Cléophas (Lc 24,18) : un indice de la créativité littéraire et théologique de Luc ?
Marc Rastoin
128 rue Blomet
75015 Paris – France
Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris
marc.rastoin@jesuites.com
S’appuyant notamment sur les travaux de Richard Bauckham et Tal Ilan, cet article défend la thèse selon laquelle le nom Cléophas en Lc 24,18 (gr Κλεοπᾶς) ainsi que Clophas (gr Κλωπᾶς) en Jn 19,25 font référence à la même personne, le père d’un chef de la communauté de Jérusalem à la fin du 1er siècle. Faire cette hypothèse à nouveaux frais nous permet un accès au travail rédactionnel et théologique de Luc dans le récit d’Emmaüs. Même si l’ensemble du passage témoigne abondamment des talents littéraires et des intérêts théologiques de Luc, il dispose ainsi d’un appui dans un récit traditionnel narrant l’apparition de Jésus à ce Cléophas. Le choix par Luc de ce nom est doublement astucieux : il lui permet d’honorer le respect que les églises pauliniennes doivent avoir pour les églises de Judée dans l’esprit de Rm 9-11 et établit la légitimité propre de sa construction littéraire et théologique en l’adossant au nom d’un judéo-chrétien respecté et connu.
Mots-clefs : Lc 24,18; Jn 19,25; Cléophas; péricope d’Emmaüs ; évangile de Luc, ecclésiologie lucanienne.
L’évangile de Luc comporte, selon les spécialistes du problème synoptique, près de la moitié de matériel ‘nouveau’. D’où provient-il ? On a longtemps pensé que Luc puisait dans des sources qui lui seraient propres, le fameux Sondergut des Lukas. Néanmoins, et dans l’impossibilité de remonter à ces prétendues sources tant la rédaction et la théologie de ces passages apparaissent éminemment lucaniennes, la tendance des dernières années est plutôt de voir dans ces péricopes une création de Luc. Mais celui-ci part-il vraiment de rien ? S’agit-il de création ex nihilo ou bien trouve-t-il son inspiration dans des éléments traditionnels préexistants, soit écrits soit oraux ? La question est immense et peut être abordée de bien de manières. Au vu de certaines recherches récentes, j’aimerais proposer un ‘scénario’, une hypothèse, quant à la façon dont Luc a conçu le chef d’œuvre littéraire et théologique que constitue le récit d’Emmaüs[1]. Outre ce nom de lieu inédit dans l’évangile, le récit contient en effet un autre nom, celui d’un des deux disciples qui rencontrent Jésus : Cléophas (gr. Κλεοπᾶς). Le lecteur découvre alors ce nom qui n’apparaissait pas auparavant dans le livre et qui n’est pas celui d’un des Douze apôtres de Jésus, ce qui peut légitimement surprendre le lecteur. Faut-il y voir autre chose qu’une simple anticipation du fait que des apôtres importants n’appartenaient pas au groupe des Douze[2] ? Faut-il y lire, selon une très ancienne hypothèse, un lien avec le « Clopas » (BJ) (gr. Κλωπᾶς) tangentiellement évoqué en Jn 19,25 par le biais de sa femme ? Heuristiquement parlant, si l’on accepte ce présupposé, qu’est-ce que cela peut nous dire du travail lucanien et de sa créativité enracinée dans les traditions sur Jésus ? Comme toujours lorsqu’il s’agit d’interprétation, une certaine vision de l’ensemble de l’œuvre informe l’analyse d’un passage singulier tandis que les impressions accumulées par les analyses antérieures de différents passages spécifiques contribuent à forger une vision de l’ensemble. Sur un passage tant étudié, peut-on dire du neuf ? Et du neuf suggestif ? Nous aimerions nous y risquer.
Les trois ‘piliers’ de l’évangile de Luc.
Comment se présente à grands traits l’évangile de Luc ? L’auteur soigne particulièrement son entrée où pas moins de quatre ‘débuts’ se succèdent : une préface de type hellénistique annonçant son projet historien et croyant à la fois, des évangiles de l’enfance qui lui sont presque entièrement propres, une présentation du personnage de Jean-Baptiste et enfin une scène inaugurale solennelle dans la synagogue de Nazareth qui ouvre le récit du ministère public (Lc 1-4,30). Après la période galiléenne (4,14-9,50), une longue montée vers Jérusalem est littérairement construite : Luc y alterne reprises de Marc, des enseignements de Jésus communs avec Matthieu (la source Q par définition) et des ajouts originaux, notamment des paraboles (9,51-19,27). Suivent l’entrée à Jérusalem et le récit de la Passion où Luc suit assez fidèlement Marc tout en insérant quelques passages qui lui sont propres. La dernière section consacrée à la résurrection a pour centre le long récit des disciples d’Emmaüs (Lv 24,13-35), qui précède d’autres apparitions et l’Ascension, fin du livre (Lc 24,36-53).
Trois grandes scènes typiquement lucaniennes jouent un rôle clef dans la structuration du macro-récit. La prédication solennelle à Nazareth (4,16-30) inaugure le ministère public, met en place la christologie prophétique si importante pour Luc et annonce proleptiquement la Passion et l’issue du récit global : « À ces mots, dans la synagogue, tous devinrent furieux. Ils se levèrent, poussèrent Jésus hors de la ville, et le menèrent jusqu’à un escarpement de la colline où leur ville est construite, pour le précipiter en bas. Mais lui, passant au milieu d’eux, allait son chemin » (Lc 4,28-30)[3]. A partir de quelles sources Luc a-t-il bâti cette scène si lucanienne par ailleurs ? La réponse parait assez simple et Luc la laisse deviner par son bref sommaire introductif en Lc 4,14-15 : « Lorsque Jésus, dans la puissance de l’Esprit, revint en Galilée, sa renommée se répandit dans toute la région. Il enseignait dans les synagogues, et tout le monde faisait son éloge ». Luc hérite de la tradition selon laquelle Jésus avait l’habitude de prêcher dans les synagogues le jour du sabbat. En outre, il sait que Jésus ne fut pas bien reçu dans sa ville natale comme l’évangile de Marc le dit éloquemment : « Le jour du sabbat, il se mit à enseigner dans la synagogue. […] Et ils étaient profondément choqués à son sujet. Jésus leur disait : ‘Un prophète n’est méprisé que dans son pays, sa parenté et sa maison’. Et là il ne pouvait accomplir aucun miracle […] Et il s’étonna de leur manque de foi » (Mc 6,1-6). Interrogé sur ses sources, Luc pourrait donc répondre en substance : ‘j’ai décidé de mettre en scène de façon plus détaillée cette tradition venue de Marc car il m’a semblé que ce mauvais accueil anticipait de manière limpide la Passion’. Ce récit frappant n’apparait donc pas comme une création ex nihilo mais comme la réécriture dramatique d’un thème traditionnel. Luc s’est contenté, pour ainsi dire, de le mettre fortement en valeur et d’en faire une clef de sol du début du ministère public.
