est une œuvre de mémoire, non seulement parce qu’écouter, c’est faire mémoire d’une Parole nous précède toujours, mais aussi parce qu’écouter c’est garder en son cœur cette Parole en tout temps et en tout lieu comme le déploie le shéma Israël. Seule une vie spirituelle qui soit culture de la mémoire plus que travail de l’intelligence peut éviter au chrétien de tomber dans le dogmatisme et le moralisme qui lui est souvent lié.
1. Faire mémoire de la Parole
a) Dieu caché en la mémoire selon Saint Augustin
Je voudrai introduire ce propos par la réflexion majeure de Saint Augustin sur la mémoire, comme fondement de notre quête de Dieu. Augustin fait remarquer que la quête de Dieu s’enracine dans la soif de bonheur, qui habite tout être humain. Or la Bible nous révèle à quel bonheur Dieu nous appelle. Non seulement elle nous parle du bonheur de l’homme, mais aussi du propre bonheur de Dieu porté par son désir de faire alliance avec nous. La Bible est la révélation inouïe de ce désir de Dieu, révélation qui culmine en Jésus-Christ. Dieu a pris l’initiative de nous créer pour nous conduire à la communion avec lui. Nous découvrons alors que notre désir du bonheur est la trace de la présence en nous de Dieu, une présence dont nous n’avions pas conscience. Dieu nous précède en cette soif qui nous habite.
Rencontrer Dieu, c’est alors faire mémoire de celui qui est là depuis toujours, mais dont nous avions oublié la présence. Toute rencontre de Dieu procède ainsi d’un acte de mémoire ; la mémoire conserve la trace d’un appel intérieur en ce désir lancinant du bonheur qui nous habite. Saint Augustin, après avoir cherché Dieu partout, déclare n’avoir pu le rencontrer que dans sa mémoire. La mémoire, c’est notre vie intérieure et notre être spirituel. Rencontrer Dieu, c’est découvrir celui qui nous attend sans cesse à l’intime de notre cœur. Dieu m’est immédiatement présent, mais je ne suis présent à Dieu qu’en me souvenant de lui. De même, j’accueille la présence immédiate du Christ vivant en moi par un acte de foi en sa Résurrection, mais je vis réellement avec lui dans la mesure où je me souviens de lui. La conscience de sa présence résulte d’un acte de mémoire à l’égard de celui qui me précède en son amour et sa vie donnée.
En outre, cette mémoire en laquelle je rencontre Dieu, est la marque de l’homme créé à l’image de Dieu. De nature spirituelle comme Dieu, elle est illimitée et en cela capable de s’ouvrir à l’infini. La mémoire est en effet comme un vaste palais contenant des trésors innombrables. Elle contient tout d’abord la multitude innombrable des images intérieures qui entrent continuellement par la porte des sens. Elle conserve ensuite la variété inépuisable des souvenirs que nous avons de nos sentiments, de nos passions, de nos émotions. Elle est le réceptacle de toutes nos connaissances. Elle garde enfin le souvenir de toutes nos expériences passées. La mémoire apparaît ainsi comme un espace plus vaste que le monde extérieur, un mystère plus insondable encore que l’univers lui-même. Une telle mémoire échappe pour la plus grande part à notre conscience, mais nous en avons l’intuition à travers la perception confuse que notre existence passée constitue une unité vivante et actuelle qui anime notre présent. Cette intuition de ce que notre vie est tout entière dans le moment présent tient au fait que la mémoire transcende les limites du temps et de l’espace. Nous en faisons l’expérience à travers notre capacité à rendre les événements présents à notre conscience indépendamment de leur ordre chronologique. Quel que soit leur éloignement dans le passé, ils sont tous contemporains de ce que nous sommes devenus à travers eux. La mémoire nous donne de percevoir ainsi l’abîme de notre monde intérieur, un abîme infini qui dépasse nos propres capacités d’investigation. La vie intérieure est potentiellement infinie, ouverte à une nouveauté sans fin. La mémoire est comme le fond de l’âme pour ne pas dire son essence même.
A travers les souvenirs innombrables qui sommeillent dans notre mémoire inconsciente, nous expérimentons une forme paradoxale de mémoire qui consiste à se souvenir de ce que nous avons oublié. Sans pouvoir nommer la réalité oubliée, le sentiment de l’oubli suffit à attester sa présence en nous. La conscience de l’oubli est la trace de la permanence en nous de ce que nous avons oublié. Ainsi sommes-nous portés à rechercher Dieu comme étant celui que nous avons le sentiment d’avoir oublié. Nous avons une mémoire confuse de sa présence, mais celle-ci nous échappe. Elle permet cependant de le chercher comme on cherche un objet perdu parce que l’on en conserve le souvenir. La femme de l’Evangile se met à la recherche de la drachme perdue, car elle en garde la mémoire (Lc 15,8-10). Se souvenir de ce que l’on a oublié, ce n’est donc pas l’avoir oublié tout à fait. Il en va ainsi de notre oubli de Dieu. L’incroyant lui-même se souvient de Dieu ; sinon comment pourrait-il nier l’existence de celui qu’il a oublié. Dieu se trouve dans la mémoire comme enseveli dans l’oubli. C’est donc là qu’il nous faut partir à sa recherche afin que son souvenir puisse ressusciter en nous. S’il nous appartient de partir à sa recherche, Dieu seul cependant peut opérer par sa Parole cette œuvre de Résurrection par laquelle nous accédons à la mémoire vive d’une présence jaillie du sein de l’oubli.
La mémoire est donc au cœur de la vie spirituelle, car elle est l’essence même de l’existence humaine : notre vie spirituelle est mémoire. Vivre, c’est se souvenir afin d’orienter sa vie et son être vers l’avenir désiré et perçu comme un appel qui nous précède. Pour une large part, la vie spirituelle consiste ainsi à faire mémoire des dons de Dieu pour prendre conscience de sa présence agissante dans notre vie. Cela permet de relire notre existence à la lumière de sa Parole afin d’y reconnaître une histoire de salut. Déjà à cette étape de ma vie passée, Dieu était là et je ne le savais pas (cf. Gn 28,16). Notre existence passée se trouve alors transformée par la mémoire vive de notre salut en Jésus-Christ. La mémoire n’est pas celle en effet d’un passé figé. C’est une réalité vivante en constante transformation sous l’action de la grâce qui libère du péché et ouvre l’avenir. La Bible témoigne de ce travail de mémoire accompli par des générations de croyants tout au long de l’histoire du salut.
a) Souviens-toi ![1]
La mémoire occupe une place prépondérante dans la foi de l'Israël antique, car Dieu se révèle à travers ce qu'il fait dans l’histoire. L'injonction "Souviens-toi !"[2] est ainsi répétée avec insistance dans la Bible hébraïque : « Souviens-toi de ce que le Seigneur ton Dieu a fait à pharaon et à toute l’Egypte. Souviens-toi des grandes épreuves que tes yeux ont vues, des miracles et des prodiges, de sa force et de sa puissance lorsqu’il t’a fait sortir d’Egypte. C’est ainsi que le Seigneur ton Dieu agira envers tous les peuples que tu redoutes. » (Dt 7,18s) Ce passage se trouve après les dix commandements, dans les règles et les prescriptions que Dieu donne à Israël par l’intermédiaire de Moïse. Le peuple d’Israël a vu la puissance de Dieu et la manière extraordinaire dont il l’a fait sortir d’Egypte, l’a délivré de la main du pharaon et l’a nourri dans le désert. Il doit s’en souvenir afin de demeurer fidèle à l’Alliance fondée sur les dix paroles. Ainsi, quand Dieu apparaît au Sinaï pour communiquer le Décalogue à Moïse, il déclare : « Je suis le Seigneur, ton Dieu, qui t'a fait sortir du pays d'Egypte, de la maison de servitude » (Ex 20,2). Cette injonction est reprise de multiples manières : « Rappelle-toi les jours de jadis, pénètre le cours des âges. Interroge ton père, il t’instruira ; les anciens te le diront. » (Dt 32,7) Cette exigence de mémoire est fondamentalement liée à l’histoire du salut. Aussi, lorsque Moïse se présente au peuple, il ne le fait pas au nom du Dieu Créateur, mais au nom de celui qui a fait alliance avec les Patriarches : « Dieu dit encore à Moïse : « Tu parleras ainsi aux fils d’Israël : “Celui qui m’a envoyé vers vous, c’est LE SEIGNEUR, le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob”. C’est là mon nom pour toujours, c’est par lui que vous ferez mémoire de moi, d’âge en âge. » (Ex 3,16)
Malheureusement, à de nombreuses reprises, le peuple oublie son passé et les miracles dont il a bénéficié. Cette ingratitude conduit à l’oubli de Dieu lui-même comme cela est signifié au livre des Juges : « Les Israélites ne se souvinrent pas du Seigneur leur Dieu, qui les avait délivrés de tous les ennemis qui les entouraient ». (Jg 8,34) Israël sombre alors inéluctablement dans l’idolâtrie et dans la violence qui en résulte. Si le peuple s’était souvenu de son passé, bien des malheurs auraient été évités. Aussi Dieu ne se lasse-t-il pas de lui redire « Souviens-toi ! » en incluant dans cette obligation le souvenir de ses infidélités et de leurs conséquences désastreuses : « Souviens-toi. N’oublie pas que tu as irrité le Seigneur ton Dieu dans le désert. Depuis le jour où vous êtes sortis d’Égypte jusqu’à ce que vous arriviez en ce lieu, vous avez été rebelles au Seigneur. » (Dt 9,7) Cet exorde se poursuit par le rappel du culte du veau d’or que le peuple célébra tandis que Moïse recevait de Dieu les dix paroles. Pour ne pas retomber dans un tel péché, Israël doit se souvenir du néant des idoles et de toutes les actions accomplies par Dieu pour le délivrer de ce culte mortifère : « Ceux qui versent l’or de leur bourse et pèsent de l’argent à la balance engagent un orfèvre qui en fait un dieu ; ils s’inclinent et même ils se prosternent. Ils l’emportent, ils le chargent sur l’épaule et vont le déposer à sa place ; il s’y tient, sans pouvoir quitter son lieu. On a beau crier vers lui, il ne répond pas, il ne sauve personne de la détresse. Rappelez-vous cela et soyez fermes ! Révoltés, prêtez-y attention ! Rappelez-vous les événements passés, ceux de jadis, car je suis Dieu, il n’en est pas d’autre, il n’est de dieu que moi ! » (Is 46,6-9) Cet appel s’accompagne d’un serment de fidélité absolu, d’une promesse de pardon toujours offert : « Souviens-toi de ceci, Jacob : toi, Israël, tu es mon serviteur. Je t’ai façonné, tu es pour moi un serviteur, Israël, je ne t’oublierai pas ! J’efface tes révoltes comme des nuages, tes péchés comme des nuées. Reviens à moi, car je t’ai racheté. » (Is 44,21s). Se souvenir, c’est alors indissociablement revenir à Dieu et ouvrir avec lui un nouvel avenir : « Je les ai disséminés parmi les nations, mais au loin, ils se souviendront de moi, ils vivront avec leurs fils et ils reviendront. » (Za 10,9).
b) Amour et mémoire
L’Alliance de Dieu avec son peuple est le fruit d’une élection, d’un amour gratuit de Dieu pour ce peuple qu’il a libéré de la servitude d’Egypte, qu’il a accompagné durant quarante ans dans sa marche au désert et à qui il a donné de prendre possession de la Terre de la promesse. Le don de la Loi à l’Horeb est la marque de cette Alliance avec Israël. L’écoute de la Loi s’accomplit dans l’obéissance à la Loi, mais cette écoute est indissociable de la mémoire des actes de salut de Dieu envers son peuple. Le livre du Deutéronome déploie de multiple manière cet appel à l’écoute qui est aussi mémoire et obéissance.
