Sommaire
Comment vivaient ces ermites ?
Avaient-ils une règle de vie ? laquelle ?
D’où venait cette Règle ?
Pourquoi ont-ils quitté ces lieux si beaux et si favorables
à la solitude et à la prière ?
Pourquoi leurs prédécesseurs du XIIIe
siècle se sont-ils donc éloignés du lieu de leur fondation?
L’extrémité
du Mont Carmel domine la splendide baie de Haïfa. Pas très loin d’ici se
trouvent les ruines du premier site de l’Ordre des Carmes. Comment cela se
présente-t-il ?
Ce site est
inconnu de la plupart des pèlerins qui viennent au Mont Carmel. Sans les
explications d’un bon guide, le visiteur des lieux risque fort d’être plus que
déconcerté par cet amas de ruines. Elles s’étalent sur une surface relativement
modeste dans le lit d’un petit torrent desséché que les Arabes appellent
« Wadi’ aïn es Siah », ce qui signifie « torrent des
pèlerins ».
Cela
veut dire qu’à partir d’une certaine époque, peut-être même dès avant les
Croisades, on y venait en pèlerinage. A l’entrée du site, un peu en contre-bas,
un édifice d’apparence banale abrite une source d’eau pure qui jaillit en
permanence et qui a reçu, probablement à l’époque dite « byzantine »
(Ve - VIe siècles), le nom vénérable de « source d’Élie ». Si vous
remontez le lit du torrent vers l’est, vous remarquez à main gauche, sur le
versant septentrional qui surplombe le champ de mines, une curieuse grotte à
double étage que l’on appelait à la même époque « grotte d’Élie et
habitation d’Élisée ». Sur le versant méridional, à la même hauteur, quelques
cellules creusées dans la roche calcaire étaient appelées « grottes des
fils des prophètes ». Tout ceci nous montre qu’à partir d’une époque très
ancienne qui doit correspondre aux origines mêmes de la vie monastique, on
était persuadé qu’Élie, Élisée et leurs disciples « les fils des
prophètes » avaient établi leur demeure dans le lit de ce torrent et
qu’ils y avaient inauguré la vie érémitique. Il ne faut donc pas nous étonner
que des moines, désireux d’imiter la vie solitaire de ces saints prophètes,
soient venus très tôt habiter dans ces parages qui étaient à l’époque bien
pourvus de grottes naturelles et y aient vécu selon un genre de vie proche de
celui des habitants des « laures » du désert de Judée. Au VIe siècle,
un pèlerin italien appelle cette « laure », « monastère de Saint
Élisée ». Retenons ce fait d’importance capitale pour le futur Ordre du
Carmel : de temps immémorial, on a vénéré en ces lieux le souvenir du
Prophète Élie et, pendant plusieurs siècles, des moines grecs y ont mené une
vie solitaire à son imitation.
Tournons
maintenant les yeux vers les ruines qui se situent en gros à deux niveaux à une
petite distance de la « source d’Élie », en remontant le lit du Wadi.
A l’étage le plus bas, nous apercevons, au milieu d’un amas de pierres, les murs
d’une modeste construction que les archéologues ont pris l’habitude d’appeler
« cellule du prieur ». Pourquoi ce nom ? Avec cette
construction, nous arrivons à la période des Croisades (fin du XIIe siècle,
début du XIIIe siècle). Des pèlerins viennent à cette époque vénérer les lieux
« élianiques » du vallon. Certains d’entre eux, originaires de nos
contrées occidentales, attirés par la beauté des lieux et par le puissant
souvenir du prophète, décident d’y rester, habitant les grottes qui avaient
jadis été occupées par les moines byzantins. Eux aussi veulent y vivre en
ermites à l’imitation du prophète Élie. Leur genre de vie ne diffère guère de
celui de leurs prédécesseurs grecs. Ce sont les tout premiers représentants de
l’Ordre des Carmes. On les appelle à l’époque « Frères ermites du Mont
Carmel ». Ils se sont déjà choisi un « prieur » pour les
diriger. Et leur Règle déclare que la « cellule du prieur » doit se
situer à l’entrée de l’ermitage. Comme la petite construction à laquelle j’ai
fait allusion se trouve à cet endroit, on en a déduit qu’il s’agissait
précisément de la « cellule du prieur ».