On pourrait qualifier de deuxième pilier lucanien le long récit de la parabole dite du ‘fils prodigue’ (Lc 15,11-32). Située au centre de la montée à Jérusalem, troisième et dernière d’une série de paraboles consacrée au thème de la miséricorde, ce récit constitue, de l’avis unanime, un sommet de l’œuvre lucanienne et un étalage impressionnant de ses talents littéraires. Il met en valeur le thème de la miséricorde qui traverse tout l’évangile. Dans la majorité des commentaires, ce récit est considéré comme propre à Luc. Selon l’historien J.P. Meier, il ne saurait être dit remonter au Jésus historique tant l’empreinte hellénistique lucanienne est omniprésente : « The same basic set of arguments that I have employed in this chapter to show that the Good Samaritan is a creation of Luke also applies to the Prodigal Son »[4]. Il est vrai que les paraboles galiléennes de Jésus sont en général, à la manière des premières paraboles juives, des récits courts, schématiques et qui ne s’intéressent pas au développement psychologique des personnages. Or cette parabole, comme d’autres dans Luc, utilise le dispositif, de type clairement hellénistique, du monologue intérieur pour rendre le récit plus efficace et plus dramatique[5]. Doit-on la considérer comme une création ex nihilo ? J’ai défendu l’idée, avec d’autres, que Luc pourrait avoir trouvé la base de la parabole dans la source Q, sous une forme très proche de celle que nous trouvons en Matthieu (21,28-32)[6]. Frappé par la présence du mot « pris de remords » (μετμεληθείς) appliqué au fils initialement désobéissant, Luc aurait décidé de donner de la chair à ce récit en le développant à l’aide d’un topos littéraire très banal en monde hellénistique (et pas que !), celui de l’héritage. Après tout, la vigne de la parabole initiale (dans cette hypothèse) se prêtait bien à ce glissement vers l’héritage. Usant à la fois d’allusions à la Septante et à la culture hellénistique[7], il bâtit un récit vif et riche en nuances. Si nous accordons crédit à cette hypothèse de lecture, Luc ne serait parti ni d’une parabole toute faite qu’il aurait trouvée[8] on ne sait où dans les traditions sur Jésus, ni ‘de rien’, mais bien d’un élément traditionnel. Il aurait ‘simplement’, là encore, choisi de lui donner un relief tout particulier.
En commentant Emmaüs, François Bovon relève que deux raisons font penser que le récit n’est pas entièrement ‘inventé’ : « There are two reasons however that speak against concluding that the evangelist invented this episode. […] The story… has the characteristics of this original oral literature ». La première, le style oral donc, la seconde l’attitude lucanienne habituelle°: « The study of the redactional efforts of the evangelist has shown that while Luke interprets the memories he has received in terms of his theology, he does not create completely new episodes°»[9]. Cette seconde raison est liée à une vision globale de la façon de travailler de Luc. Son traitement tant de Marc que de la source des Logia (Q) consiste à réécrire stylistiquement et à intégrer des motifs selon les axes de sa théologie mais en respectant ses sources. Certes, on pourrait toujours penser que Emmaüs constituerait une exception à cette manière habituelle de faire mais le plus probable est que, là comme auparavant, Luc a travaillé à partir d’éléments traditionnels, fussent-ils brefs.
Si l’on retient cette hypothèse, peut-on penser que Luc se serait également appuyé sur un élément traditionnel pour élaborer le récit d’Emmaüs, si clairement lucanien dans son écriture comme dans sa théologie[10] ? Et si oui, avons-nous quelques éléments pour appuyer cette hypothèse ? C’est là que la question des noms devient importante.
Cléophas : Un nom qui intrigue.
Des deux disciples qui marchent avec Jésus, un seul est nommé tandis que le second demeure anonyme, frustrant les attentes du lecteur. Son nom n’appartient pas à la liste des Douze apôtres et ne correspond à aucun disciple mentionné précédemment. Plusieurs options s’offrent au lecteur, ancien ou moderne. Ce nom est-il significatif ? Correspond-il à une source historique connue du seul Luc ? Comme le nom du village, Emmaüs, est également rare et énigmatique, y aurait-il un lien entre ce village et Cléophas ?
Pendant longtemps ce sont les questions de l’historicité globale du récit et la localisation exacte dudit village qui ont mobilisé les chercheurs. Plus récemment des analyses structurales et narratives de cette superbe composition littéraire ont été menées qui ne souhaitaient pas revenir sur ces questions[11]. Les travaux des dernières décennies ont quelque peu modifié le paysage interprétatif. D’une part, nous sommes davantage encore sensibles au fait que les noms mentionnés dans les écrits de la fin du 1er siècle ont souvent une fonction de légitimation[12]. Des filiations se disent, des reconnaissances s’affichent, des légitimités se bâtissent. En outre, nous sommes plus au fait de la rhétorique antique et des figures de style qui la caractérisaient, par exemple celle de l’étymologie. Une des meilleures spécialistes de la question, Clare K. Rothschild, s’est ainsi penché sur les noms dans les Actes des Apôtres et a cherché à montrer que certains noms sont choisis pour des effets de sens, soit humoristiques (Ananie, Eutyque) soit symboliques (Corneille)[13]. Elle est attentive à souligner deux choses : tout d’abord la présence d’un jeu de mots sur le nom ne constitue pas un indice probant d’inauthenticité de la péricope. En second lieu, la présence de tels jeux sémantiques ne s’oppose pas à la présence d’un certain nombre de noms ‘historiques’. Y a-t-il un clair jeu de mots entre le nom de Cléophas et ce dont il est question dans le récit[14] ? Il semble que non ou, si c’est le cas, il a été manqué par tous les commentateurs depuis l’Antiquité, ce qui n’est pas le cas de plusieurs des ‘jeux de mots’ repérés par C. Rothschild. Le choix des noms dans le Nouveau Testament, tout comme dans l’Ancien d’ailleurs, couvre une multitude d’usages. Ce qui est sûr, c’est qu’un nom n’est jamais anodin : il contribue au sens du passage. Quel sens peut bien avoir la mention de Cléophas en Lc 24,18 ?