Le décalogue commence par un premier discours de Moïse qui scelle l’Alliance au pays de Moab juste avant la conquête de la Terre Promise (1,1-4,43). Il s’achève par d’autres discours de Moïse en ce même lieu et à la même étape. Dans tous les discours, Moïse exhorte le peuple à l’écoute afin qu’il mette en œuvre les commandements reçus : « Ecoute Israël les lois et les coutumes que je t’enseigne aujourd’hui pour que vous les mettiez en pratique. » (4,1) « Ecoute Israël » est une formule propre au Deutéronome, qui introduit les discours importants (5,1 ; 6,4 ; 27,9).
Entre ces deux extrêmes, le second discours (4,44-7,26) fait référence à l’Alliance scellée par Dieu avec le peuple dans le désert à l’Horeb. C’est un nouvel appel à l’écoute en vue de mettre en œuvre les clauses de cette Alliance : « Ecoute Israël les lois et les coutumes que je prononce aujourd’hui à vos oreilles. Apprenez-les et gardez-les pour les mettre en pratique. » (5,1) Le commandement porte tout à la fois sur le devoir de l’écoute, de la mémoire et de l’observance des commandements. Malgré son ancienneté, cette Alliance est toujours actuelle pour les Israélites (5,2-5). Dieu leur parle aujourd’hui comme il le fit pour ceux qui en furent les témoins directs et qui sont morts à présent : « Le Seigneur vous a parlé face à face. » (5,4b) Cette Alliance n’est pas un texte du passé, mais une Parole que le Seigneur continue d’adresser à son peuple aujourd’hui.
Le Décalogue, qui fonde cette Alliance, est donné dans le cadre d’une relation personnelle de Dieu avec son peuple par la médiation de Moïse. (5,6-21) Son originalité n’est pas tant dans son contenu que dans le rôle qu’il joue dans l’Alliance : c’est le moyen pour le peuple de bénéficier d’une relation d’amour privilégié avec Dieu. Il commence au verset 6 par une affirmation dogmatique sur l’identité du Dieu d’Israël défini comme sauveur de son peuple : c’est ce qui légitime sa Parole et son droit à lui imposer sa volonté. Dans ce contexte, le Décalogue apparaît avant tout comme une loi de liberté : « Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte, de la maison de servitude. » (5,6) Vient alors l’énoncé proprement dit des Dix Paroles. Après ce rappel, Moïse conclut en soulignant que les clauses de l’Alliance ont non seulement été prononcées par le Seigneur lui-même, mais que l’acte en a été écrit en quelque sorte de sa propre main sur les tables de pierre remises à Moïse (5,22).
La médiation de Moïse (5,23-33) manifeste la continuité entre l’alliance de l’Horeb et celle de Moab qui a fait l’objet du premier discours. Puis Moïse réitère l’exhortation à être fidèle à l’observance des commandements en y associant une promesse de bonheur (5,32-6,3) Le troisième appel à l’écoute est énoncé dans ce contexte. Son expression est si fondamental pour la foi que ce texte constitue avec deux autres (Dt 11,13-21 et Nb 15,37-41) la prière quotidienne des israélites : « Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’Unique. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. Ces paroles que je te donne aujourd’hui resteront dans ton cœur. Tu les rediras à tes fils, tu les répéteras sans cesse, à la maison ou en voyage, que tu sois couché ou que tu sois levé ; tu les attacheras à ton poignet comme un signe, elles seront un bandeau sur ton front, tu les inscriras à l’entrée de ta maison et aux portes de ta ville. » (Dt 6,4-9) Le précepte central de l’amour de l’Unique dans le Deutéronome est intrinsèquement lié au souvenir constant de Dieu. L’obligation de garder mémoire du Seigneur et de se souvenir de ses bienfaits ne fait qu’un avec l’obéissance au commandement. Cette invitation pressante est inspirée par l’amour de Dieu pour son peuple. Le commandement se dédouble en un devoir d’écoute, qui n’est autre que la foi en l’unicité du Dieu d’Israël, et un appel consécutif à l’aimer de tout son cœur. La relation qui lie Israël à son Dieu est une relation d’amour. Elle est donc exclusive de tout autre culte que celui du Dieu. Ce commandement de l’amour de Dieu explicite le premier commandement du Décalogue donné précédemment : « Tu n’auras pas d’autre Dieu que moi. » (Dt 5,7) Ce précepte d’amour doit être gravé dans le cœur de manière à informer toutes les dimensions de l’existence : au plan spatial, il doit marquer tant le corps propre du croyant que son habitat ; au plan temporel, il doit être transmis de génération en génération. Le commandement portant sur l’écoute des dix Paroles est indissociable de leur mise en pratique, mais il comporte aussi un devoir de mémoire à l’égard de l’Unique, de son salut, de ses promesses et de ses paroles. Le commandement de l’amour est intrinsèquement lié au commandement de l’écoute : il faut l’accueillir en son cœur et non pas en rester à une écoute extérieure. Cette intériorisation du commandement a lieu grâce à la mémoire que l’on en fait continuellement. Cette mémoire s’approfondit dans l’acte de transmission de sorte que le commandement se trouve enchâssé entre les conditions de sa réception et l’obligation de sa transmission.
c) Dieu se souvient.
Cet appel à la mémoire fondé sur l’exigence de l’Alliance est un commandement absolu, un impératif qui incombe à Israël, mais aussi à Dieu lui-même. Dieu s’est engagé le en premier dans cette Alliance dont lui seul a eu l’initiative. Il doit s’en souvenir pour délivrer les hommes du mal et les garder sous sa bénédiction. Ainsi en va-t-il pour Noé lors du déluge : « Dieu se souvint de Noé, de toutes les bêtes sauvages et de tous les bestiaux qui étaient avec lui dans l’arche ; il fit passer un souffle sur la terre : les eaux se calmèrent. » (Gn 8,1) Non seulement il se souvient de lui, mais il établit avec l’humanité une alliance éternelle : « Je me souviendrai de mon alliance qui est entre moi et vous, et tous les êtres vivants : les eaux ne se changeront plus en déluge pour détruire tout être de chair. L’arc sera au milieu des nuages ; je le verrai et, alors, je me souviendrai de l’alliance éternelle entre Dieu et tout être vivant qui est sur la terre. » (Gn 9,15s). De même, c’est en souvenir de son alliance avec Abraham, que Dieu a libéré son peuple d’Egypte : « Il s'est ainsi souvenu de la parole sacrée et d'Abraham, son serviteur ; il a fait sortir en grande fête son peuple, ses élus, avec des cris de joie ! Il leur a donné les terres des nations, en héritage, le travail des peuples, pourvu qu'ils gardent ses volontés et qu'ils observent ses lois. Alléluia ! » (Ps 105,42-45) Les psaumes chantent de multiples manières ce lien qui existe en Dieu lui-même entre souvenir et fidélité : « Il s'est rappelé sa fidélité, son amour, en faveur de la maison d'Israël ; la terre tout entière a vu la victoire de notre Dieu. » (Ps 98,3) Cette mémoire de Dieu est en effet l’expression même de sa fidélité : « Dieu entendit leur plainte ; Dieu se souvint de son alliance avec Abraham, Isaac et Jacob. » (Ex 2,24) « Il s'est toujours souvenu de son alliance, parole édictée pour mille générations : promesse faite à Abraham, garantie par serment à Isaac, érigée en loi avec Jacob, alliance éternelle pour Israël. Il a dit : « Je vous donne le pays de Canaan, ce sera votre part d'héritage. » (Ps 104,8-11) Ce souvenir peut prendre les accents pathétiques de l’amour maternel : « Jérusalem disait : « Le Seigneur m’a abandonnée, mon Seigneur m’a oubliée. » Une femme peut-elle oublier son nourrisson, ne plus avoir de tendresse pour le fils de ses entrailles ? Même si elle l’oubliait, moi, je ne t’oublierai pas. Car je t’ai gravée sur les paumes de mes mains, j’ai toujours tes remparts devant les yeux. » (Is 49,14-16) ou encore : « Éphraïm n’est-il pas pour moi un fils précieux, n’est-il pas un enfant de délices, puisque son souvenir ne me quitte plus chaque fois que j’ai parlé de lui ? Voilà pourquoi, à cause de lui, mes entrailles frémissent ; oui, je lui ferai miséricorde – oracle du Seigneur. » (Jr 31,20) En outre, cette mémoire de Dieu est toujours orientée vers l’avenir, de sorte que les infidélités du peuple, loin de le conduire à la rupture, le poussent à s’engager plus loin encore envers lui : « Cependant, moi, je me ressouviendrai de mon alliance, celle que j’ai conclue avec toi au temps de ta jeunesse, et j’établirai pour toi une alliance éternelle. » (Ez 16,60) La résistance des hommes, au lieu de le décourager, pousse Dieu à inventer de nouveaux moyens pour les gagner à lui.
