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dimanche 3 septembre 2017

J'ai rencontré l'homme le plus vieux du monde et c'est une partie de moi que j'ai retrouvée

Lorsque j'ai su que le plus vieil homme du monde était à présent un rescapé de la Shoah nommé Yisraël Kristal, et qu'il vivait à Haïfa, j'ai immédiatement su que je devais le rencontrer, que c'était une nécessité absolue. Pas pour contempler comme au musée "l'homme le plus vieux du monde", non, ce côté sensationnel et presque voyeur ne m'intéresse pas. Mais pour lui parler, rencontrer véritablement l'homme et le témoin qu'il est, pour échanger avec lui au sujet de la question qui me hante, celle de l'identité et de la foi juive après Auschwitz. Je ne m'en étais pas rendu compte alors, mais cette idée du doyen des êtres vivants, de celui qui était là alors qu'aucun autre humain actuel ne l'était a sans doute travaillé mon esprit. Sans doute aussi que le fait que cet homme porte un prénom qui est déjà plus qu'un prénom, qui est le nom de tout mon peuple, Yisraël, a quelque part marqué mon inconscient.

Evidemment, prendre une photo de lui aussi, car c'est ce que je fais et que je sais faire, photographier les témoins que je rencontre pour tenter de saisir quelque chose de leur aura personnelle et les publier pour ce projet qui me tient tant à cœur : The last Link.

Comment réussir à provoquer cette rencontre qui s'est imposée à moi comme vitale ? Une piste dans un article de presse, un ami journaliste, un service, puis le numéro de Shula, la fille d'Yisraël Kristal avec un avertissement ; "Fais attention, elle n'aime pas trop les journalistes". Je la comprends, et surtout, je ne suis pas journaliste. Mais pour mettre toutes les cartes de mon côté, je demande quand même à Dana, une femme active auprès des associations de rescapés de la Shoah, d'intervenir en ma faveur. Dana m'informe quelques jours plus tard qu'après une âpre conversation autour de ce qui différencie mon projet des rapaces qui veulent juste une bonne photo bien vendeuse, Shula a accepté que je rencontre son père. Ce sera donc Lundi, à 11h. Je dors mal, je me réveille aux aurores et attend la dernière confirmation. 8h45 : "Nissim, Prends la route, tu es attendu à Haïfa". Taxi, conversations, questionnements : "Qu'est-ce que je vais bien pourvoir lui dire ?" Je pressens, sans savoir pourquoi, que cette rencontre sera différente des autres. Mais je suis loin de m'imaginer les scènes bouleversantes qui m'attendent.

L'immeuble est modeste. En montant à l'étage je vois écrit sur la porte "Yisrael Kristal". En m'ouvrant la porte, la dame de maison asiatique me dit avec un accent chantant "You are Lucky !".
J'entre d'un pas mal assuré et je les vois tous les deux. Shula et Yisraël. La fille et le père. Elle est debout à côté de sa chaise à lui. Elle a des Tefilin à la main. Ces petits boitiers que les hommes juifs doivent mettre tous les matins comme rappel du divin sur leur bras et leur tête. Elle lève la tête et me dis que depuis que son père s'emmêle les un peu les pinceaux avec la pose des lanières, elle essaie de les lui mettre elle-même tous les jours. Malheureusement, elle n'est pas très sure de la bonne marche à suivre. Je lui propose de l'aider, moi j'ai appris à le faire très tôt dans ma vie, et le fait encore tous les matins, même si je suis moins religieux que je ne l'étais enfant.

Je lui suggère que ce serait formidable de faire la photo avec les Tefilin. Elle dit oui. J'aide à nouer les lanières sur son bras, je place le boitier contenant un parchemin sur sa tête. Pendant que je place un parchemin sur cet homme parcheminé, pendant que je mets ces boitiers de mémoire sur une mémoire vivante, une intense émotion m'étreint, quelque chose comme une manifestation de mon âme, un instant suspendu hors du temps. Je pense que Shula a senti mon émotion : en levant les yeux vers elle, je la vois au bord des larmes aussi. C'est comme si je comprenais pour la première fois de ma vie ce que voulait dire mettre ses Tefilin pour un juif. Je le fais depuis mes 13 ans, je l'ai fait quand j'étais à la Yeshiva, je l'ai fait quand j'ai quitté la Yeshiva pour devenir publicitaire, je le fait encore. Mais avant cet instant, je n'avais pas compris. Je ne peux pas exprimer autrement ce sentiment profond qui m'a habité à ce moment.

Yisraël, malgré ses problèmes de vision, se prête au jeu de la photo, il rit.


Shula me dit : "- Tu sais, je ne te connais pas mais saches que tu as beaucoup de chance. Je ne laisse jamais personne entrer ici, les journalistes s'en foutent de mon père, ils ne se sont pas intéressés à lui ni à son passé avant qu'il y ait cette histoire de Guinness des records. Ce qu'ils veulent c'est un scoop, et moi ça ne m'intéresse pas de leur donner un scoop. Pourquoi faire ? Le dernier que j'ai fait entrer ici c'était-il y'à deux ans, il a pris des photos de mon père et ne les a jamais publiées jusque la semaine dernière où la nouvelle est parue."
Puis elle ajoute : "- Mais lorsque Dana m'a expliqué ton projet et tes intentions de vraiment raconter l'histoire des survivants ; alors j'ai fait un effort énorme, j'ai pris la décision de te laisser entrer alors que je ne te connais pas".
Je lui réponds alors : "- Je ne suis pas journaliste, c'est vrai, mais j'ai quand même des questions. Il y en a au moins une que je pose à chaque survivant que je rencontre même si après avoir mis les tefilin à ton père elle me paraît presque ridicule..."
- C'est quoi ta question ?
"-Yisraël, après tout ce que tu as vu, après tout ce que tu as vécu, est-ce que tu crois en Dieu?"
Notre conversation naissante est interrompue à ce moment précis par la femme de maison qui lui sert un thé. Yisraël la remercie puis me pointe du doigt en disant : "Pour lui aussi, un thé". Yisraël fait la bénédiction sur son thé: "Béni Sois-tu Eternel, qui a créé le tout par sa Parole". Je dis Amen ! Et fais ma bénédiction à mon tour. Nous trinquons comme les juifs trinquent. Lehaïm ! A la vie !
A la vie. L'homme le plus vieux du monde trinque à la vie, après l'horreur. C'est si beau que j'en ai le cœur serré. Shula se penche à son oreille et lui pose ma question. Il lui répond en Yiddish. Elle sourit. Alors je lui demande de me traduire, et elle me dit : "- Ô qu'il est bon d'avoir 112 ans et de pouvoir faire la bénédiction sur son thé " Voilà sa réponse à ma question. Il est heureux d'être en vie pour pratiquer les rites juifs. Il est heureux de pouvoir faire ce que des juifs ont fait avant lui. Il n'a pas de position théorique sur le devoir de croire ou de ne pas croire, il ne dit rien de ceux qui ont perdu la foi, ne les juge pas. Lui, il est heureux de pouvoir boire son thé et de bénir Dieu avant.
Avant de partir, je lui pose une dernière question. Quel serait son message aux jeunes générations ? Il répond en yiddish. "Se comporter comme des humains."
Je suis parti à la rencontre de l'homme le plus vieux du monde, et c'est une partie de moi que j'ai retrouvée.

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