La relation de Lc 24,18 à Jn 19,25.
Parmi les auteurs qui se sont penchés sur la question des noms dans le Nouveau Testament, Richard Bauckham se détache. Amorcé par son ouvrage de 1990[15], son intérêt pour la question s’est cristallisé dans son ouvrage majeur de 2006 : Jesus and the Eyewitnesses: The Gospels as Eyewitness Testimony[16]. Dans les deux publications, il s’est penché sur le cas de Cléophas et son éventuel lien au Clopas de Jean.
Certes la question n’était pas nouvelle mais elle était traitée rapidement et son importance pour la compréhension de la péricope fortement niée. La majorité des commentaires se répartit traditionnellement entre deux positions : soit nier tout rapport entre les deux noms[17] en insistant sur le fait que l’un serait grec et l’autre sémitique d’une autre racine, soit conclure que la relation est possible mais que l’on ne peut aller plus loin[18]. Quelques-uns avancent prudemment qu’il pourrait bien s’agir du même homme[19]. Certains ne traitent même pas de la question[20]. Que les commentateurs considèrent le lien entre Jn 19,25 et Lc 24,18 possible ou à exclure, cela n’influe au fond pas sur leur lecture du passage. Cela permet tout au plus à certains d’affirmer plus nettement le fondement traditionnel sur lequel Luc s’appuierait.
Que dit Richard Bauckham ? D’abord, comme d’autres avant lui, il observe que les deux noms, malgré la différence apparente de racines, peuvent bien retranscrire le même nom personnel, selon que l’on privilégie une graphie plus grecque (Cleophas) ou plus sémitique (Clopas)[21]. Voilà ce qu’il écrit : « Many of these people were themselves the eye-witnesses […] A good example is Cleopas […] He is very probably the same person as Clopas, whose wife Mary appears among the women at the cross in John 19:25. Clopas is a very rare Semitic form of the Greek name Cleopas, so rare that we can be certain this is the Clopas who, according to Hegesippus, was the brother of Jesus’s father Joseph and the father of Simon who succeeded his cousin James as leader of the Jerusalem church […] Cleopas/Clopas was doubtless one of those relatives of Jesus who played a prominent role in the Palestinian Jewish Christian movement »[22]. Je souscris tout à fait à cette dernière affirmation mais il ajoute : « The story Luke tells would have been essentially the story Cleopas himself told about his encounter with the risen Jesus. Probably it is one of many traditions of the Jerusalem church which Luke has incorporated in his work »[23]. C’est là où je propose une perspective différente. Je pense que l’on peut certes affirmer que la mention du nom Cléophas est une allusion volontaire de Luc à un vrai leader chrétien, un homme dont le fils et les membres de sa communauté affirmaient qu’il avait eu une vision du Seigneur ressuscité. Mais je ne crois pas que cela nous oblige à tenir que Luc aurait suivi un récitde cette apparition, dont il aurait littérairement (ou oralement) hérité. Il suffit, à mon sens, que Luc ait su que la communauté de Jérusalem affirmait qu’il y avait eu une apparition de Jésus à Cléophas. L’élément supplémentaire envisageable serait l’information que cette apparition aurait eu lieu sur la route du village d’Emmaüs. Le reste vient de la plume littéraire et théologique de Luc.
Les travaux de Tal Ilan appuient les conclusions de R. Bauckham. Ayant analysé des centaines de noms juifs sur la période autour du tournant de notre ère, elle constate l’extrême rareté du nom et considère que la graphie Klwpa/j est sans doute une variante de Kleo,paj[24]. En effet, dans la colonne qu’elle lui consacre, elle se permet de mettre dans la même nomenclature des noms tels que kleo,bioj ou kleupa,[t]uj qui nous apparaissent pourtant clairement plus éloignés. Certes, elle se refuse à affirmer qu’il s’agit du même personnage : « Because of the rarity of the name, it has been suggested (Bauckham, Jude, 16-18) that this person should be identified with the Cleopas n°3 [Lc 24,18]… although Eusebius does not suggest any of this »[25]. Mais, suite à ces travaux, la probabilité qu’il s’agisse du même homme augmente fortement. Cependant, l’argument proprement sémantique ne saurait suffire. Il faut encore montrer que des raisons théologiques, portant sur les témoins de la résurrection, et ecclésiologiques, liées à la reconnaissance mutuelle entre les églises d’Asie mineure et les églises de Judée, appuient cette conclusion.
Un souci ecclésiologique commun.
Il y a une analogie profonde entre les églises pauliniennes (qui se trouvent derrière l’œuvre de Luc) et les églises johanniques (derrière l’évangile de Jean) : toutes deux doivent honorer la mémoire de leur fondateur, qui n’appartenait pas au groupe des Douze et, pour ce qui est de Paul, était critiqué par beaucoup (comme le révèlent abondamment la littérature paulinienne elle-même et la littérature pseudo-clémentine un siècle plus tard), tout en reconnaissant l’importance des églises de Judée, du ministère pétrinien et des judéo-chrétiens en général. La façon dont Luc présente la figure de Pierre et sa bonne entente avec Paul, tout comme le chapitre 21 de Jean, témoignent de ce désir de respecter les judéo-chrétiens. On peut noter en outre que les apparitions du Ressuscité étaient un lieu majeur de légitimation (cf. 1 Co 15). Si jamais la présence de certains noms est significative, ce sont bien dans les récits de résurrection !
Le fait que l’apparition de ce nom en Jean 19,25 puisse avoir une valence ecclésiologique visant à respecter les traditions judéennes et les chrétiens se revendiquant de la famille ‘selon la chair’ de Jésus est reconnu par le spécialiste de la littérature johannique qu’est Michael Theobald. En discutant la mention du nom Clophas en Jn 19,25, il est, lui aussi, frappé par le côté rare du nom et par le fait que, si l’on en croit Hégésippe, un tel nom pourrait faire penser à un évêque de Jérusalem connu pour son lien familial à Jésus. Il se demande ainsi si la mention de Clophas ne serait pas un signe ‘œcuménique’ avant l’heure, une façon pour la communauté johannique de reconnaître la communauté jérusalémite : « Sollte der vierte Evangelist in 19,25 den judaischen Christen im Blick haben, dessen Sohn [Simon fils de Clophas] zu seiner Zeit in der Jerusalemer Gemeinde eine führende Rolle spielte ? Dann wäre das ein weiteres Indiz für sein Interesse am Jerusalemer ‘Judenchristentum’ »[26].