Dieu a compassion en effet de la faiblesse des hommes : « Leur cœur n'était pas constant envers lui ; ils n'étaient pas fidèles à son alliance. Et lui, miséricordieux, au lieu de détruire, il pardonnait ; maintes fois, il retint sa colère au lieu de réveiller sa violence. Il se rappelait : ils ne sont que chair, un souffle qui s'en va sans retour. » (Ps 77,37-39) Cela le conduit à exercer surabondamment sa miséricorde : « Comme le ciel domine la terre, fort est son amour pour qui le craint ; aussi loin qu'est l'orient de l'occident, il met loin de nous nos péchés ; comme la tendresse du père pour ses fils, la tendresse du Seigneur pour qui le craint ! Il sait de quoi nous sommes pétris, il se souvient que nous sommes poussière. » (Ps 102,11-14) Une telle sollicitude suscite l’étonnement du psalmiste : « Qu'est-ce que l'homme pour que tu penses à lui, le fils d'un homme, que tu en prennes souci ? » (Ps 8,5 // He 2,6-9). Aussi, en tout état de cause, le croyant peut-il se réjouir de ce que Dieu se souvienne de lui et des promesses qu’il lui a faites : « Le Seigneur se souvient de nous ; il bénira. » (Ps 115,12) En effet, se souvenir pour Dieu, c’est sauver son peuple au nom de l'alliance scellée avec lui et cela malgré toutes ses infidélités. Moïse ne manque pas de le lui rappeler dans son intercession : « Pourquoi, Seigneur, ta colère s’enflammerait-elle contre ton peuple, que tu as fait sortir du pays d’Égypte par ta grande force et ta main puissante ? Pourquoi donner aux Égyptiens l’occasion de dire : “C’est par méchanceté qu’il les a fait sortir ; il voulait les tuer dans les montagnes et les exterminer à la surface de la terre” ? Reviens de l’ardeur de ta colère, renonce au mal que tu veux faire à ton peuple. Souviens-toi de tes serviteurs, Abraham, Isaac et Israël, à qui tu as juré par toi-même : “Je multiplierai votre descendance comme les étoiles du ciel ; je donnerai, comme je l’ai dit, tout ce pays à vos descendants, et il sera pour toujours leur héritage.” » (Ex 32,11ss) Le Seigneur renonce alors à châtier son peuple, car lié par sa Parole d’Alliance, il ne peut pas se renier lui-même : « Mais maintenant, Seigneur, c’est toi notre père. Nous sommes l’argile, c’est toi qui nous façonnes : nous sommes tous l’ouvrage de ta main. Seigneur, ne t’irrite pas à l’excès, ne te rappelle pas la faute à jamais. Ah, de grâce, regarde : tous, nous sommes ton peuple ! » (Is 64,7s). En outre, le rappel des hauts faits du passé fonde la confiance pour aujourd’hui : « Rappelez-vous que nos pères furent sauvés à la mer Rouge, quand Pharaon les poursuivait avec son armée. Maintenant, crions vers le Ciel : s’il veut bien de nous, il se souviendra de l’Alliance avec nos pères et il écrasera aujourd’hui cette armée, sous nos yeux. Alors, toutes les nations sauront qu’il y a un rédempteur et un sauveur pour Israël. » (I Mc 4,10) Dieu doit pour cela pardonner les infidélités des temps passés et renouer sa relation avec son peuple : « Seigneur, nous connaissons notre révolte, la faute de nos pères : oui, nous avons péché contre toi ! À cause de ton nom, ne méprise pas, n’humilie pas le trône de ta gloire ! Rappelle-toi : ne romps pas ton alliance avec nous ! » (Jr 14,20s) Cet appel au souvenir de Dieu se rencontre aussi dans la prière personnelle : « Rappelle-toi, Seigneur, ta tendresse, ton amour qui est de toujours. Oublie les révoltes, les péchés de ma jeunesse ; dans ton amour, ne m'oublie pas. » (Ps 24,6s). « Souviens-toi : tu m’as pétri comme l’argile, et tu me ramènerais à la poussière ! »(Jb 10,9) « Rappelle-toi ta parole à ton serviteur, celle dont tu fis mon espoir. Elle est ma consolation dans mon épreuve : ta promesse me fait vivre. » (Ps 118,49s)
Mais le malheur n’est pas toujours attribué à une situation de péché personnel ou collectif. Dans le psaume 44, le psalmiste dénonce une situation d’oppression dramatique, d’autant plus incompréhensible qu’il revendique énergiquement la fidélité du peuple à l’Alliance : « Tout cela est venu sur nous sans que nous t'ayons oublié : nous n'avions pas trahi ton alliance. Notre cœur ne s'était pas détourné et nos pieds n'avaient pas quitté ton chemin quand tu nous poussais au milieu des chacals et nous couvrais de l'ombre de la mort. Si nous avions oublié le nom de notre Dieu, tendu les mains vers un dieu étranger, Dieu ne l'eût-il pas découvert, lui qui connaît le fond des cœurs ? C'est pour toi qu'on nous massacre sans arrêt, qu'on nous traite en bétail d'abattoir. Réveille-toi ! Pourquoi dors-tu, Seigneur ? Lève-toi ! Ne nous rejette pas pour toujours. » (Ps 44,18-24) Le psalmiste appel Dieu à se souvenir au nom du souvenir que son peuple garde de lui jusque dans l’épreuve. Cette prière annonce le mystère d’une souffrance que le péché ne saurait justifier, mais qui entre mystérieusement dans le dessein de salut de Dieu.
d) L’anamnèse néotestamentaire
La mémoire dans le Nouveau Testament est au fondement de l’annonce et la transmission de l’Evangile de génération en génération : « Avant tout, je vous ai transmis ceci, que j’ai moi-même reçu : le Christ est mort pour nos péchés conformément aux Écritures, et il fut mis au tombeau ; il est ressuscité le troisième jour conformément aux Écritures, il est apparu à Pierre, puis aux Douze ; ensuite il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois – la plupart sont encore vivants, et quelques-uns sont endormis dans la mort –, ensuite il est apparu à Jacques, puis à tous les Apôtres. Et en tout dernier lieu, il est même apparu à l’avorton que je suis. » (1 Co 15,3-8) Cette proclamation du salut est célébrée dans la communauté chrétienne selon le mémorial institué par Jésus lui-même lors de la dernière Cène. Le terme de souvenir est alors remplacé par celui d’anamnèse pour désigner cet acte central de la vie de l’Eglise. Paul le relate selon le même schéma de réception et de transmission utilisé pour l’annonce pascale, car il y a un lien essentiel entre l’exigence de la mission et la réception en Eglise de la vie du Christ mort et ressuscité : « Le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain, et, après avoir rendu grâces, le rompit, et dit : Ceci est mon corps, qui est rompu pour vous ; faites ceci en mémoire de moi. De même, après avoir soupé, il prit la coupe, et dit : Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang ; faites ceci en mémoire de moi toutes les fois que vous en boirez. Car toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne. » (1 Co 11,23-26) De même que la célébration de la Pâque israélite «rappelait» la délivrance d'Egypte (Ex 12,14), l'Eucharistie commémore le salut par la Croix. Plus que ne pouvait le faire la célébration de la sortie d’Egypte, elle rend présent le sacrifice du Christ pour le croyant qui communie au Corps et au Sang du Seigneur. L’anamnèse est une parole efficace qui réalise ce qu’elle signifie. L’acte de mémoire devient ici le cœur de la vie de l’Eglise, puisqu’il donne de recevoir la grâce du salut dans l’obéissance à la Parole du Seigneur ressuscité qui a livré sa vie pour le monde. Ce mémorial actualise sacramentellement un événement du passé, à savoir la passion et la mort de Jésus, afin que le fidèle communie à la Vie du Seigneur ressuscité et s’engage au service de l’Evangile dans l’espérance de sa venue en gloire.
Ainsi, comme dans la première Alliance, la mémoire du salut est au cœur de la vie spirituelle, mémoire qui est communion avec Dieu lui-même en la personne de son Fils. L’Esprit Saint accomplit objectivement la présence du Christ dans le rite du pain et du vin conformément à la parole de Jésus et suscite dans le cœur du croyant la foi. Ainsi l’acte de mémoire permet d’intérioriser le mystère et de s’en nourrir. Cette mémoire si essentielle à l’obéissance à Dieu dans le Premier Testament en devient plus que jamais le fondement avec l’Eucharistie instituée par Jésus, puisque toute l’existence est appelée à devenir Eucharistie, sacrifice saint capable de plaire à Dieu ainsi que le déclare Paul aux Romains : « Je vous exhorte donc, frères, par la tendresse de Dieu, à lui présenter votre corps – votre personne tout entière –, en sacrifice vivant, saint, capable de plaire à Dieu : c’est là, pour vous, la juste manière de lui rendre un culte. Ne prenez pas pour modèle le monde présent, mais transformez-vous en renouvelant votre façon de penser pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait. » (Rm 12,1s)
e) La méditation chrétienne[3]
La méditation de la Parole dans la liturgie ou la lecture personnelle est le chemin privilégié qui conduit à vivre de l’inhabitation de Dieu en nous. La Parole intériorisée et donc mémorisée en profondeur devient vie du Christ en nous. L’exercice de la mémoire qui permet d’intérioriser la Parole est au fondement de toute expérience de Dieu. La Parole ruminée et mémorisée transforme peu à peu notre identité façonnée jusque-là uniquement par la mémoire des événements de notre propre histoire. Cela a lieu dans la mesure où l’histoire du salut devient notre propre histoire à travers notre identification à tel personnage biblique, mais surtout à travers notre conformation progressive au Christ. La mémoire actualise alors une véritable relation avec Dieu présent en ses profondeurs.
La Bible est la médiation par excellence de cette mémoire de Dieu. Elle est tout à la fois le grand livre de la méditation chrétienne et le fruit de la méditation croyante de la Parole du peuple de Dieu depuis les origines de la Révélation. Moïse ou les prophètes nous ont transmis un témoignage. Les écrits sapientiaux ou les psaumes lui ont fait écho sous la forme de textes méditatifs et poétiques. La Parole résonne indéfiniment pour celui qui la médite et vit à travers elle une véritable relation à Dieu. Le peuple juif est le témoin de la Parole à travers cette incompréhensible élection par laquelle il devient responsable du monde. Israël tient son nom du patriarche Jacob qui lutta contre son Dieu toute la nuit. A travers la figure de Jacob, ce travail méditatif ressemble à un corps à corps dont nul ne sort indemne. Au sortir de la nuit, Jacob épuisé mais vainqueur reste blessé à la suite de son combat avec l'ange. Entendre cette Parole suppose un engagement, un effort, une lutte, et c’est de nuit ! L’échelle que Jacob vit en songe (Gn 28,12) exprime cette dynamique ascensionnelle dans la quelle Dieu nous entraîne pour le rejoindre au-delà de nos évidences et de nos certitudes. Le songe abrite l'obscurité divine. Il permet à la méditation de passer progressivement de la ténèbre à une certaine lumière perceptible de nuit.
La méditation est exprimée en hébreu biblique par le terme haga, qui signifie le fait de murmurer à mi-voix. Le juste murmure la Torah jour et nuit comme le proclame solennellement le premier psaume : « Heureux l'homme... qui se plaît dans la loi du Seigneur, ... et qui murmure sa loi jour et nuit » (Ps 1,2). La répétition de la Parole ainsi murmurée permet de s’en nourrir, de la goûter, de la déguster. La méditation de la parole est un banquet spirituel. L’ordre reçu par Ezéchiel « mange ce volume et va parler à la maison d'Israël » (Ez 3,1) se retrouve dans 1' Apocalypse de saint Jean : « va prendre le petit livre ouvert dans la main de l'Ange..., mange-le ; il te remplira les entrailles d'amertume, mais en ta bouche il aura la douceur du miel » (Ap 8,10s). L’épanouissement spirituel procède de la Parole assimilée moyennant le travail de l’intelligence et l’ouverture du cœur. Le méditant est « comme un arbre planté auprès des cours d'eau » (Ps 1,3). Le souffle divin (ruah, pneuma) vivifie la méditation afin que l’exercice de l’intelligence cède le pas à une rencontre du Dieu vivant.
Le discours des sages d'Israël surplombe les événements historiques à travers le ressassement inlassable et la méditation amoureuse des œuvres de Dieu. Les psaumes reviennent souvent sur cette nécessité de répéter et de murmurer[4]. Le feu brûlant de la Parole embrase le cœur du méditant qui a gardé le silence dans l’épreuve pour mettre sa confiance en Dieu (Ps 39,4). Au cœur du psautier, le psaume 119, au fil des vingt-deux lettres de l'alphabet hébraïque, énumère sans se lasser les bienfaits de cette écoute de la Parole qui est obéissance, fidélité, recueillement, admiration, confiance, adhésion et gratitude pour les volontés de Dieu. Ce long psaume répétitif se présente comme une lancinante méditation sur l'acte même de méditer. L’écoute de la Parole comprise comme Loi de Dieu associe étroitement l’ouverture du cœur à Dieu et l’engagement dans le monde dans l’obéissance à sa volonté. Jacob, Moïse, Elie, David, Salomon ou Job sont des figures emblématiques de l’écoute de la Parole de Dieu ruminée et vécue.
