Table-ronde inaugurale avec le Grand Rabbin Haïm Korsia et le Cardinal Philippe Barbarin
Mercredi 13 juillet 2016 matin – Grand chapiteau Moulin Liron
Thème : « Les enjeux de la miséricorde dans le monde d’aujourd’hui »
Le Grand Rabbin Korsia précisa le mot hébreu rahoum pour « miséricorde » qui vient du mot « matrice». C’est, disait-il, intégrer le devenir de l’autre et le voir comme une mère voit son enfant (empathie, compassion). La miséricorde permet de dépasser ce que nous sommes. Toute personne est autre, et pleine et entière dans sa dignité, même si elle n’est pas ce qu’on voudrait qu’elle soit.
Être porté par la miséricorde, c’est reconstruire en permanence du lien. Dieu est miséricordieux. C’est impossible de vivre dans un monde de rigueur. Il se contracte pour nous laisser notre libre-arbitre, et il renouvelle tous les jours la Création du monde. Faisant référence au livre de Christian Bobin : « Le Très Bas » sur St François d’Assise, qui disait que trop savoir sur quelqu’un l’enfermait et n’encourageait pas à la rencontre, il précisait que faire miséricorde, c’est faire crédit. Construire un lien avec les autres ne se fait pas de n’importe quelle façon, mais en étant le reflet de Dieu. Le Psaume 121,5 parle de l’Éternel qui est « comme l’ombre à ta droite ». Dieu est comme l’ombre de notre main. Si nous sommes miséricordieux, Dieu se comportera ainsi envers nous. La miséricorde est l’unique moteur pour nous transformer nous-mêmes.
La miséricorde va avec le pardon. Or ce sont les choses les plus impardonnables qu’on doit pardonner. Le Talmud dit que, là où il y a un repenti, même un juste ne peut se tenir. Le juste est dans une perfection. Or la perfection humaine est la perfectibilité. Quand l’homme accepte d’être imparfait, il accepte que les autres soient imparfaits. Le chemin de miséricorde le plus difficile est de se pardonner de ce qu’on est et à distance de ce qu’on rêverait d’être. La « bienveillance », c’est être miséricordieux. Quand on manifeste de la miséricorde entre nous, on fait venir le temps messianique.
Le Cardinal Barbarin reconnaît que le mot « miséricorde » est endormi chez les catholiques. Or c’est un mot très fort qui dit que Dieu nous aime du fond de son ventre, avec ses entrailles paternelles. Il nous faut essayer de recevoir ce cadeau de Dieu. Déjà avoir les yeux ouverts, comme Dieu : « J’ai vu la misère de mon peuple ». Savoir être la continuité personnelle du Messie comme Jésus dans la parabole du Bon Samaritain (immense tenture du Bon Samaritain sous le chapiteau) : voir le blessé et s’arrêter. Or certains ont vu et ne se sont pas arrêtés. Quand on a vu, il faut s’arrêter… Voir, s’arrêter, prendre soin… Ne pas faire comme si on n’avait pas vu (il évoqua la détresse du patriarche de Bagdad comptabilisant en réalité 1 000 morts et non 250 comme annoncé par les médias…). « J’ai vu la misère de mon peuple »... Exode 3 : « Je serai là quand je serai là » : force de cet amour qui s’engage. Exode 34, 6-7, il y a une cascade d’adjectifs (« miséricordieux, bienveillant, lent la colère, plein de fidélité et de loyauté, fidèle à des milliers de générations, supportant la faute, la révolte et le péché ...»). Quand toute cette miséricorde est en Lui, précise-t-il, il nous faut regarder ce qu’Il a fait. La question qu’on peut se poser est la suivante : Cette misère du monde, est-ce qu’elle te prend aux tripes ? (comme les entrailles du Père dans la parabole de l’enfant prodigue). La miséricorde est un regard qui espère (le retour, la présence…). Parler de miséricorde, en christianisme, c’est tourner autour du mot « grâce ». C’est un don de vie, une beauté, une manière dont Dieu continue son œuvre en nous (« Laissez-moi poursuivre mon travail en vous pour que vous deveniez ce que vous devez être »…). Il nous faut démonter les idées fausses d’un Dieu de colère dans l’Ancien Testament et d’amour dans le Nouveau : Un Dieu « lent à la colère » : mais pourtant Il se met en colère !
Ancien Testament : un Dieu de colère ? Certes il s’y trouve des débordements de colère, mais aussi de tendresse ( Osée 11).