Le raisonnement qu’il fait pour Jean vaut également pour Luc. R. Bauckham rejoint les conclusions d’un exégète plus ancien, Walter Grundmann. Dans son commentaire sur Luc, il penche également pour l’identité des deux hommes. Il écrit : « Er dürfte identisch sein mit dem Joh. 19,25 gennanten Klopas. Dieser Klopas is nach Euseb, hist. eccl. iii.11 nach einer Aussage des Hegesipp ein Bruder des Joseph, des Vaters Jesu, und ist einerseits der Vater des Simeon, des Nachfolgers des Herrenbruders Jakobus in der Leitung der Urgemeinde. Man hat mit einem gewissen Recht vermutet, dass der ungennante Begleiter des Klopas sein Sohn Simeon sei [so schon Origenes] »[27]. La dernière hypothèse est intéressante : le compagnon anonyme permettrait à Luc de faire éventuellement allusion au jeune Siméon fils de Cléophas/Clopas. Cela renforcerait encore l’élément ecclésiologique contemporain. W. Grundmann poursuit en reprenant l’intuition de A. Schlatter qui voyait dans la péricope d’Emmaüs, « die Ostergeschichte derer, die die Gemeinde in Jerusalem führten und von dort aus die gesamte Kirche leiteten : man wird diese Einsicht weiterführen müssen : die Ostergeschichte der Familie Jesu, die zum Urbestand der Jerusalemer Gemeinde gehört und u. U. mit dem Zwölfen in Konkurrenz um den Vorrang stand »[28]. Ces deux biblistes saisissent bien l’enjeu de légitimité impliqué par la mention de ces noms. Je ne pense pas pour autant que l’on puisse prétendre que le récit lui-même proviendrait de la communauté jérusalémite. Sa tonalité me parait beaucoup trop hellénistique[29] et lucanienne pour cela.
Tant Luc que Jean représentent des communautés chrétiennes essentiellement situées en Asie mineure et se revendiquant d’un apôtre qui n’appartenait pas au groupe des Douze (Paul d’un côté et le ‘disciple que Jésus aimait’, parfois appelé ‘Jean l’Ancien’, si l’on suit Papias). Toutes deux ont dû lutter pour se faire reconnaître comme légitimes par les communautés judéo-chrétiennes plus traditionnelles situées à Jérusalem et en Judée. Toutes deux tiennent à souligner qu’elles reconnaissent l’enracinement proprement juif de la foi chrétienne et leur respect des Apôtres galiléens et judéens. D’une certaine façon, le livre des Actes est une vaste démonstration de la continuité et de l’harmonie entre Pierre et Paul et le chapitre 21 de Jean remplit, à sa façon, la même fonction pour la tradition johannique. De nombreuses études ont montré les nombreux parallèles entre Luc et Jean[30]. Si le fort contraste de leurs styles tend à accentuer les différences, il convient de rappeler qu’ils partagent beaucoup de thèmes théologiques et de soucis missionnaires communs[31].
Certes, il serait possible d’attribuer au hasard la présence de deux noms aussi voisins dans les finales de Luc et Jean mais, compte tenu des travaux de Ilan sur la rareté de ce nom[32] et l’importance croissante donnée aux noms propres chrétiens cités dans les récits de la Passion-Résurrection, il me paraît plus probable de choisir l’interprétation selon laquelle il est ainsi fait référence au même personnage, un chrétien de poids de la première génération appartenant à la famille de Jésus et qui sera à l’origine d’une dynastie de leaders chrétiens comme le signale Hégésippe[33]. Ce qui est frappant, c’est que Siméon fils de Clophas, ce dirigeant jérusalémite, qui aurait pris la succession de Jacques le Juste, le « frère du Seigneur », après 62, aurait été martyrisé sous Trajan, peut-être vers 100/102, ce qui le rend contemporain des évangiles de Luc et de Jean[34]. Il y aurait eu donc beaucoup de sens dans ce cadre-là à faire allusion à son père Cléophas. Une allusion discrète certes – le personnage n’est pas ‘central’ - mais néanmoins nominale, ce qui est très précieux pour valider et reconnaître une légitimité apostolique. Le fait que le récit d’Emmaüs finisse par la mention, rapide mais fondamentale, de l’apparition de Jésus ressuscité à Simon-Pierre : « Le Seigneur est réellement ressuscité : il est apparu à Simon-Pierre », confirme cette tradition ancienne que Paul connaissait (cf. 1 Co 15,5a, « il est apparu à Képhas ») et permet à Luc de souligner qu’affirmer que le Seigneur ressuscité est apparu à d’autres que les Douze ne constitue pas une négation du rôle spécial de Pierre. Luc respecte en un même mouvement les pétriniens qui insistaient sur l’importance de l’apparition privilégiée à Simon-Pierre et les membres de la famille de Jésus, qui valorisaient très probablement leurs propres récits d’apparition, tout en préparant aussi l’apparition spéciale à Paul (Ac 9, 22, 26) qui est si décisive pour les pauliniens et qui constitue leur ‘ligne rouge’ théologique : Paul aussi est ‘apôtre’ et Paul aussi peut se dire ‘témoin’ de la résurrection.
Dans le cadre de l’œuvre de Luc, cette double touche montre le vrai souci qu’a eu Luc d’être fidèle à Paul et notamment à la façon dont celui-ci a voulu, en particulier dans la lettre aux Romains (9-11), reconnaître la valeur et la légitimité des judéo-chrétiens comme le montre son cri du cœur en Rm 9,1-5. Construire le récit de résurrection le plus développé de son évangile autour de la figure de Cléophas est une belle manière d’honorer la formule « du Juif d’abord puis du Grec » qui appartient à la propositio majeure qui ouvre la lettre aux Romains (cf. Rm 1,16b et Rm 2,9.10). Luc comme Jean prennent soin de tenir compte et d’honorer non seulement les Douze mais aussi des chrétiens provenant de la famille de Jésus[35].
Une hypothèse vraisemblable ?