[1] MESLIN Michel « L’expérience humaine du divin » Cerf, Paris 1988, pp.405 (cf. p.339-347)
[2] Le verbe zakhar apparaît 169 fois dans la bible hébraïque. La Septante traduit presque toujours ce verbe par μίμνήσκεσθαι qui a trois significations principales : se mettre dans l’esprit, se rappeler ; faire mention, rappeler le souvenir, commémorer ; prendre soin, s’occuper de.
[3] Christian BELIN « La Conversation intérieure, la Méditation en France au XVIIe siècle » éd. Honoré Champion, Paris 2002, p.422
[4] Psaume I et psaume 119 (118), mais aussi : 19 (18), 15 ; 37 (36), 30 ; 39 (38), 4 ; 49 (48), 4 ; 71 (70), 24 ; 77 (76),7.
2. Jean de la Croix
(1) Ame et mémoire
Comme Saint Augustin, Saint Jean de la Croix reconnaît à la mémoire un rôle décisif dans la relation de l’homme à Dieu. Le fait qu’il assimile parfois l'âme à la mémoire témoigne en outre du privilège qu’il accorde à celle-ci par rapport à l'entendement et à la volonté. Dans la correspondance augustinienne entre les puissances de l'âme et les personnes divines, Augustin fait correspondre le Père à la mémoire, le Fils à l'intelligence, l'Esprit à la volonté. Pour Jean de la Croix, l'âme fidèle obtient dès cette vie ce que le Fils de Dieu a promis : « que si quelqu'un l'aimait, la Très Sainte Trinité viendrait en lui et ferait son séjour et sa demeure chez lui. C'est-à-dire qu’il lui éclairerait l'entendement divinement en la sagesse du Fils, il lui délecterait la volonté dans l'Esprit Saint, et le Père absorberait cette âme puissamment et fortement dans l'embrassement et l'abîme de sa douceur ».[1] Ainsi, dans ce texte, la trinité augustinienne « intelligence, volonté, mémoire » est remplacée par « entendement, volonté, âme ». D'autres textes rapprochent expressément mémoire et substance. L'amour glorifie progressivement l'âme. Il lui donne une intelligence divine selon la faculté et la capacité de l'entendement. Il lui communique un amour divin, selon toute la force de la volonté. Pour le troisième terme qui unit substance et mémoire, l'auteur parle à la première personne dans un élan de jubilation : « ...et me comblant de joie en la substance de mon âme, avec le torrent de tes délices, par ton divin contact et ton union substantielle, selon la plus grande pureté de ma substance et la capacité et l'ampleur de ma mémoire. »[2]
Jean de la Croix parle de la mémoire en tant que puissance quand il se réfère à sa fonction de rappel des souvenirs ; c’est une mémoire mécanique qui correspond à proprement parler à la fonction cérébrale de désinhibition de la mémoire. Il s’agit alors de choisir les souvenirs qu’il convient de se remémorer en se dépouillant de ceux qui ne contribuent pas à faire grandir la mémoire de Dieu. Mais lorsqu’il décrit l’état d’union à Dieu et de participation à sa gloire, la mémoire devient alors équivalente à l’âme, car c’est en elle seule que Dieu demeure. Celui-ci ne se trouve en effet ni dans l’entendement incapable de le comprendre, ni dans la volonté incapable de le saisir, mais uniquement en la mémoire comme celui dont elle se souvient en une union intime et substantielle.
(2) Purification active de la mémoire par l’espérance de Dieu
Chacune des trois puissances de l’âme fait l’objet d’un processus de purification pour être rendue capable de la participation à la vie divine. Si Jean de la Croix traite successivement de chacune d’elles, il souligne que cette purification se fait conjointement pour les trois, car elles sont intimement solidaires : l’âme en tant que réalité spirituelle ne se compose pas de parties dissociables. Chaque vertu théologale correspond à une puissance naturelle dont elle assure la transformation en vue de l’union à Dieu, mais il est impossible d'arriver à la perfection de cette union selon les trois puissances sans le jeu des trois ensemble : « La foi vide et obscurcit l'entendement de toute son intelligence naturelle, et en cela le dispose pour l'unir avec la Sagesse divine. L'espérance vide et sépare la mémoire de toute possession de créature, parce que dit saint Paul, l'espérance est de ce que l'on ne possède pas. Et ainsi elle écarte la mémoire de ce qui peut se posséder, et la met en ce qu'elle espère. C'est pourquoi l'espérance de Dieu seule dispose sûrement la mémoire pour l'unir avec Dieu. La charité vide et anéantit les affections et les appétits de la volonté de tout ce qui n'est point Dieu, et les met en lui seul et ainsi cette vertu dispose cette puissance et l'unit avec Dieu par amour : parce que, ces vertus ont pour office de séparer l'âme de tout ce qui est moins que Dieu, elles ont par conséquent celui de l'unir avec lui. »[3] Le passage de l’activité naturelle à son activité surnaturelle se fait pour chacune passivement grâce à l’action Saint du Esprit et activement grâce à l’exercice des vertus théologales.
L'entendement permet à l’homme de découvrir des vérités, mais avec le risque qu’il se complaise orgueilleusement dans ces connaissances. Après avoir travaillé à connaître le vrai, il doit reconnaître ses limites et s’ouvrir par la foi à la Vérité divine. Il ne peut accéder par lui-même à la lumière de la Révélation, qui est la vérité en plénitude. La volonté est faite pour choisir le bien. Mais le bien qui nous est proposé par la Sagesse divine est mille fois meilleur que les biens particuliers que notre volonté pourrait choisir. Cette puissance trouve ainsi son plein épanouissement quand la charité l’oriente vers le Bien suprême, Dieu lui-même. L'objet naturel de la mémoire, ce sont les souvenirs. Elle peut se replier sur elle-même en s’attacher à leur possession. Elle peut au contraire s’en détacher grâce à l'espérance de Dieu pour se tourner ainsi vers celui dont elle se souvient. Par l'espérance, l'âme s'unit à Dieu selon la mémoire, car la visée de l'espérance, c'est Dieu. Se souvenir de Dieu, c’est espérer en lui. Il faut donc purifier les trois puissances en les dénuant de tout ce qui n’est point l’objet de ces trois vertus, à savoir de tout ce qui ne concourt pas à l’union à Dieu.[4] Ainsi l'entendement sera fondé en la vertu de foi, la mémoire en celle d'espérance, la volonté en celle de charité,[5] les trois vertus théologales faisant « le même vide et la même obscurité chacune en sa puissance ».[6]
Il faut donc perfectionner la mémoire par le moyen du vide occasionné par l'espérance. « L'espérance vide la mémoire de toute possession, la met en ténèbres des choses de cette vie et de l'autre, parce que l'espérance est toujours de ce que l'on ne possède pas si on le possédait, ce ne serait plus l'espérance ».[7] Vider la mémoire de ses souvenirs, c’est au plan naturel la débarrasser de son attachement à ces souvenirs, qui entrave sa liberté dans l’exercice de sa fonction de rappel ; c'est au plan surnaturel lui permettre de s’ouvrir à l'espérance théologale qui l’entraine vers Dieu : « C'est le vol de l'espérance vers les choses que l'on ne possède pas, espérance élevée au-dessus de tout ce que l'on peut posséder, d'ici-bas et de là-haut, hors de Dieu ».[8] L'espérance vide la mémoire de ce qui obscurcit le désir de Dieu, mais la mémoire est indispensable, car sans mémoire de Dieu, il n’y a pas non plus d'espérance de Dieu. La mémoire est le support naturel de l'espérance surnaturelle. L'espérance théologale est greffée sur la mémoire.
La purification du cœur implique donc une purification de la mémoire tout à la fois active et passive. La purification active consiste en un effort de détachement de soi pour s’ouvrir au désir de Dieu moyennant l’exercice de la vertu d’espérance : « Le but que nous poursuivons est d'amener l’âme à s’unir à Dieu selon la mémoire par la vertu d'espérance. Or on espère ce que l'on ne possède pas. Plus donc l'on sera dépourvu de tout ce qui n'est pas Dieu, plus on aura de capacité et d’aptitude pour espérer, et par conséquent plus on aura d’espérance. Plus au contraire on possède, moins on a de capacité et d’aptitude pour espérer, et par conséquent moins on a d’espérance. Ainsi, plus l'âme dépouillera sa mémoire de formes et d’objets de réminiscence étrangers à Dieu, plus elle plongera sa mémoire en Dieu. Et plus cette puissance sera vide, plus elle pourra espérer que Dieu s'en fera la plénitude. »[9] La mémoire de Dieu est en tout premier lieu mémoire de son amour et de sa miséricorde manifestés en Jésus-Christ. Elle purifie passivement l’âme de tout autre attachement.
(3) La pauvreté spirituelle
Faire mémoire de la Parole, c’est faire mémoire du salut. La purification de la mémoire comme des autres puissances passe par l’épreuve de la nuit. Plus le croyant sera descendu profondément dans ses propres ténèbres intérieures, plus il aura conscience du caractère absolument gratuit de son élection. L’écoute de la Parole à ce niveau de profondeur suppose tôt ou tard l’expérience d’un jugement, la mise en lumière du péché, pour devenir en vérité source de salut et recréation dans le Christ, d’où le caractère douloureux de la nuit spirituelle.