Nouveau Testament : un Dieu d’amour ? Or avec Jésus, n’y a-t-il pas aussi des débordements de colère? La colère n’a-t-elle pas son utilité ? Rm 12, 19 : « Laissez agir la colère de Dieu » car elle va vous réveiller!
Osée 11, 8-9 : « Mon coeur s’est retourné... ». La colère nous fait frémir. Mais Il se ravise : Non, je ne peux pas « car je suis Dieu et non pas homme ».
Exode 34, 6 : On y parle de hessed, le tourment d’amour, la bonté. Il nous faut vivre de cette bonté de Dieu. Se laisser brûler comme un feu…
Quel est le programme de Dieu dans ma vie ? Il faut reprendre chacun de ces mots pour voir comment l’amour est mis en œuvre. Jean-Paul II a insisté : c’est quoi l’essentiel ? « N’ayez pas peur ! Ouvrez grand les portes ». Le fil rouge de son pontificat a été la miséricorde. « Non un attribut de Dieu, mais c’est son Nom ! ». Le pape François a mis la miséricorde dans sa devise.
Il conclura son intervention par cette phrase lancée à l’adresse des jeunes : « Vous ne pourrez être des relais de la miséricorde que si vous laissez Dieu agir en vous ».
Les questions ont été nombreuses. Quelques échos...
Le rapport entre miséricorde, grâce, se mettre en colère, vérité.
Haïm KORSIA: Exode 34, 6-7 : on parle d’emet, vérité. La miséricorde, c’est être vrai. La vérité est aussi un Nom de Dieu. L’obscurité, c’est quand on ferme les yeux sur la misère autour de soi (cf plaie d’Égypte : « Maudits soient les yeux fermés »).
La plus grande miséricorde n’est-elle pas celle vécue au sein de la famille ?
Père BARBARIN : Les plus grandes blessures nécessitent un combat pour que gagne la miséricorde. Dans la parabole du Bon Samaritain, la question posée est : Qui est mon prochain ? Ce qu’il faut comprendre, c’est : De qui se trouve-t-il être devenu le prochain ? Dans les circonstances de ta vie, tu es devenu le prochain de celui qui croise ta route…
Par rapport au pardon : l’enfer, n’est-ce pas ceux qui ne veulent pas pardonner ?
Haïm KORSIA : La miséricorde, c’est une attitude. Dieu passe son temps à prodiguer sa miséricorde, et on ne veut pas de Lui. Cf Jonas : Tu voudrais que je détruise cette ville alors qu’il y a des milliers d’âmes ? Dieu nous fait vivre. Malgré toi, tu as été conçu. Tu vis. Tu meurs. Et malgré tout, tu dois vivre.
On est cuit ? … Mais dans l’interstice, on peut faire quelque chose…
BARBARIN : Si quelqu’un refuse le pardon (bloc de béton), il faut parler, même si on n’est pas reçu. Il y a peut-être des nœuds. Mais cela restera gravé. Il faut qu’un amour venu d’ailleurs nous touche…
Haïm KORSIA : Dans le Talmud, si vous avez blessé quelqu’un et que la personne meurt :
si l’humiliation s’est passée seul à seul : on va seul sur sa tombe.
si l’humiliation s’est passée en public : il faut aller avec dix personnes sur sa tombe.
Le pardon est un chemin. Dieu nous porte comme un homme porte son enfant (images fortes). « Je vous porte sur des ailes d’aigle ». Pourquoi des ailes d’aigle ? Car l’aigle est le seul oiseau qui porte ses petits sur ses ailes (et non dans ses serres). Son corps s’interpose entre le danger (flèche potentielle) et son petit. Cela dit une capacité à se sacrifier. Dieu est à la fois père et mère…
BARBARIN : Le pardon, c’est cette recherche d’harmonie que tout le monde désire au plus profond.
Œil pour œil, dent pour dent : n’est-ce pas le reflet de la vengeance ?
Haïm KORSIA : Quand on a voulu réconcilier tout le monde en Afrique du Sud, il s’est mis en place des commissions « Justice et vérité ». Quand il y a une blessure, il faut reconnaître cette blessure et compenser. Le Talmud dit qu’on indemnise sur cinq niveaux : la souffrance / le dommage / la guérison / l’immobilisation / la honte. Une main n’a pas la même valeur pour un footballeur ou pour un pianiste. On compense par une valeur, et ainsi, on élimine la vengeance. « Ne te venge pas » dit l’Écriture. Rachi parle de deux réactions possibles : Devant quelqu’un qui vient demander une pioche : soit on refuse, car la veille, il n’a pas prêté sa pelle, soit on accepte, en passant par dessus le refus de la veille.