Récapitulons le faisceau d’indices sur lesquels nous nous appuyons. Tout d’abord, nous avons la conviction de plus en plus ferme que les noms donnés dans le Nouveau Testament, et en particulier dans les récits d’apparition post-pascaux, visent à légitimer des personnages historiques pouvant prétendre au titre d’apôtres. En second lieu, notamment grâce au travail encyclopédique de Tal Ilan sur les noms juifs de l’Antiquité, nous avons la certitude que le nom de Cléophas était extrêmement rare et, qu’en conséquence, la probabilité que ce personnage soit le même que le (probable) époux de Marie en Jn 19,25 augmente. Ceci conforte en outre la conscience croissante que nous avons des parallèles importants entre Luc et Jean. En troisième lieu, nous pouvons exclure un jeu de mots de type étymologique selon les exemples donnés par Clare Rothschild et l’hypothèse n’a pas été évoquée (à l’exception de Dennis MacDonald). En quatrième lieu, notre regard global sur le travail de Luc et la façon dont il a adossé ses scènes clefs sur des éléments traditionnels, comme en Lc 4 et Lc 15, plaident pour un appui historique, fut-il ténu, dans l’élaboration du récit d’Emmaüs. Le fait que ce personnage des premières communautés chrétiennes soit associé à la communauté de Jérusalem et soit considéré comme membre de la famille charnelle de Jésus s’inscrit excellemment dans la stratégie narrative de Luc-Actes dont l’un des objectifs majeurs est de montrer la continuité entre les communautés des premiers disciples de Jésus et les communautés fondées par Paul. De même que Pierre le galiléen et Paul le tarsiote accomplissent les mêmes œuvres et prêchent le même message, de même Paul a-t-il bénéficié d’une apparition spéciale tout comme Jésus était apparu sur la route à un membre éminent de la communauté de Jérusalem, Cléophas. Certes, les modalités en furent différentes puisque Paul n’avait pas connu Jésus ‘selon la chair’ mais la pointe décisive demeure le fait que Jésus est bien apparu à d’autres que les Douze et que les judéo-chrétiens eux-mêmes le reconnaissent. On pourrait même imaginer une sorte de connivence entre les pauliniens, les johanniques et les membres de la famille de Jésus, qui, tous trois, ne peuvent se revendiquer des Douze et défendent un autre type de légitimation.
L’hypothèse que nous présentons doit beaucoup aux travaux de Richard Bauckham, et Tal Ilan. Malgré la masse impressionnante de publications sur le récit d’Emmaüs, il me semble que leurs recherches ont modifié la donne sur la question des noms dans le Nouveau Testament. La valeur heuristique de l’hypothèse que nous proposons sera jugée par les spécialistes de Luc. Sa force réside à mon sens dans le fait qu’elle concilie respect des travaux sur la structure littéraire lucanienne sophistiquée du récit et enquête sur l’ecclésiologie du christianisme primitif. Elle n’enlève rien aux analyses littéraires brillantes qui ont été faites sur le passage, ne prend pas position sur la localisation éventuelle du village nommé et ne prétend pas distinguer dans le récit ce qui relèverait d’une ‘source’ antérieure. Elle cherche tout simplement à dégager un surcroît de sens de la présence du nom propre Cléophas, un sens qui est en harmonie avec l’ensemble de l’ecclésiologie déployée par Luc-Actes et qui touche à la résorption des tensions entre communautés chrétiennes fondées par des apôtres différents en des régions différentes. Elle témoigne de la cohérence de la ‘méthode’ suivie par Luc depuis le début de son œuvre : recomposer créativement des traditions antérieures en en faisant une relecture théologique profondément contemporaine de sa situation ecclésiale. Cette hypothèse a également l’avantage de dégager un surcroît de sens pour un élément du récit, le nom de Cléophas, généralement laissé dans l’ombre comme le montre le nombre de commentaires de Luc qui le passent sous silence dans leur interprétation de la péricope. Ce nom demande à être interprété dans la logique même du récit lucanien et non comme la simple trace anodine d’une éventuelle tradition antérieure.
Conclusion
Luc était un évangéliste chrétien croyant et conservateur, créatif et fidèle : conservateur au sens strict puisqu’il a repris presque tout l’évangile de Marc (à l’exception de la ‘grande omission’) et, selon la théorie des deux sources, le matériel précieux de la source des Logia (Q). C’était aussi un écrivain très doué et un théologien aux convictions fortes. Il a, dans son œuvre, su concilier fidélité et créativité, respect et originalité. En insérant dans son récit majeur d’apparition postpascale une figure ancienne et respectée de Jérusalem, Cléophas, il lui donnait un enracinement traditionnel plus grand et honorait ainsi une communauté qui comptait dans le christianisme de la fin du premier siècle. A la différence du choix de certains noms qui peuvent apparaître comme des allusions littéraires, ce choix lucanien se révèle un acte ecclésial de grande portée. Luc élabore un enseignement sur la résurrection à la fois profondément en lien avec l’Ecriture et existentiellement parlant. La postérité de sa création témoigne de sa fécondité. Il témoigne ainsi de la façon dont il a voulu être fidèle à l’exemple de Paul, qui, tout libre qu’il soit comme apôtre (cf. 1 Co 9,1), n’a pas voulu cesser de reconnaître la primauté de l’église de Jérusalem (cf. Rm 15 et Ga 2). Il est peut-être temps de redonner à Cléophas l’importance qu’il avait au premier siècle de notre ère. Cette hypothèse de lecture aurait ainsi le mérite, de mettre ce récit en série avec les autres grandes scènes qui le précèdent dans l’évangile, et de nous permettre d’entrer davantage dans le laboratoire théologique et littéraire de Luc.
Abstract
Building on the works of Richard Bauckham and Tal Ilan, this paper argues that the name Cleophas in Lk 24,18 (gr Κλεοπᾶς) and Clopas (gr Κλωπᾶς) in Joh 19,25 points to the same historical person, the father of a key leader of the Jerusalem church at the end of the first century. By making anew this assumption we have a possible access to Luke’s redactional and theological work in the Emmaus narrative. Even if the whole passage is governed by Luke’s literary skills and theological interests, it does have traditional support in the legitimation story that Jesus had indeed appeared to Cleophas. Luke’s choice of that name is doubly smart: it highlights the respect the Pauline churches have for the Judean churches in the spirit of Rm 9-11 and establishes the legitimacy of his own sophisticated narrative through a known Judean Christian.
Key words : Lk 24,18; Joh 19,25; Cleophas; Emmaus; Luke’s Gospel; Lukan Ecclesiology.
[1] La bibliographie sur le récit d’Emmaüs est immense. Je citerai plus avant les grands commentaires consultés ainsi que les monographies consacrées au passage.