La mémoire est en effet affectée par le péché, spécialement celui de la convoitise. Celle-ci se traduit comme pour les autres puissances par une tendance captative. Elle se trouve aliénée à ce qui a été vécu par la nostalgie, le regret, la rancœur. Cela conduit à des ruminations sans fin ou à une évasion dans le rêve. Cette absence de liberté entrave un rappel des souvenirs qui soit orienté vers l’avenir et ancré pour cela dans le présent à vivre. Or la vie spirituelle se joue dans le présent. C'est aujourd'hui que l'espérance doit orienter notre cœur vers Dieu. Il faut donc libérer la mémoire de ces attaches qui l'asservissent : « Pour que l'âme arrive à s'unir avec Dieu en espérance, elle doit renoncer à toute possession de la mémoire, puisque, pour que l'espérance soit entière de Dieu, il ne doit rien y avoir dans la mémoire qui ne soit de Dieu ».[10] « Que la mémoire se défasse de toutes ces formes, de toutes ces connaissances pour s'unir avec Dieu en espérance, car toute possession est contraire à l'espérance ».[11] « Plus la mémoire se dépossède, plus elle a d'espérance, et plus elle a d'espérance, plus elle a de cette union avec Dieu ».[12]« Suivant cela, plus l'âme dépossèdera la mémoire des formes et des choses mémorables qui ne sont point Dieu, plus elle mettra la mémoire en Dieu et la tiendra plus vide pour espérer de lui qu'il la remplira ».[13] Ainsi l'appauvrissement doit atteindre toutes les richesses naturelles et surnaturelles, tous les biens naturels, intellectuels et spirituels en dehors de Dieu lui-même. Dans le graphique de la « Montée du Carmel », c'est par le sentier du rien que l'âme laissant à droite et à gauche les chemins spacieux des biens de la terre et des biens du ciel, se dirige vers le sommet. Seul le sentier du rien, qui est dénuement total, parfait détachement et pauvreté absolue, conduit au tout qui est Dieu et en assure la possession.[14]
Une âme est incapable d’espérance soit parce qu'elle se trouve comblée et satisfaite par ce qu'elle possède, soit parce qu'elle s’est résignée à ses frustrations. Dans l’un et l’autre cas, l’absence d’espérance est une absence de vie, car la vie, c’est le mouvement. Sans espérance, l’âme perd le dynamisme qui consiste à ne jamais s'arrêter, à tendre sans cesse à l'amour infini pour lequel nous avons été créés. Il faut donc que la vertu d’espérance libère la mémoire de sa tendance captative pour que celle-ci demeure dans une dynamique de vie. L’espérance peut réaliser un tel travail de détachement, car elle suscite le désir de cette communion d’Amour seule capable de faire le bonheur de l’homme. Il faut qu’un plus grand amour nous attire et nous arrache à tous les liens qui nous retiennent : seule l’expérience de l’Amour Dieu peut nous arracher ainsi à nous-même. Aussi, l'espérance théologale a-t-elle le double rôle de conduire à la communion avec Dieu et de détacher de tout ce qui n’est pas Dieu : « L'âme va déguisée de cette livrée d'espérance, par cette obscure et secrète nuit puisqu'elle va si vide de toute possession et de tout appui, qu'elle ne porte les yeux, ni le souci, sur autre chose, si ce n'est en Dieu ».[15] « Et l'espérance vide et sépare la mémoire de toute possession de créature ».[16]
Ainsi, pour posséder Dieu, il faut que la mémoire se vide de toute autre possession pour que grandisse alors l'espérance pure et entière de lui seul. Elle s'oriente vers Dieu et le possède d'une façon certaine dans la nuit, par mode de relation, Dieu se donnant réellement. Comme l'âme « vit toujours en espérance, elle ne peut se garder de sentir un vide qui fait qu'elle gémit et cela, tout autant qu'il s'en faut qu'elle n'ait l'entière et parfaite possession de l'adoption des enfants de Dieu ».[17] Le dynamisme de l'espérance entraine l'âme vers Dieu[18] dont elle se souvient dans l’espérance de posséder un jour celui qu'elle ne possède pas : « La troisième caverne est la mémoire, et son vide est une consomption et une liquéfaction de l'âme pour la possession de Dieu, ainsi que le remarque Jérémie, disant : "Je me souviendrai de lui avec ma mémoire et je m'en souviendrai beaucoup et mon âme se fondra en moi-même ; repassant ces choses en mon cœur, je vivrai en espérance de Dieu" ».[19]
Cette purification de la mémoire se fait de manière conjointe à celle de l’entendement et de la volonté, car l'activité d'une puissance est en effet liée à celle des deux autres, comme aussi l'activité d'une vertu à celle des autres vertus.[20] Mais si la foi, dans l'entendement, cause un vide et une obscurité d'entendre, la charité dans la volonté, un vide et un dénuement de toute affection et de toute jouissance de tout ce qui n'est pas Dieu, le vide propre à la mémoire concerne bien celui de la possession.[21] Des six ailes des Séraphins, les deux qui symbolisent la charité servent à couvrir les pieds (aveugler et amortir les affections de la volonté), les deux qui symbolisent la foi servent à couvrir la face (ce qui signifie la ténèbre de l'entendement devant Dieu). Seules celles qui symbolisent l'espérance servent à voler « vers les choses qu'on ne possède pas, espérance qui est élevée au-dessus de tout ce qu'on peut posséder, soit d'ici-bas, soit de là-haut, hors de Dieu ».[22] Saint Paul exprime ainsi la relation entre la mémoire et l'espérance : « L'espérance que l'on voit n'est plus l'espérance, car ce que quelqu'un voit, comment l'espèrera-t-il ? »[23] Il y a en effet une équivalence entre voir et posséder qui s’accomplira dans la lumière de Gloire. Or, « l'espérance est de ce que l'on ne possède pas. »[24]
On pourrait craindre que cette purification de la mémoire par le détachement et l’oubli rende inadapté à la vie en ce monde. Il va de soi que Jean de la Croix n’invite pas à ne pas se soucier de son devoir d’état et à ne pas faire usage de sa mémoire pour assumer notre condition terrestre. Il affirme cependant que le passage par la nuit de l’esprit affecte provisoirement l’usage de la mémoire le temps que dure cette purification, mais qu’au terme celui-ci en est plus efficace que jamais : la personne ainsi libérée de tout attachement au passé se souvient alors de ce qui est nécessaire au moment opportun de manière à accomplir avec exactitude la volonté de Dieu. Mais pour en arriver là, il a fallu vivre un véritable saut dans la foi pour détacher la mémoire des souvenirs qui l’asservissent. Celle-ci doit être parvenue à la pauvreté de l'esprit, qui la rend accueillante aux sollicitations de la vie présente. C’est ce que réalise l'espérance théologale en donnant de subordonner le passé à l’avenir en enflammant le cœur du désir de Dieu. Dieu étant au-delà de toute image, concept ou représentation, l'espérance théologale ne s'appuie ni sur les images retenues dans la fantaisie (imagination), ni sur les concepts de l’entendement conservées dans la mémoire. C’est ce à quoi sont appelées les personnes contemplatives, car cela se vit dans la grâce de la contemplation. La contemplation est un exercice d’espérance et d’ouverture du cœur à celui qui transcende toute représentation imagée ou conceptuelle. Pour celles qui cheminent par la voie de la prière méditative, elles doivent recourir à la mémoire des images et concepts propres à les rapprocher de Dieu.
(4) La mémoire de Dieu
Jean de la Croix est considéré comme docteur mystique de la nuit pour avoir situé au cœur de l’expérience spirituelle la traversée du négatif. Il y a un risque de mécompréhension de sa doctrine, si l’on a pas à l’esprit que tout cela se vit dans l’unique médiation du Christ, Verbe de Dieu fait chair pour le salut du monde. Aussi, les termes de vide et de nudité ne doivent-ils pas être entendus au sens que cela a dans les religions extrêmes orientales. Le chemin de foi, d’espérance et de charité est éminemment relationnel et se réfère sans cesse au Christ jusque dans la nuit d’une absence douloureusement ressentie. La contemplation sanjuaniste est mémoire de la Parole au-delà de tout mot, l’Unique Parole de Dieu, son Verbe éternel, le Fils en qui il a mis tout son amour. Dans le commentaire du poème « la Vive Flamme d’Amour ». Jean de la Croix décrit cette Parole devenue feu d’amour filial dans le cœur du croyant par l’action conjointe du Christ et de l’Esprit. La première strophe du poème exprime la soif de Dieu attisée par l’écoute de sa Parole sous l’action de l’Esprit. Conformément à la promesse de l’Esprit par Jésus en Jn 7,38, le Crucifié laisse s’écouler de la profondeur de son humanité l’Esprit comme une eau. La jubilation suscitée par cette Parole devenue vie éternelle en celui qui la goûte, ravive le souvenir de l’épreuve qu’il a fallu traverser pour vivre authentiquement cette expérience : « Oh flamme d’amour vive qui tendrement me blesses au centre le plus profond de mon âme … »
Jean de la Croix évoque la finale de Jean 6 à propos de la relation entre la Parole, l’Esprit et la Vie. Le Père communique sa Parole en Christ, Parole que l’Esprit rend vivante dans le cœur du croyant : « … telles sont les paroles avec lesquelles Dieu parle aux âmes nettes et purifiées, paroles tout embrasées, ainsi que dit David : « Votre parole est fort embrasée. » (Ps 118,140) Et le prophète : « Peut-être que mes paroles ne sont pas comme le feu ? » (Jr 23,29) De telles paroles, comme il le dit en saint Jean « sont esprit et vie » (Jn 6,64). »[25] Cette méditation croyante de la Parole n’est pas de l’ordre d’une connaissance, mais d’un attachement indéfectible à quelqu’un : « A qui irions-nous, Seigneur, tu as les paroles de la vie éternelle ? » (Jn 6,69) « Et la Samaritaine oublia son eau et sa cruche pour la douceur des paroles de Dieu (Jn 4,28). Et partant, cette âme est si proche de Dieu, qu'elle est transformée en flamme d'amour, en laquelle le Père, le Fils et le Saint-Esprit se communiquent … »[26] La brûlure est ainsi blessure, relation au Tout Autre. L’originalité de Jean de la Croix est de ne pas voir en cette blessure tant une conséquence du péché ou des traumatismes de la vie, qu’une trace de l’amour de Dieu présent au plus intime de l’être. Il convient en effet de distinguer entre la souffrance liée aux conséquences du mal et celle qui résulte de l’inachèvement d’une humanité vouée au Tout Autre. Cette condition existentielle d’un être créé pour la communion avec Dieu rend impossible l’épanouissement humain sur la base de quelque bien fini. Vivre de l'Esprit du Père pour le Fils, c’est éprouver la joie de Dieu. Les paroles de l’évangile remémorées dans l’Esprit deviennent ainsi présence du Christ au plus intime de l’être.[27]
[1] VFB 1,25
[2] VFB 1,17
[3] N II 21,11
[4] MC II 6,6
[5] MC III 16,1
[6] MC II 6,1
[7] MC II 6,3
[8] MC II 6,5
[9] Montée du Mont Carmel, livre III, chapitre 15, § 1
[10] MC III 11,1
[11] MC III 7,2
[12] Ibid
[13] MC III 15,1
[14] MC I 13,10
[15] MC II 21,9
[16] Ibid
[17] VFB 1,27
[18] N II 21,8
[19] citation de la Vulgate Thren. III,20s en VFB 3,21
[20] MC II 6,2
[21] Cf. MC II 6,2
[22] MC II 6,5
[23] Rm 8,24 cité en MC II 6,3
[24] Hb 11,1 cité en N II 21,11
[25] Vive Flamme d’amour B strophe I § 5.
[26] Vive Flamme d’amour B strophe I § 6.
[27] Jn 14,2.23 cités aux § 13 & 15
3. Mémoire et inhabitation de Dieu (Th. d’Av.)
a) Expérience de la présence de Dieu (V D I,7-11)
Le tournant de la vie spirituelle est situé par Thérèse d’Avila aux cinquièmes demeures du « Château intérieur ». Elle l’exprime dans le premier chapitre selon l’expérience mystique qui fut la sienne. Au troisième chapitre, elle prend soin de montrer que cette étape décisive pour la vie chrétienne n’est pas liée à des grâces extraordinaires, mais est fondamentalement le fruit d’une vie de foi. Cependant, le phénomène mystique, comme un verre grossissant, permet de rendre perceptible de manière lumineuse ce qui se joue alors. L’expérience de Thérèse fut celle d’une plongée dans l’amour de Dieu durant un court moment durant lequel elle perdit conscience du monde extérieur : « (La personne) est comme tout entière morte au monde pour mieux vivre en Dieu. »[1] Revenue à elle, elle comprend qu’elle vit en Dieu aussi bien que Dieu en elle : l’expérience de l’inhabitation de Dieu en l’âme à laquelle vers laquelle elle nous guide passe par l’inhabitation de l’âme en Dieu : « Dieu s'imprime lui-même à l'intérieur de cette âme, de sorte que, lorsqu'elle revient à elle, elle ne peut douter en aucune manière d'avoir été en Dieu et que Dieu ait été en elle. Cette vérité subsiste en elle si fermement que, se passerait-il des années sans que Dieu lui accorde une telle faveur, elle ne peut ni l'oublier ni douter de sa présence. »[2] Cette grâce se traduit par une perte de conscience du monde extérieur, mais consiste au plan intérieur en une intuition fulgurante de la présence de Dieu. Pour Thérèse, la véritable contemplation est cette expérience de l’amour de Dieu qui transforme l’être, Dieu s’imprimant en l’âme qui en devient ainsi la mémoire vive. C’est pourquoi, elle n’a pas usé de ce terme, mais de celui d’oraison de quiétude lorsqu’elle a évoqué les premières expériences de prière passive dans les 4èmes Demeures. Il ne s’agit plus ici d’un simple sentiment de la présence de Dieu, sentiment toujours susceptible de tenir tout autant du rêve que de la réalité, mais bien d’une expérience vitale de communion avec lui. Nous ne sommes plus dans l’ordre d’une expérience sensible, mais dans celui d’une transformation de l’être et de sa relation à Dieu.