Passons
maintenant à l’étage supérieur. Nous y remarquons les ruines d’une église qui
dut être fort belle. La partie située à l’ouest semble la plus ancienne et doit
dater en gros de la même époque que la « cellule du prieur ». C’était
1’oratoire construit au milieu des cellules où les Frères se rassemblaient
chaque matin pour la célébration eucharistique. Très vite, il fut dédié à
Notre-Dame. Ce fait qui nous paraît aujourd’hui plutôt banal eut au contraire
une importance considérable pour l’évolution spirituelle ultérieure au Carmel,
car très vite les ermites furent désignés du nom de « Frères ermites de
Notre-Dame du Mont Carmel » et cela donna naissance à l’orientation
essentiellement mariale du nouvel Ordre contemplatif.
Un escalier
monumental reliant le lit du torrent à l’esplanade de l’oratoire et le
prolongement de l’église vers l’est dénotent une substantielle modification du
site à partir du milieu du XIIIe siècle. Les ermitages primitifs furent
probablement rasés pour laisser place à un « couvent » proprement dit
dont on pouvait encore admirer les restes aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Comment vivaient ces ermites ?
Le
nom qui leur est donné résume tout leur genre de vie : « Frères
ermites ». Ce sont des ermites qui vivent en frères. Leur érémitisme se
traduit par le fait qu’ils ne sortent pas de leur ermitage, mais, comme le dit
la Règle, qu’ils « demeurent dans leur cellule ou près d’elle, méditant
jour et nuit la loi du Seigneur et veillant dans la prière, à moins qu’ils ne
soient légitimement occupés à autre chose ». Comme leur modèle, le
Prophète Élie, mieux encore comme la Vierge Marie, ils se tiennent en
permanence en présence du Seigneur pour écouter et méditer sa Parole. Pour
n’être à charge à personne, ils travaillent de leurs mains et vivent dans la
plus grande pauvreté. Leur vie est faite d’austérité et de solitude.
Elle est
faite aussi de joie et de simplicité car ils ont entre eux des relations
vraiment fraternelles. Ils se rencontrent chaque jour pour l’Eucharistie.
Chaque semaine, ils font le point de leur vie, lors du Chapitre. Ils se
répartissent les tâches dans la communauté. Ils ne gardent rien en propre, mais
tout est mis en commun. Ils obéissent à un Prieur qu’ils ont choisi eux-mêmes
pour les diriger. Comme le dira plus tard l’un des leurs, Nicolas le Français,
ils sont unis entre eux par « le lien de la paix », « cimentés
par une sincère charité ». Cette charité s’ exerce d’une manière plus
particulière à l’égard des frères âgés ou malades.
Avaient-ils une règle de vie ?
laquelle ?
Ils n’ont
pas commencé par écrire une Règle, mais par vivre, expérimenter leur genre de
vie. Cependant, au bout de plusieurs années, ils ont éprouvé le besoin
d’obtenir une sorte de reconnaissance officielle de la part de la plus haute
autorité ecclésiastique résidant en Terre Sainte. Celle-ci était représentée
par le « Patriarche de Jérusalem ». En fait, son lieu de résidence
était la ville de saint Jean d’Acre, tout proche du Mont Carmel. Il s’appelait
Albert et venait d’Italie où il avait été rattaché à l’Ordre de saint Augustin.
Nos ermites viennent donc le trouver aux environs de 1209 et ils lui demandent
d’approuver le texte où ils avaient essayé de définir leur genre de vie. En
fait, ce n’était pas une « Règle » au sens propre il n’y en avait en
effet que trois de reconnues à cette époque, la Règle de saint Basile, celle de
saint Benoît et celle de saint Augustin. C’était plutôt ce que nous appellerions
aujourd’hui une sorte de règlement, une « formule de vie » comme dit
le texte. Celui-ci est d’une beauté et d’une densité qui forcent l’admiration.
Il est comme tissé de citations tirées de l’Écriture. Au départ, il s’agit d’un
texte s’adressant exclusivement à des ermites. Plus tard, en 1247, ils en
demanderont une modification qui apparaît peu importante au premier coup d’œil,
mais qui en fait autorise la transformation radicale de leur genre de vie.