[2] Selon l’une des étapes de l’hypothèse que je développe pour expliquer la présence du terme ‘apôtre’ appliqué à Paul et Barnabé en Ac 14,4.14 : cf. M. Rastoin, “Paul ‘apôtre’ dans les Actes (Ac 14,4.14) et l’ambition ecclésiologique de Luc”, RB 126 (2019) 264-276. Selon J. Dupont, « Les disciples d’Emmaüs » (BETL 70 ; Leuven : Leuven UP, 1985) 1153-1181, qui ne traite pas de la question, cette hypothèse avait été faite par C. Bowen, “The Emmaus Disciples and the Purposes of Luke”, BW 35 (1910) 234-245.
[3] Traduction liturgique francophone. L’article ne dépend pas d’un choix de traduction spécifique.
[4] Cf. J. P. Meier, A Marginal Jew: Rethinking the Historical Jesus, Volume V: Probing the Authenticity of the Parables (New Haven/London : Yale UP, 2016) 226 (souligné par moi). Il écrivait peu avant°: “The parable of the Good Samaritan […] is thoroughly Lucan on every imaginable level”, 207.
[5] Cf. le bel article de P. Sellew, “Interior Monologue as a Narrative Device in the Parables of Luke”, JBL 111 (1992) 239-253.
[6] Cf. M. Rastoin, “Le génie littéraire et théologique de Luc en Lc 15,11-32 éclairé par le parallèle avec Mt 21,28-32”, NTS 60 (2014) 1-19.
[7] Cette technique se reproduit pour le récit d’Emmaüs riche en allusions bibliques et hellénistiques. Sur ce dernier point, voir par exemple le récent S. Reece, “'Aesop', 'Q' and 'Luke'”, NTS 62 (2016) 357-377. A. Denaux, “Luke’s Story of Jesus’ Resurrection (Lk 23,54 - 24,53)”, in Studies in the Gospel of Luke: Structure, Language and Theology (Tilburger Theologische Studien 4°; Berlin°: LIT Verlag, 2010) 275-306, le dit bien dans sa conclusion : “By means of his narrative, he tries to transmit this tradition to a Hellenistic audience in order to show them the certainty of the teaching they have received (Lk 1,4). He takes into account their background and sensitivities, in using literary devices and patterns well known in the Greco-Roman world”.
[8] C’est encore la position de J. A. Fitzmyer, The Gospel according to Luke 10-24 (AB 28A°; New York°: Doubleday, 1985): “The evangelist has derived it from his source ‘L’”, 184. Il poursuit avec ce qui me parait un magnifique understatement: “Luke’s redactional pen has left at timessome distinctive traces” (souligné par moi) !
[9] Cf. F. Bovon, Luke 3 (Hermeneia ; Minneapolis : Fortress, 2012) 369 (souligné par moi). Il ajoute : “Like many before me, among others Joachim Wanke, Gerd Petzke, Jean-Marie Guillaume and Joseph A. Fitzmyer, I think that Luke takes over and adapts a traditional story”. Je considère pour ma part que le mot ‘story’ est ici excessif et que Luc a bien élaboré le récit tel qu’il est mais, qu’en revanche, il n’a pas inventé le motif, ou la tradition, que Jésus serait apparu à un membre de la communauté de Jérusalem appelé Cléophas ou Clopas.
[10] F. Bovon résume bien l’opinion de la majorité des commentateurs récents lorsqu’il écrit que : “In its vocabulary, syntax, style and content, the Emmaus episode represents the work of the evangelist”, in F. Bovon, Luke 3 (Minneapolis : Fortress, 2012) 368. De son côté, M. Myllykoski, “On the Way to Emmaus (Luke 24:13–35): Narrative and Ideological Aspects of Fiction”, in Lux Humana, Lux Aeterna (éd. A. Mustakallio°; Helsinki°: Finnish Exegetical Society, 2005) 92-115, écrit°: “The whole account is a Lukan creation on the basis of some familiar narrative elements and there is no independent tradition behind vv. 13-35”, 97.
[11] Il serait fastidieux de donner une bibliographie complète de ces articles qui mettent en valeur la structure (chiasmes, progression narrative, etc.), les échos intertextuels et, plus largement, la façon dont Luc organise le processus de la reconnaissance (avnagnw,risij). Relevons que quelques monographies ont été consacrées à la péricope mais qui n’entrent pas dans ma démarche : J. Wanke, Die Emmauserzählung : eine Redaktionsgeschichtliche Untersuchung zu Lk 24,13-35 (EThSt 31; Leipzig°: St. Benno-Verlag, 1973), lequel écrit : “Die Gleichsetzung des Kleopas mit dem Klopas in Joh 19,25 (Nach Hegesipp) muss eine Vermutung bleiben”, 124; R. J. Dillon, From Eye-witnesses to ministers of the Word : tradition and composition in Luke 24, (AB 82 ; Rome : Biblical Institute Press, 1978), qui se contente d’observer que “the one’s traveler’s name given at v. 18, which is likely a datum of the original tradition (along with the Emmaus locality)”, 84; J.-M. Guillaume, Luc interprète des anciennes traditions sur la résurrection de Jésus (EtB ; Paris°: Gabalda, 1979), va dans le même sens : “Quant aux quelques hapax legomena que voici, ils semblent bien relever de l’information première reçue par Luc : - Kleo,paj (24,18) – VEmmaou/j (24,13) – stadi,ouj e`xh,konta (24,13)”, 73 ; S. Van Tilborg et P. Chatelion Counet, Jesus’ Appearances and Disappearances in Luke 24 (Biblical Interpretation Series 45 ; Leiden : Brill, 2000).
[12] Cf. R. Burnet, “Pourquoi écrire sous le nom d'un autre ? Hypothèses sur le phénomène de la pseudépigraphie néotestamentaire”, ETR 88 (2013) 475-495. Cf. aussi A. Graham Brock, “What's in a Name. The Competition for Authority in Early Christian Texts”, in SBL Seminar Papers(Atlanta°: Scholars Press, 1998) 106-124, qui écrit à juste titre que: “The usage of the name of a particular disciple or apostle operated as a useful tool of persuasion in the polemics, apologetics and self-description of early Christian groups”, 106. Il ajoute que: “The selection of the primary figures and their substitution in translations or versions reveals more than arbitrary character choices but rather provides clues for the politics of the texts”.