Thérèse donne comme critère d’authenticité de la grâce la certitude d'avoir été plongée en Dieu et d'avoir expérimenté que Dieu était en elle : « L’âme se voit unie à Dieu ; il lui en reste une telle certitude qu’elle ne pourrait en douter pour rien au monde. Ici toutes les puissances sont absentes, suspendues … »[3]. Cette certitude demeure avec le temps comme une expérience inoubliable. Elle est le signe très certain de la réalité de la grâce, car elle ne peut venir que de Dieu : « Mais alors, comment, sans avoir rien vu, nous vient cette certitude ? Cela, je n'en sais rien, c'est son œuvre. Mais je sais que je dis vrai et que lorsque cette certitude ne nous envahit pas, c'est que l'âme, dirais-je, ne s'est pas unie à Dieu totalement … »[4] Il est clair en tout cas qu’il n’y a pas eu véritablement grâce d'union si cette certitude fait défaut. Cette union est l'œuvre de Dieu, la coopération humaine consistant seulement dans le consentement de la volonté. Dieu seul peut nous faire expérimenter sa présence avec une telle certitude. La permanence, après de nombreuses années, de la certitude d’avoir reçu une telle grâce est par elle-même le signe indubitable de l'action de Dieu. Il s’agit d’une expérience immédiate et donc de caractère absolu comme l’est l’expérience de la vie. De même que je ne peux douter d’être vivant, car je l’éprouve immédiatement en ma chair et en mon souffle, de même ici il n’est pas possible de douter d’avoir été en relation immédiate avec Dieu éprouvé comme Vie et Amour indicible.
La notion clé des paragraphes 7 à 11 des 5èmes Demeures est donc celle de la certitude, que le croyant doit avoir pour être assuré d'avoir reçu cette grâce d'union à Dieu. Cette certitude de l'amour divin nous fait naître à une relation nouvelle avec Dieu, relation fondée à l'intime de soi sur notre identité unique d'enfant de Dieu. Cette relation procède de la réception du don de Dieu, car en cette relation, l’homme a tout à recevoir et rien d’autre à offrir que sa confiance et l’acquiescement de sa liberté : « Cette âme-là se remet désormais entre ses mains et son grand amour la rend si soumise qu'elle ne sait ni ne veut rien, si ce n'est que Dieu fasse d'elle ce qu'il voudra … et ce qu'il veut, c'est que, sans qu'elle sache comment, elle ressorte de là marquée de son sceau. Au vrai, dans cet état, l'âme n'en fait pas davantage que la cire lorsqu'on lui imprime le sceau, car ce n'est pas la cire qui se l'imprime elle-même : elle y est simplement disposée, je veux dire molle et, pour une telle disposition, ce n'est pas non plus elle qui s'amollit, elle se contente de demeurer coite et consentante. »[5] Nous retrouvons l’idée d’impression en l’âme de la grâce de Dieu avec en plus l’image du sceau, qui marque le don de l’Esprit Saint : « Celui qui nous rend solides pour le Christ dans nos relations avec vous, celui qui nous a consacrés, c’est Dieu ; il nous a marqués de son sceau, et il a mis dans nos cœurs l’Esprit, première avance sur ses dons. » (2 Co 1,22s) Dans le contexte du Cantique des cantiques cité par Thérèse, c’est aussi la marque de l’Epoux et de la configuration de l’âme à la ressemblance du Christ[6] : « Pose-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras. » (Ct 8,6)
b) L’écoute de la Parole (VI D III)
Mais comment qualifier cette certitude que Thérèse se voit dans l’incapacité d’expliquer davantage ? Elle recourt à la symbolique de la vision, mais il est intéressant de repérer la gêne qu’elle en éprouve : « Mais alors, allez-vous me dire, comment l'âme l'a-t-elle vu et compris si elle ne voit ni ne comprend ? Je ne veux pas dire qu'elle l'a vu alors, mais qu'elle l'a vu clairement par la suite. Non que ce soit réellement une vision, c'est plutôt une certitude qui s'inscrit dans l'âme et que seul Dieu peut donner. »[7] Thérèse se débat avec ce concept de vision, pertinent pour les grâces de vision imaginaire, mais qui a une valeur strictement analogique pour cette grâce d’union ou pour les visions intellectuelles. Ce sont des visions au sens où l’on assimile « voir » à « comprendre ». Le chapitre troisième des sixièmes Demeures est particulièrement important pour éclairer cette question. Thérèse y traite des paroles intérieures et des signes qui permettent de discerner leur authenticité : « Le troisième signe est que ces paroles ne s'effacent pas de très longtemps de la mémoire, parfois même jamais, comme s'effacent celles que l'on entend dans le monde, je veux dire de la bouche des hommes. Si graves ou si savants soient-ils, nous ne gardons pas ce qu'ils disent aussi bien sculptédans la mémoire. Et s'il s'agit de choses à venir, nous ne leur faisons pas autant confiance qu'à celles-ci, qui laissent dans l'âme une très grande certitude qu'elles la dotent d'une assurance invincible … »[8] Les véritables paroles intérieures suscitent la confiance du fait de la certitude qu’elles donnent de leur accomplissement. Elles enracinent dans la foi en la fidélité de Dieu : Dieu est véridique parce qu’il est fidèle. Tel est le Nom qu’il révèle à Moïse en Ex 34,6 : « LE SEIGNEUR, LE SEIGNEUR, Dieu tendre et miséricordieux, lent à la colère, plein d’amour et de fidélité … ». Cette fidélité réjouit davantage Thérèse que la grâce reçue à travers ces paroles dont elle relativise d’ailleurs l’importance. Ces paroles ne peuvent apporter aucune révélation qui ne soit déjà contenue dans l’Ecriture et telle que l’Eglise nous la transmet. Aussi, toute parole entendue avec foi moyennant la prédication de l’Église ou la méditation de l'Écriture est susceptible de produire les mêmes fruits.
Il ne s’agit pas ici d’autosuggestion : Une authentique parole intérieure surprend toujours par ce qu’elle est reçue passivement. Elle s'adresse autant au cœur qu'à l'intellect. Elle affecte toute la personne. Elle n’appartient pas au seul registre de l’information ou de la connaissance, mais elle crée une communion, qui va au-delà des mots (§ 10-11).[9]
Thérèse poursuit à propos de certaines paroles intérieures particulièrement importantes pour préciser leur lien avec la problématique de la vision.[10] Dieu parle parfois à la personne au plus profond d’elle-même comme aux oreilles de l’âme par des paroles accompagnées de visions intellectuelles. Ces paroles sont entendues au plus intime de l’être avec une extrême clarté, en un lieu si secret qu'il est impossible que cela vienne du démon ou de l'imagination. Leur clarté est telle qu'il est impossible d'en manquer une seule syllabe. Elles viennent à l’improviste et concernent souvent des sujets auxquels la personne ne pensait pas et même parfois dont elle n’avait nulle connaissance. Leur audition est totalement passive. La personne ne fait que les entendre, mais elle ne peut en aucun cas ne pas les entendre. Ces paroles intérieures donnent en un instant des lumières qui dépassent les capacités de l’intelligence. Elles font comprendre beaucoup plus que ne l'implique leur sens exact, car cette lumière touche l'être et non pas seulement la puissance de l’entendement. Leur rapport à la lumière et à la compréhension justifie l’appellation de vision intellectuelle : L’intelligence du mystère de foi est vécue comme une relation immédiate à Dieu parlant à l’intime de l’être en cette expérience où la frontière entre audition et vision semble avoir disparu. La vision intellectuelle apparaît comme étant indissociable de la parole, qu’elle fait résonner au plus intime de l'âme. En outre, le caractère inoubliable de ces paroles les rattache à la mémoire, puisqu’il n’y a pas d’écoute vraie de la Parole sans mémoire durable de cette Parole.
c) Audition plus que vision VII D I
La grâce mystique apparaît ainsi comme le surgissement à l’intime de l’être de cette Parole devenue la marque brûlante de la présence de Dieu. Cela trouve sa pleine réalisation dans les septièmes Demeures : La Parole au-delà de tout mot, la Parole d’absolue dépendance et de gratitude infinie du Fils pour le Père dans l’Amour qui est Dieu devient consciente jusqu’à susciter la gratitude filiale. Entendre la Parole, c’est être saisi par ce mouvement qui entraine l’être à s’unir à Jésus pour prononcer le Oui de la liberté filiale. La promesse de Dieu s’accomplit en ce oui à la Parole gardée et méditée en son Fils bien-aimé : « Une fois dans cette demeure, par vision intellectuelle et par une certaine façon de représenter la vérité, lui apparaît la Très Sainte-Trinité, toutes les trois personnes, dans une flambée qui vient sur son esprit à la manière d'une nuée d'une intense clarté, et, par une admirable nouvelle qu'elle reçoit, l'âme comprend avec une absolue certitude que ces trois personnes distinctes sont une seule substance, un seul pouvoir, un seul savoir et un seul Dieu, de sorte que ce que nous croyons par la foi, l'âme le comprend alors, pourrait-on dire, par la vue, bien que ce ne soit pas une vue avec les yeux du corps, ni avec ceux de l'âme, parce que ce n'est pas une vision imaginaire. Là, les trois Personnes se communiquent à elle et lui parlent pour lui faire entendre des paroles que, selon l'Évangile, le Seigneur a dites : qu'ils viendraient, lui, le Père et le Saint-Esprit, demeurer avec l'âme qui les aime et qui en garde les commandements. »[11] Les trois Personnes parlent à Thérèse de sorte que les paroles de l’Évangile se réalisent. Celles-ci sont citées de manière approximative, car Thérèse le fait de mémoire, n’ayant pas d’accès direct à l’Ecriture : « Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, et mon Père l'aimera et nous viendrons vers lui et nous nous ferons une demeure chez lui. » (Jn 14,23) Elle perçoit la présence divine au plus profond d’elle-même de sorte que son cœur est tout absorbé par cette divine compagnie.