La miséricorde, c’est de ne pas rappeler à l’autre sa faiblesse. C’est l’aimer tout simplement.
BARBARIN : Faire attention à la vengeance à l’intérieur de soi, car cela peut rendre fou… Mt 5 : Jésus nous montre le chemin qui risque de faire des dégâts. Il nous faut refaire le chemin du cœur miséricordieux de Dieu jusqu’à la Torah.
Y a-t-il une dimension politique à la miséricorde ?
Haïm KORSIA : Le chef d’État ne sort pas de son humanité. Talmud : « Ne manifeste pas de pitié pour le pauvre. La justice, tu rechercheras ». Le tribunal de David condamnait le fautif. Mais de sa caisse personnelle, il aidait le pauvre condamné. Idem pour les chefs d’État.
BARBARIN : Le chef d’État peut exercer son droit de grâce. Écouter le pauvre car, d’habitude, on ne l’écoute pas. Et faire la justice. Il y a un au-delà de la justice, qui ne discrédite pas pour autant la justice humaine.
Dans la relation Juifs-Chétiens, le mot de miséricorde a-t-il quelque chose à faire ?
Haïm KORSIA: S’il est intégré dans le concept de charité (bienveillance) : c’est une façon de respecter l’autre dans ce qu’il est. Je veux tisser des liens avec lui.
BARBARIN : Il y a beaucoup de blocages dans ce monde. Il peut y avoir déblocage par le dialogue interreligieux et la bienveillance. « Les entrailles de miséricorde », c’est très fort. Le Magnificat est une perle de la miséricorde. Ne pas croire que l’on SAIT. Sur Dieu, c’est évident. Or à l’intérieur du mot « miséricorde », quelque chose se révèle. Pour les musulmans, quand ils disent : « le Miséricordieux », c’est une vérité qui dépasse et propulse en avant.
Pourquoi de tout temps le monde a eu si peur de miséricorde avec le peuple juif ?
BARBARIN : Cela vient de l’élection. Pourquoi Dieu les a-t-Il choisis ? Or c’est un petit peuple qui ne vaut pas tripette. Et pourtant quel amour ! Pourquoi est-il choisi ? C’est le mystère de la liberté de Dieu. Mais c’est un fait. Le monde entier obéit à la Bible. Non à Madagascar, mais à Jérusalem. Le choix de Dieu, même dans une société laïque, s’impose. Ce n’est pas facile à vivre pour le peuple juif. Nous avons été choisis parce que nous avons été choisis. « Le salut vient des Juifs » (cf Is 2). Aucun orgueil en lui et il sait que c’est un fait. Dieu a qualifié le peuple juif sans aucune raison. Cela restera un mystère éternel.
Haïm KORSIA : La notion d’élection n’existe pas en hébreu. C’est un peu comme la grâce : en christianisme, c’est un arbitraire de Dieu (cf Paul à Damas). En judaïsme, c’est la réponse de l’homme à un appel. Il ne s’impose pas dans la vie de celui qui ne veut pas. Balam ne voit pas l’ange. L’ânesse en train de le sauver, il la frappe. Jean-Paul II a qualifié les juifs de « frères aînés dans la foi » : frères, cela finit toujours mal ! Benoît XVI, comme le pape François, a parlé de « pères dans la foi ».
Dans l’un ou l’autre cas, c’est le rappel de l’historicité de nos liens. En France, pendant la guerre, 3/4 de la population juive a été sauvée car les Juifs sauvés ont été regardés comme des frères en humanité. Mgr Saliège à Toulouse en 1942 a obligé ses prêtres à lire un texte en chaire : Les juifs sont des hommes, les juives sont des femmes !! Le réveil des consciences est au cœur de la miséricorde. Élie Wiesel disait : « L’inverse de l’amour n’est pas la haine, c’est l’indifférence ». On pourrait dire : l’inverse de la haine n’est pas l’amour, mais la miséricorde = je veux avoir un lien. Quand s’installe l’indifférence, c’est cruel et mortel. La force de la miséricorde est de ne jamais couper un lien et faire l’effort de sortir de soi pour aller vers l’autre. Il y a de la miséricorde à vouloir savoir, connaître.
Les deux intervenants concluront cette table ronde sur cette image du peuple juif comparé à la lune, l’astre qui reflète la lumière du soleil. S’il y a obscurité, la lune est dans l’obscurité. Il faut souhaiter que toujours la lune soit éclairée…
http://www.ajcf.fr/les-moments-clefs-ou-le-theme-de-la-session.html
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