Selon cette modification en effet, ils ont désormais la possibilité d’habiter
non seulement dans les lieux déserts comme c’était exclusivement le cas à
l’origine, mais aussi à l’intérieur des villes. De plus, la dimension
« communautaire » de leur vie est nettement accentuée. A partir de
cette date, en effet, ils ne prennent plus leur repas « en cellule »
comme à l’origine, mais dans un réfectoire commun. A cette époque, on peut
parler véritablement de « Règle » au sens strict, car elle est
officiellement reconnue comme telle par le Pape Innocent IV. C’est ce texte de
1247 que connaîtra sainte Thérèse d’Avila et qu’elle appellera « Règle
primitive ».
D’où venait cette Règle ?
On peut dire
qu’elle a deux auteurs : les Frères Carmes eux-mêmes et le Patriarche de
Jérusalem. Les Frères ont certainement présenté officiellement leur genre de
vie à l’autorité ecclésiastique. Ils ont déjà rédigé au moins une sorte de
brouillon, d’ébauche, où ils ont réussi à synthétiser l’expérience que leur ont
donnée plusieurs années de vie commune. Ce texte porte indéniablement les
traces de cette « méditation de la parole » à laquelle ils se sont
engagés.
Le
Patriarche Albert de Jérusalem a aussi nettement laissé sa marque dans le
texte, spécialement dans le passage où il dit qu’aucun frère ne doit rien avoir
en propre mais que tout doit être commun à tous. Ce texte qui rappelle
clairement les Actes des Apôtres et la communauté primitive de Jérusalem (Ac
4,32-35) est cité à peu près dans les mêmes termes que dans la Règle de Saint
Augustin. Le Patriarche Albert avait été religieux en Italie et qu’il y avait
pratiqué cette Règle. C’est peut-être à lui encore qu’il faut attribuer
l’accentuation nettement « fraternelle » de la « formule de
vie » primitive, car cette orientation était tout à fait conforme à l’esprit
de la Règle de saint Augustin. On le voit, la « Règle du Carmel » a
donc une note d’originalité fortement marquée, mais on y sent nettement une
influence augustinienne.
Pourquoi ont-ils quitté ces lieux si beaux et
si favorables à la solitude et à la prière ?
Il y eut un
double exode des Frères à partir du Mont Carmel vers les pays européens. Le
premier fut simplement partiel, c’est-à-dire qu’il n’y eut qu’un certain nombre
de Frères à quitter les lieux. Cet exode se situe aux environs de 1240.
Certains s’établirent sur l’île de Chypre, d’autres, en Sicile, d’autres en
Angleterre, d’autres aux Aygalades, près de Marseille. Le deuxième exode fut
total et définitif et il eut lieu en 1291. Il faut attendre le début du XVIIe
siècle pour voir les Carmes apparaître à nouveau sur le Mont Carmel. Cette
fois-ci, ce sont des fils de sainte Thérèse, encore appelés Carmes Déchaux.
Pourquoi leurs prédécesseurs du XIIIe siècle se
sont-ils donc éloignés du lieu de leur fondation ?
Ce
n’est pas parce qu’ils l’ont voulu : bien au contraire, ils y étaient très
attachés. Ils y ont été contraints pour des raisons de sécurité. Pendant toute
la durée du XIIIe siècle, à part de rares et brèves exceptions, le Royaume
Latin de Jérusalem, le seul où des ermites chrétiens purent vivre en paix, se réduisait
en fait à une très étroite bande de terrain bordant le littoral méditerranéen
depuis Tripoli au Nord (aujourd’hui au Liban), jusqu’à Jaffa au Sud (proche de
la moderne Tel-Aviv). Le Mont Carmel, situé au bord de la Méditerranée, se
trouvait en plein milieu de ce territoire, à proximité de Saint-Jean d’Acre, la
capitale effective du Royaume latin. On peut même dire que c’est en grande
partie en raison de cette proximité que les Carmes purent demeurer un siècle au
Mont Carmel. Malgré les précautions prises par les Croisés, précautions qui se
sont montrées relativement efficaces pour la protection du Carmel, les
frontières orientales du Royaume étaient mal défendues et la plupart du temps
extrêmement perméables aux incursions islamiques. Les ermites du Carmel
connurent une première alerte en 1238 ; d’où leur premier exode. En 1291,
date de la chute définitive du Royaume latin de Terre Sainte, tous furent
obligés de s’enfuir. L’implantation de l’Ordre en Occident est le fruit de cet
exode.
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