Mais le langage de la théologie, est impropre pour exprimer l’expérience du mystère dans sa réalité effective. Il affirme simplement la foi en cette insondable unité des trois Personnes divines éprouvée à l’intime de l’être. En outre, aucun langage ne peut rendre compte de l’expérience elle-même. L’expression « vision intellectuelle » provient de l’anthropologie thomiste qui considère l’intelligence comme étant la faculté la plus noble de l’âme humaine. Or la contemplation de Dieu n’est pas de l’ordre de l’intelligence, mais de la vie. C’est pourquoi Thérèse distingue la foi par expérience, qui relève de l’âme tout entière, de la foi par connaissance liée à l’une de ses puissances spirituelles. Dans la grâce mystique, la conscience que la personne a du mystère engage les deux facultés spirituelles de l’âme que sont la connaissance et l’amour, mais elle surgit des profondeurs de la mémoire.
La grâce s’accomplit dans le registre de la Parole mémorisée. Tout l’itinéraire du livre des Demeures consiste en l’expérience de la Parole, une Parole efficace dont la nature est d’être aussi bien Acte que Parole. Il est essentiel à la Parole divine de s’accomplir dans le cœur de celui qui l’accueille avec foi. Thérèse n’a-t-elle pas fondé le livre des Demeures sur la Parole en reliant l’image du château à la citation de Proverbes 8,31 et de Genèse 1,26 avec en outre une allusion à Jean 14,2 pour évoquer la possibilité de l’inhabitation divine. Elle reprend dans les septièmes demeures ces mêmes versets devenus des paroles vives au terme du chemin. Cependant, la référence à Jean14,2 cède le pas à une autre citation de ce même chapitre de l’évangile johannique : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole et mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure. » (Jn 14,23) Le contexte immédiat de ce verset est celui de la question de Jude sur la manifestation du Christ au monde. Sans y répondre directement, Jésus promet qu’il se manifestera non pas extérieurement, mais à l’intime de l’être des disciples qui l’aiment et gardent sa parole. Non seulement il se manifestera, mais le Père et lui feront en eux leur demeure.
Une anthropologie spirituelle fondée sur la mémoire plus que sur l’intelligence permet mieux de rentre compte de cette expérience spirituelle. Plus que de connaissance, il s’agit d’une intuition de la communion à la Vie divine. La mémoire donne de percevoir la présence vive de Dieu comme origine immémoriale et finalité bienheureuse. En amont de concepts abstraits par nature statiques et d’une intelligence qui décortique toute chose jusqu’au mystère de Dieu, la mémoire donne de vibrer à l’unisson d’une Vie infinie. Aussi, faut-il être conscient des limites d’un vocabulaire auquel Thérèse recourt tout en le critiquant : « … bien qu'elle ne le voie ni avec les yeux du corps ni avec ceux de l'âme. Cette vision, on l'appelle intellectuelle, je ne sais pourquoi. »[12] En effet, pourquoi parler de vision, puisqu’on ne voit rien ni avec les yeux du corps, ni avec les yeux de l’âme. Quels autres yeux pourraient-on avoir qui ne seraient ni corporels, ni spirituels ! Lorsque Thérèse parle des yeux de l’âme, elle pense aux visions imaginaires qui s’appuient en effet sur la puissance imaginative rendue capable de percevoir par exemple l’humanité glorieuse du Christ. Elle dit n’avoir jamais eu de visions corporelles comme le sont des apparitions. Qu’entend-elle donc par vision intellectuelle ? L’intelligence du dogme en tant que saisie intuitive de l’unité et de la profondeur du mystère de Dieu Trine est avant tout une expérience relationnelle et donc une expérience de parole et de vie. Pour rendre compte de cela, Thérèse a recours nécessairement à la définition dogmatique, mais elle témoigne surtout d’une relation vécue avec le Dieu Trinité à l’intime de son être. Cette relation est l’accomplissement d’une promesse et donc d’une parole. Cette parole, longuement mémorisée dans la foi, est devenue relation vive en Christ avec le Dieu Trinité qu’elle révèle. S’il faut donc employer une analogie sensorielle, il faudrait mieux parler d’audition que de vision. Thérèse entend la Parole prononcée par le Christ en Saint Jean au point que celle-ci la touche et l’unifie en son être profond dans la présence du Dieu trinité. Nous pourrions ajouter que Thérèse expérimente ce que Paul déclare aux Romains : « Tous ceux qui se laissent conduire par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu. Vous n’avez pas reçu un esprit qui fait de vous des esclaves et vous ramène à la peur ; mais vous avez reçu un Esprit qui fait de vous des fils ; et c’est en lui que nous crions « Abba ! », c’est-à-dire : Père ! C’est donc l’Esprit Saint lui-même qui atteste à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. » (Rm 8,14-16) L’Esprit Saint n’est pas explicitement nommé dans le verset johannique, mais il l’est peu après : « Le Défenseur, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, lui, vous enseignera tout, et il vous fera souvenir de tout ce que je vous ai dit. » (Jn 14,26) Il est donc implicitement présent dans l’acte même de garder la Parole de Jésus, car en Saint Jean, il est mémoire vive de cette Parole dans le cœur des disciples. Aussi, la communion à la vie trinitaire est-elle participation à la relation filiale de Jésus avec son Père par la grâce de sa Parole intériorisée et comme gravée dans la mémoire sous l’action de l’Esprit Saint. Cette mémoire est un acte d’amour, car qu’est-ce qu’aimer sinon se souvenir de la personne aimée et désirer accomplir ses volontés comme le déclare Jésus ? : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole … » L’expérience de l’inhabitation trinitaire promise par Jésus à ceux qui garderaient sa Parole s’accomplit donc en ces septièmes demeures. Qu’il s’agisse davantage d’une audition de la Parole que d’une vision transparaît à travers la formulation qu’en donne Thérèse ou pas moins de sept vocables sont de l’ordre de la communication auditive (caractères gras) : « Une fois dans cette demeure, par vision intellectuelle et par une certaine façon de représenter la vérité, lui apparaît la Très Sainte-Trinité, toutes les trois personnes, dans une flambée qui vient sur son esprit à la manière d'une nuée d'une intense clarté, et, par une admirable nouvelle qu'elle reçoit, l'âme comprend avec une absolue certitude que ces trois personnes distinctes sont une seule substance, un seul pouvoir, un seul savoir et un seul Dieu, de sorte que ce que nous croyons par la foi, l'âme le comprend alors, pourrait-on dire, par la vue, bien que ce ne soit pas une vue avec les yeux du corps, ni avec ceux de l'âme, parce que ce n'est pas une vision imaginaire. Là, les trois Personnes se communiquent à elle et lui parlent pour lui faire entendre des parolesque, selon l'Évangile, le Seigneur a dites : qu'ils viendraient, lui, le Père et le Saint-Esprit, demeurer avec l'âme qui les aime et qui en garde les commandements. » Le registre de la vision apparaît également à cinq reprises (texte souligné) sous la forme d’une compréhension qui illumine l’âme, mais c’est bien de la mémoire de la Parole que cette compréhension procède pour devenir une participation vivante à l’amour du Fils pour le Père dans l’Esprit. La notion d’intuition éclaire cela, car la lumière de l’intelligence ne procède pas alors d’une réflexion, mais d’un contact intime de l’âme avec la vie, celle-ci rejaillissant en intelligence et amour.
L’intuition porte en elle-même en effet la dimension d’un contact avec la réalité. A l’audition comprise ici comme symbole sensoriel nous pouvons donc ajouter le toucher. Il permet une perception globalisante de l’être, dans la mesure où il rejoint par la mémoire l’expérience antérieure à l’acquisition de la parole, au temps des premiers contacts avec la vie. Le toucher renvoie à l’absolue dépendance de l’enfant dans les bras de sa mère, cet enfant de Dieu devenu adulte dans l’audition de la Parole divine qui l’associe pleinement à la relation du Père et du Fils dans l’Esprit. A cette profondeur du toucher qui ressaisit l’existence entière, le cri suscité par l’Esprit « Abba, Père ! » résonne dans l’entendement et embrase la volonté, les unissant dans une commune intuition de la vie divine.
Or ce verset de Jean 14,23 a ceci de singulier qu’il nous parle de la parole elle-même ou plus exactement de notre relation à la parole de Jésus. Aimer Jésus, c’est garder sa Parole. Garder sa Parole, c’est accueillir l’amour du Père pour nous. Accueillir cet amour, c’est vivre de l’Esprit qui seul permet d’entendre la Parole et de la garder en son cœur. Il est d’une certaine manière l’équivalent de la parabole du semeur dans les synoptiques (cf. Mc 4), qui est aussi une parole sur la réception de la parole. Jésus déclare que l’audition de cette parabole est la condition de compréhension de toutes les paraboles. (cf. Mc 4,13) Il s’agit en effet d’accéder à une audition qui dépasse la simple compréhension pour transformer la vie en champ de la parole, d’une parole inépuisablement féconde. C’est ainsi que Marie reçut la Parole de l’Esprit saint et la garda en son cœur (Lc 1,26-38). C’est ainsi qu’elle s’enflamma dans le cœur des disciples d’Emmaüs lorsque ceux-ci la reçurent du Ressuscité (Lc 24,13-32).
Pour mieux saisir la force de cette expérience de la Parole, nous devons rappeler ce qui caractérise la parole humaine. Celle-ci comporte une forme et un contenu. La forme vise à établir la relation et le contenu à transmettre un message. La forme correspond aux moyens d’expression. Dans le cas de l’oralité, cela comprend la langue utilisée, le style employé, la tonalité et la force de la voix, le rythme du discours, mais encore la mimique et la gestuelle qui accompagnent l’émission sonore. Nous savons combien tout cela est important. Non seulement cela conditionne la réception du message, mais cela compte pour une part considérable dans ce que l’interlocuteur retiendra de cette communication. Le contenu du message lui-même, ce qui semble l’objet même de la relation, n’intervient, dans le meilleur des cas, que pour moitié dans ce que la personne retiendra au final. Cette distinction entre forme et contenu est donc importante à faire, tout particulièrement afin que la forme soit tout à la fois capable de favoriser la relation avec l’interlocuteur et soit adaptée au contenu à transmettre. Il doit y avoir une certaine adéquation entre la forme et le contenu pour que la relation soit effective et la transmission réussie.