[13] Cf. C. K. Rothschild, “ἐτυµολογία, Dramatis Personae and the Lukan invention of an early Christian Prosopography”, The Rise and Expansion of Christianity in the First Three Centuries of the Common Era (éds C. K. Rothschild et J. Schröter; WUNT 310; Tübingen°: Mohr Siebeck, 2013) 279-298.
[14] Il est significatif que D. R. MacDonald, “The Ending of Luke and the Ending of the Odyssey”, in For a Later Generation: The Transformation of Tradition in Israel, Early Judaism and Early Christianity (éds Randal A. Argall et alii; Harrisburg°: Trinity Press International, 2000), 161–168, pense avoir trouvé une référence littéraire grecque derrière ces noms. Pour lui, Kleo,paj renvoie à la nourrice d’Ulysse, Euryclée, dont le nom est basé sur la même racine (Εὐρύκλεια), de même que le nom du village renvoie à l’autre fidèle serviteur d’Ulysse, Εὔμαιος, 168. Si nous n’avions pas confirmation de l’existence d’un chrétien nommé Cléophas, la suggestion serait séduisante. Après tout, ici comme ailleurs, Luc peut avoir concilié l’utile (la référence à l’apôtre Cléophas) à l’agréable (l’allusion subtile à Homère)…
[15] Cf. R. Bauckham, Jude and the Relatives of Jesus in the Early Church, Edinburgh°: T&T Clark, 1990.
[16] Cf. R. Bauckham, Jesus and the Eyewitnesses: The Gospels as Eyewitness Testimony, Grand Rapids°: Eerdmans, 2006.
[17] Position ancienne°: cf. A. Plummer, A critical and exegetical commentary on the Gospel according to St. Luke. (ICC; T&T Clark, 1908 [1896]) 553°: “The name is not to be identified with Klwpa/j (Joh xix.25) which is Aramaic […] The mention of the name is a mark of reality”; Plus récemment°: J. Green, The Gospel of Luke (NICNT; Grand Rapids°: Eerdmans, 1997), qui écrit: “Cleopas is mentioned only here in the NT”, 845, note 20; D. L. Bock, Luke 9:51-24:53 (Grand Rapids°: Baker, 1996): “Kleo,paj is not related to the Klwpa/j […] (with Plummer 1896: 553; Klostermann 1929: 235 and Fitzmyer 1985: 1563; against Marshall 1978: 894; Grundmann 1963: 443 and BDF §125.2)”, 1911; L. T. Johnson, The Gospel of Luke (Sacra Pagina 3; Collegeville°: Liturgical Press, 1991): “This is the only mention of a disciple by this name in the NT. Like the names of Simon of Cyrene’s sons Rufus and Alexander in Mark 15:21, such details can be regarded as a sign of a reliable tradition or inventive storytelling”, 343 (souligné par moi). Pour J. Nolland, Luke 18:35-24:53 (WBC 35c; Dallas°: Word, 1993), “one cannot rule out the highlighting of Cleopas because he had some particular importance for those who shaped and repeated the account (an importance no longer evident to Luke, for whom the name only enhances the value of this testimony to the resurrection”, 1202, ce qui fait que la valeur du nom est simplement lié au passé et n’a pas de valeur autre que d’effet de véridicité pour Luc; J. A. Fitzmyer, The Gospel according to Luke 10-24, 1563: “It really has nothing to do with it”.
[18] M.-J. Lagrange, L’Evangile selon St Luc, Paris : Gabalda, 1948, écrit: “Kleo,paj est l’abrégé de Kleo,patroj, nom parfaitement grec mais le personnage n’était pas Grec et en tout cas ce nom de Kleo,paj a dû être prononcé apwlq (palmyrénien) qui, en grec, est Klwpa/j (Jo. Xix.25). Cependant, il n’y a pas de raison positive d’identifier ces deux personnages”. Il lève donc l’obstacle de la différence orthographique mais ne pense pas pouvoir aller plus loin. I. H. Marshall, The Gospel of Luke (NIGTC; Grand Rapids : Eerdmans, 1978) “Kleo,paj is an abbreviated form of Kleo,patroj and was probably used as an equivalent to the Semitic form Klwpa/j ; the latter name occurs as the husband of a Mary who was present at the crucifixion (Jo. 19:25) […] If these persons are to be identified (Grundmann, 443; contra Klostermann, 235), we have an account of a resurrection appearance to the father of Simeon, the later head of the Jerusalem church. In any case, it likely that the person was known to Luke’s readers”, 894 (souligné par moi). Plus récemment, Joachim Gnilka, Johannesevangelium, Würzburg, Echter, 1983, se contente d’un point d’interrogation et ne répond pas à sa question : “Ist der Jesusjünger Kleopas (Lk 2418) derselbe wie der hier erwähnte Klopas ?”, 145.
[19] Cf. par exemple H. Klein, Das Lukasevangelium (KEK 1.3 ; Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 2006), qui écrit : “Der Name [Kleopas] kommt noch in Joh 19,25 vor”, 729. La note 33 précise°: “Hier begegnet die semitische Form Klwpa/j von einer anderen Wurzel her. Zu dieser selten bezeugten Namensform, Vgl. Fitzmyer Lk 2, 1563; Frenschkowski 236” et il conclut: “Der Mann dürfte in Urchristentum bekannt gewesen sein”, 729. Cf. aussi W. Eckey, Das Lukas-Evangelium (Neukirchen-Vluyn°: Neukirchener Verlag, 2006) : “Kleopas ist die Kurzform des griechischen Namen Kleo,patroj und wahrscheinlich für den semitischen Namen Klopas (Klwpa/j) eingetreten […] Ein Sohn des Klopas und Vetter Jesu namens Symeon hat nach Hegesipp auch den Herrn gesehen und gehört’ (Hist. Ecc. III.32.4)”, 977 (souligné par moi).
[20] Cf. par exemple G. Beasley-Murray, John (WBC 36; Nashville°: Nelson, 1999) 348; F. J. Moloney, The Gospel of John (Sacra Pagina 4; Collegeville°: Liturgical Press, 1998) 507; J. Ramsay Michaels, The Gospel of John (NICNT; Grand Rapids°: Eerdmans, 2010) 953. Celui-ci insiste cependant sur le fait que ces noms mentionnés au pied de la croix étaient significatifs et importants.
[21] Cf. R. Bauckham, Jesus and the Eyewitnesses: “Ilan considers the Cleopas of Luke 24:18, the Clopas of John 19:25 and the Clopas of Eusebius, Hist. eccl. 3.11 to be three different individuals, but in my view they are the same person”, 87. Ilan est en réalité un peu plus prudente, je trouve.