Lorsque nous appliquons ces considérations à notre audition de la Parole de Dieu, nous retrouvons ces deux dimensions. La Parole, en tant que forme, nous met en relation avec Dieu et par son contenu, nous révèle son mystère. Cependant, elle a ceci de particulier dans la foi chrétienne que la forme de la Parole est identique au contenu : le Verbe de Dieu, par son Incarnation, a pris la « forme de serviteur ». (cf. Ph 2,7) Grâce à cette forme assumée en notre humanité, le Verbe fait chair est l’image visible du Dieu invisible. Le Fils de Dieu nous donne ainsi accès au contenu de la Révélation de Dieu comme Père et comme Amour. C’est ce que traduisent les Paroles qui parlent de la réception de la Parole de Dieu, comme ce verset 14,23 de l’Évangile johannique. La foi en la Parole gardée par amour, mémorisée dans le cœur est relation vive avec le Dieu Trinité présent à l’intime de soi et intuition de son mystère. En cette Parole, nous participons à la communion filiale de Jésus avec son Père dans l’Esprit. Le croyant perçoit ainsi dans la foi une seule vie, un seul mouvement, un seul amour en cette union de Jésus au Père révélée aux disciples par sa parole et le don de l’Esprit. La promesse inaugurale de l’inhabitation divine faite à l’ouverture du livre est donc réalisée. Jean 14,23 éclaire Jean 14,2 dans le lien étroit de ces deux paroles avec celles de Pv 8,31 et de Gn 1,26. La parole au commencement est devenue esprit et vie dans l’âme croyante. Elle imprime en elle la marque du Dieu vivant et relie le croyant à la source de la vie. La personne est unie de tout son être au Dieu qui lui parle et en qui la Parole a pris vie. Elle lui est unie spirituellement au point de ne plus faire qu’un avec lui dans son Fiat à la Parole.
d) Une expérience gravée dans la mémoire
Le témoignage de Thérèse est insistant : il n’est pas d’expérience spirituelle qui ne s’inscrive dans l’être profond et donc dans la mémoire de manière indélébile. C’est en cela que la grâce transforme notre âme pour en faire le réceptacle de la présence divine. Or, comme l’a montré Augustin, c’est par la mémoire que nous vivons de cette présence de sorte que l’inhabitation divine se réalise dans l’âme comprise comme mémoire. Ainsi en va-t-il pour Thérèse de ces expériences qu’elle relate dans les sixièmes Demeures, associant l’inscription de ses grâces en l’âme à leur permanence dans la mémoire.
A propos de la grâce d’union des cinquièmes demeures, Thérèse avait déjà utilisé le lexique visuel : « Cette vision-là est tellement gravée dans l’âme, qu’elle n’a d’autre désir que de recommencer à en jouir. Je l’ai déjà dit, on ne voit rien dans cette oraison dont on puisse dire que c’est voir, pas même en imagination. Si je parle de voir, c’est en raison de la comparaison que j’ai faite. L’âme est maintenant bien décidée à ne pas prendre d’autre époux … »[13] La comparaison dont il s’agit est celle de la rencontre entre de futurs mariés qui apprennent à se connaître. Le terme de vision renvoie donc à l’expérience d’une rencontre, celle de l’épouse et de l’époux qui se sont vus à cette occasion. La symbolique de la vision ne renvoie pas ici au registre intellectuel, mais à celui d’une rencontre capable de transformer l’être et de susciter le désir de l’union définitive. Cette rencontre s’avère encore plus fulgurante dans les sixièmes demeures lors de l’expérience du ravissement : « Ces visions restent tellement gravées dans la mémoire qu’il est impossible, je crois, de les oublier, avant d’en jouir pour toujours ... »[14] Le rapprochement entre ces deux texte montre que Thérèse tient pour équivalentes ici l’âme et la mémoire. Une grâce est gravée en l’âme lorsqu’elle y est mémorisée de telle manière qu’elle devient inoubliable. Cette rencontre marque à jamais la personne, qui aspire à ce qu’elle soit éternelle. Une telle expérience relève davantage du registre de la Parole que de celui de la vision, bien qu’il s’agisse d’une parole sans voix et sans mots, Parole créatrice de l’être à l’image de ce Dieu qui prend ses délices avec les enfants des hommes. (cf. Gn 1,26 et Pv 8,31) Cela advient lors d’expériences extatiques : « Lorsque le Seigneur trouve bon, alors que l'âme est ainsi en suspens, de lui révéler certains secrets, tels que des choses du ciel et des visions imaginaires, elle est ensuite capable de les relater, et ceci lui reste tellement imprimé dans la mémoire que jamais, jamais elle ne l'oublie. »[15] Cela est vrai également des grâces qui échappent à la conscience : « Si l'âme ne se rappelle pas des si hautes faveurs que le Seigneur lui fait, quel profit en tire-t-elle ? Oh, mes filles, il est tellement grand qu'on ne saurait en donner toute la mesure, parce que même si l'on ne sait pas décrire ces faveurs, elles restent si bien inscrites au plus profond de l'âme qu'elles ne s'oublient jamais. »[16] Cette expérience concerne tout particulièrement la mémoire de l’Humanité du Christ : « Lorsque le Seigneur daigne favoriser encore plus cette âme, il lui laisse clairement voir sa très sainte humanité, sous la forme qu'il veut, ou tel qu'il allait par le monde ou après sa résurrection ; et, bien que cela se passe à une telle vitesse qu'on pourrait la comparer à celle d'un éclair, cette très glorieuse image demeure si bien sculptée dans l’imagination[17] qu'il est impossible, à mon avis, qu'elle s'en efface jusqu'à ce que cette âme la voie en ce lieu où elle pourra en jouir à jamais. »[18]
Nous comprenons dans ces conditions que Thérèse s’insurge contre l’oubli de la Sainte Humanité du Christ prôné par certains spirituels pour être en communion immédiate avec Dieu. Outre l’aberration que cela représente du point de vue de la foi chrétienne, c’est aussi saper les fondements même de la vie spirituelle. Au cœur des sixièmes Demeures et de l’évocation de grâces exceptionnelles, Thérèse éprouve le besoin de rappeler l’exigence de l’exercice de la mémoire pour vivre la communion avec Dieu : « Certaines âmes s'imaginent sans doute qu'elles ne peuvent évoquer la Passion ; mais, alors, elles pourront encore moins évoquer la très sainte Vierge et la vie des saints, dont la mémoire est pour nous de si grand profit et encouragement. »[19] « (Une telle âme n'aura sûrement pas raison), si elle dit qu'elle ne s'arrête pas à ces mystères, qu’ils ne sont pas souvent présents à son esprit, en particulier lorsque l'Église catholique les célèbre, et il n'est pas possible que l'âme qui a tant reçu de Dieu perde la mémoire de si précieuses marques d'amour, car ce sont de vives étincelles, bien faites pour aviver davantage encore celui qu'elle éprouve pour Notre Seigneur ; mais si elle ne le comprend pas, c'est parce que l'âme comprend ces mystères d'une manière plus parfaite, car c'est l'entendement qui se les représente et ils sont estampillés dans la mémoire, de façon que rien qu'à voir le Seigneur baigné d'une sueur épouvantable, étendu à terre dans le jardin des Oliviers, cela lui suffit non seulement pour une heure, mais pour de nombreux jours : elle voit alors d'un simple coup d'œil qui il est et combien nous avons été peu reconnaissants de tant de souffrances ; ensuite, c'est au tour de la volonté d'intervenir, même si c'est sans tendresse, avec le désir de se mettre au service d'une si grande faveur et de souffrir un tant soit peu pour qui a tellement souffert, et autres choses semblables dont la volonté occupe la mémoire et l'entendement. »[20] Tout cela se résume fondamentalement à une question de gratitude, cette gratitude qui est au cœur de l’union à Dieu : « Notre Seigneur souhaite par-là que l'âme ne perde pas la mémoire de son Seigneur afin, d'une part, de toujours rester humble, et, d'autre part, de mieux comprendre ce qu'elle lui doit, et la grandeur de la faveur qui lui est faite afin d'en louer Sa Majesté. »[21]
C’est dans cette âme devenue conscience d’une part de son néant et de son péché et d’autre part de son existence imméritée en Dieu que s’accomplit la parole de Jésus, la promesse de l’inhabitation de Dieu. Nous comprenons que Dieu ne puisse pas se manifester au monde, mais seulement en l’âme devenue consciente que son existence est un miracle de l’amour divin. Tout est dit et pourtant Thérèse poursuit. Sans doute manque-t-il encore à cette parole de prendre chair dans la vie. La conscience de cette relation divine est en effet constante, mais de manière plus ou moins intense de sorte que la vie se poursuit malgré tout et qu’il faut même parfois en réveiller le souvenir. C’est une conscience obscure et pourtant certaine de la présence divine, d’une présence qui ne fera jamais défaut. La personne est tout à la fois Marthe et Marie au point de s’étonner de cette unité de son existence tout à la fois divine et terrestre et de l’ineffable mystère de notre vocation humaine : « … on voit des choses intérieures qui font comprendre avec certitude qu'il y a, pour ainsi dire, une différence sensible entre l'âme et l'esprit, bien que ce soit une seule et même chose. On reconnaît cette si délicate division, car il semble que parfois l'une et l'autre agissent de manière différente, ainsi qu'est différente la saveur dont le Seigneur veut les doter. Il me semble, en outre, que l'âme est une chose différente des puissances, et que le tout n'est pas une même chose. Il y en a tant, et si délicates, à l'intérieur de nous-mêmes, que ce serait bien audacieux de ma part de me mettre à les expliquer. C'est là-haut que nous le verrons, si le Seigneur nous fait la grâce de nous mener là où nous pourrons comprendre ces secrets. »[22]
Cette claire connaissance n’absorbe pas l’esprit, mais le laisse plus que jamais éveillé au service de Dieu malgré de multiples occupations. La personne a la certitude que Dieu ne l’abandonnera jamais. Le Seigneur fait une grande miséricorde lorsqu’il donne de comprendre qu'il ne nous quitte jamais par le moyen de cette conscience de l’inhabitation en nous des trois Personnes divines. Cette présence n’est pas aussi claire ensuite que lorsque la grâce survient, mais il suffit à la personne de se recueillir pour percevoir en elle cette divine compagnie sans qu’il soit en son pouvoir de retrouver cette claire vision. Celle-ci se sent divisée, vivant pour une part en cette compagnie et pour une autre au milieu des travaux et des épreuves. Thérèse se plaint à son âme à la manière dont Marthe s’est plainte à Marie (Lc 10,40). La personne éprouve ce dédoublement entre l’âme et l’esprit bien qu’ils ne soient qu’une seule chose. Mais si la conscience de l’inhabitation divine demeure en dépit des occupations extérieures, c’est qu’elle est gravée dans l’âme de telle sorte qu’elle est devenue inoubliable.
[1] cf. le livre de « la vie » au chapitre IV, paragraphe 7 pour le récit que Thérèse fait des grâces d'union qu'elle reçut avant l'âge de 20 ans et citation de 5èmesDemeures I,4.
[2] 5èmes Demeures I,9.
[3] Cf. le livre de « La vie » au chapitre XVIII, paragraphe 14, pour la description de ces grâces.
[4] 5èmes Demeures I,11.
[5] 5èmes Demeures II,12
[6] Le Christ a été marqué par le Père du sceau de l’Esprit (Jn 6,27). La configuration du chrétien au Christ se fait par la réception de ce même sceau de l’Esprit (2 Co 1,22 ; Ep 1,13 ; 4,30).
[7] 5èmes Demeures I,10.
[8] 6èmes Demeures III,7.
[9] 6èmes Demeures III,10-11.
[10] 6èmes Demeures III,12-18.
[11] 7èmes Demeures I,7.
[12] 6èmes Demeures VIII,2.
[13] 6èmes Demeures I,1.
[14] 6èmes Demeures V,11.
[15] 6èmes Demeures IV,5.
[16] 6èmes Demeures IV,6.
[17] Synonyme ici de mémoire
[18] 6èmes Demeures IX,3.
[19] 6èmes Demeures VII,6.
[20] 6èmes Demeures VII,11.
[21] 7èmes Demeures IV,2.
[22] 7èmes Demeures I,11.
conférence du samedi 6 novembre donnée par le Père Olivier-Marie Rousseau , frère Carme de la province de Paris et délégué pour les relations avec le judaïsme sur le diocèse de Meaux
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