[22] Cf. R. Bauckham, Jesus and the Eyewitnesses, 47. Selon moi, dire qu’il s’agit de la même personne n’implique pas nécessairement de tenir qu’il est effectivement le cousin direct de Jésus. Ce qui compte, c’est que durant le 1er siècle certains leaders chrétiens ont tenu en partie leur légitimité de leur lien familial avec Jésus. Mais ils devaient aussi, comme Pierre ou Paul, pouvoir dire avoir bénéficié d’une apparition illuminante et légitimatrice.
[23] Cf. R. Bauckham, Jesus and the Eyewitnesses, 47 (souligné par moi). Au fond, cela aboutit à rejoindre la vieille position selon laquelle ce récit ferait partie du Sondergut Lukas, ce qui me parait peu vraisemblable.
[24] Elle prend même cet exemple de graphie alternative dans son introduction générale°: “In the case of the name Kleo,paj the version Klwpa/jreplaces the diphthong eo with w”, 22.
[25] Cf. Tal Ilan, Lexicon of Jewish names in late antiquity, vol. 1: Palestine 330 BCE-200 CE. 200 (TSAJ 91°; Tübingen°: Mohr Siebeck, 2002) 291. En fait, Eusèbe est un peu plus subtil: il reste d’abord dans le vague en disant que ce personnage est “mentionné dans le livre de l’évangile”, Eusèbe de Césarée, Hist. Ecc., Livres I-IV (SC 31 ; Paris : Cerf, 1952) 118 (III.11.2) mais, plus loin, il dit “Siméon fut de ceux qui ont vu et entendu le Seigneur, à preuve la longueur de la durée de sa vie, et la mention que fait le livre des Evangiles de Marie, femme de Clopas, dont il fut le fils” (III.32.4), 144. Il redonne l’information en IV.22.4 : “Après que Jacques le Juste […] le fils de son oncle, Siméon, fils de Clopas fut établi évêque”, 200. On peut noter au passage que kleo,bioj est également un chef chrétien mais hétérodoxe selon Eusèbe (Hist. Eccl. IV.22.5). Il est d’ailleurs tout à fait possible que cette graphie désigne le même Cleophas/Clopas mais vu par certains comme un hérétique judéo-chrétien et qu’Eusèbe ne s’en soit pas rendu compte.
[26] Cf. M. Theobald, Studien zum Corpus Iohanneum (WUNT 267; Tübingen°: Mohr Siebeck, 2010) 240.
[27] W. Grundmann, Das Evangelium nach Lukas (THNT 3; Berlin°: Evangelische Verlagsanstalt, 1971, [1961]), 443.
[28] A. Schlatter, Das Evangelium des Lukas : aus seinen Quellen erklärt (Stuttgart°: Calwer, 1931), 454. Dans le même sens s’exprime R. Riesner, “Die Rückkehr der Augenzeugen. Eine neue Entwicklung in der Evangelien-Forschung”, ThBeitr 38 (2007) 337-352 : “Lukas hat in seinem Evangelium neben der Aufnahme von kleineren schriftlichen Sammlungen und einzelnen mündlichen Überlieferungen drei große Traditionsströme zusammengefügt. Seine mit Markus gemeinsame Überlieferung weist auf Petrus als Urtradenten zurück. Die Sonderüberlieferung wurde in Kreisen des konservativen palästinischen Judenchristentums weitergegeben, die in Jakobus und anderen Herrenverwandten ihre führenden Gestalten sahen. Die so genannte Q-Überlieferung lässt sich am besten mit den ‘Hellenisten’ […] verbinden”, 350 (souligné par moi). Je ne pense pas que ‘L’ puisse être sérieusement rattachée dans son entier à des sources judéennes mais le raisonnement vaut pour la figure de Cléophas.
[29] Dire cela ne signifie en rien (tout comme pour Lc 15) nier les évidentes allusions à l’Ancien Testament. Cf. par exemple U. Borse, “Der Evangelist als Verfasser der Emmauserzählung”, SNTU (1987) 35-67, qui relève les échos de Genèse, Juges et Tobie dans le récit. Luc pianote sur les deux claviers.
[30] Cf. parmi d’autres, P. N. Anderson, The Riddles of the Fourth Gospel, Minneapolis°: Fortress 2011 et F. Schleritt, Der vorjohanneische Passionsbericht: Eine historisch-kritische und theologisch Untersuchung zu Joh 2,13-22; 11,47-14,31 und 18,1-20,29, BZNW 154 (Berlin/New York ; de Gruyter, 2007).
[31] Cf. M. Rastoin, “Pierre réconcilierait-il Luc et Jean ?
[32] Cf. Tal Ilan, Lexicon of Jewish names in late antiquity, vol. 3: Palestine 200-650 (TSAJ 148°; Tübingen°: Mohr Siebeck, 2012) ne mentionne dans les siècles suivants qu’un seul Kleo,paj et il s’agit d’un converti mentionné par le Ps-Cyrille de Jérusalem, 454. Bref, elle en compte 8 maximum dans la période qui nous intéresse et encore en comptant des graphies assez différentes (là où Bauckham n’en a que 5 ; il est en 68èmeposition du classement des noms masculins).
[33] R. Bauckham, Jude, écrit : “Symeon was therefore leader of the Jerusalem church and probably the most important figure in Jewish Christianity for nearly forty years, perhaps even longer”, 93.
[34] En effet, même si le récit de Hégésippe doit être vu avec prudence, Simon/Symeon n’a clairement pu prendre les rênes à Jérusalem qu’après le martyre de Jacques ‘frère du Seigneur’ daté avec certitude, grâce à Flavius Josèphe, de 61/62. Selon R. Bauckham, il est possible que son martyre date quant à lui de 100/102 (selon d’autres de 107/108) alors que Tiberius Claudius Atticus était gouverneur et Trajan empereur.
[35] Même si Luc conserve la péricope de Mc 3,31-35 (tout en ôtant celle, plus rude, de Mc 3,20-21) et si Jean contient une mention plutôt critique de la famille de Jésus en Jn 7,5 : “même ses frères ne croyaient pas en lui”. Mais les Douze et Pierre ne sont pas eux aussi toujours flattés avant la Passion… Et Luc parle de “Marie et ses frères” (de Jésus) dans la communauté au début des Actes (1,14b).
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