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samedi 15 juillet 2017

Les origines sur le Mont Carmel


Sommaire

Comment vivaient ces ermites ?

Avaient-ils une règle de vie ? laquelle ?

D’où venait cette Règle ?

Pourquoi ont-ils quitté ces lieux si beaux et si favorables à la solitude et à la prière ?

Pourquoi leurs prédécesseurs du XIIIe siècle se sont-ils donc éloignés du lieu de leur fondation?


L’extrémité du Mont Carmel domine la splendide baie de Haïfa. Pas très loin d’ici se trouvent les ruines du premier site de l’Ordre des Carmes. Comment cela se présente-t-il ?
Ce site est inconnu de la plupart des pèlerins qui viennent au Mont Carmel. Sans les explications d’un bon guide, le visiteur des lieux risque fort d’être plus que déconcerté par cet amas de ruines. Elles s’étalent sur une surface relativement modeste dans le lit d’un petit torrent desséché que les Arabes appellent « Wadi’ aïn es Siah », ce qui signifie « torrent des pèlerins ».
Cela veut dire qu’à partir d’une certaine époque, peut-être même dès avant les Croisades, on y venait en pèlerinage. A l’entrée du site, un peu en contre-bas, un édifice d’apparence banale abrite une source d’eau pure qui jaillit en permanence et qui a reçu, probablement à l’époque dite « byzantine » (Ve - VIe siècles), le nom vénérable de « source d’Élie ». Si vous remontez le lit du torrent vers l’est, vous remarquez à main gauche, sur le versant septentrional qui surplombe le champ de mines, une curieuse grotte à double étage que l’on appelait à la même époque « grotte d’Élie et habitation d’Élisée ». Sur le versant méridional, à la même hau­teur, quelques cellules creusées dans la roche calcaire étaient appe­lées « grottes des fils des prophètes ». Tout ceci nous montre qu’à partir d’une époque très ancienne qui doit correspondre aux origines mêmes de la vie monastique, on était persuadé qu’Élie, Élisée et leurs disciples « les fils des prophètes » avaient établi leur demeure dans le lit de ce torrent et qu’ils y avaient inauguré la vie érémitique. Il ne faut donc pas nous étonner que des moines, désireux d’imiter la vie solitaire de ces saints prophètes, soient venus très tôt habiter dans ces parages qui étaient à l’époque bien pourvus de grottes naturelles et y aient vécu selon un genre de vie proche de celui des habitants des « laures » du désert de Judée. Au VIe siècle, un pèlerin italien appelle cette « laure », « monastère de Saint Élisée ». Retenons ce fait d’importance capitale pour le futur Ordre du Carmel : de temps immémorial, on a vénéré en ces lieux le souvenir du Prophète Élie et, pendant plusieurs siècles, des moines grecs y ont mené une vie solitaire à son imitation.
Tournons maintenant les yeux vers les ruines qui se situent en gros à deux niveaux à une petite distance de la « source d’Élie », en remontant le lit du Wadi. A l’étage le plus bas, nous apercevons, au milieu d’un amas de pierres, les murs d’une modeste cons­truction que les archéologues ont pris l’habitude d’appeler « cellule du prieur ». Pourquoi ce nom ? Avec cette construction, nous arrivons à la période des Croisades (fin du XIIe siècle, début du XIIIe siècle). Des pèlerins viennent à cette époque vénérer les lieux « élianiques » du vallon. Certains d’entre eux, originaires de nos contrées occidentales, attirés par la beauté des lieux et par le puissant souvenir du prophète, décident d’y rester, habitant les grottes qui avaient jadis été occupées par les moines byzantins. Eux aussi veulent y vivre en ermites à l’imitation du prophète Élie. Leur genre de vie ne diffère guère de celui de leurs prédécesseurs grecs. Ce sont les tout premiers représentants de l’Ordre des Carmes. On les appelle à l’époque « Frères ermites du Mont Carmel ». Ils se sont déjà choisi un « prieur » pour les diriger. Et leur Règle déclare que la « cellule du prieur » doit se situer à l’entrée de l’ermitage. Comme la petite construction à laquelle j’ai fait allusion se trouve à cet endroit, on en a déduit qu’il s’agissait précisément de la « cellule du prieur ».
Passons maintenant à l’étage supérieur. Nous y remarquons les ruines d’une église qui dut être fort belle. La partie située à l’ouest semble la plus ancienne et doit dater en gros de la même époque que la « cellule du prieur ». C’était 1’oratoire construit au milieu des cellules où les Frères se rassemblaient chaque matin pour la célébration eucharistique. Très vite, il fut dédié à Notre-Dame. Ce fait qui nous paraît aujourd’hui plutôt banal eut au contraire une importance considérable pour l’évolution spirituelle ultérieure au Carmel, car très vite les ermites furent désignés du nom de « Frères ermites de Notre-Dame du Mont Carmel » et cela donna naissance à l’orientation essentiellement mariale du nouvel Ordre contemplatif.
Un escalier monumental reliant le lit du torrent à l’esplanade de l’oratoire et le prolongement de l’église vers l’est dénotent une substantielle modification du site à partir du milieu du XIIIe siècle. Les ermitages primitifs furent probablement rasés pour laisser place à un « couvent » proprement dit dont on pouvait encore admirer les restes aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Comment vivaient ces ermites ?

Le nom qui leur est donné résume tout leur genre de vie : « Frères ermites ». Ce sont des ermites qui vivent en frères. Leur érémitisme se traduit par le fait qu’ils ne sortent pas de leur ermitage, mais, comme le dit la Règle, qu’ils « demeurent dans leur cellule ou près d’elle, méditant jour et nuit la loi du Seigneur et veillant dans la prière, à moins qu’ils ne soient légitimement occupés à autre chose ». Comme leur modèle, le Prophète Élie, mieux encore comme la Vierge Marie, ils se tiennent en permanence en présence du Seigneur pour écouter et méditer sa Parole. Pour n’être à charge à personne, ils travaillent de leurs mains et vivent dans la plus grande pauvreté. Leur vie est faite d’austérité et de solitude.
Elle est faite aussi de joie et de simplicité car ils ont entre eux des relations vraiment fraternelles. Ils se rencontrent chaque jour pour l’Eucharistie. Chaque semaine, ils font le point de leur vie, lors du Chapitre. Ils se répartissent les tâches dans la communauté. Ils ne gardent rien en propre, mais tout est mis en commun. Ils obéissent à un Prieur qu’ils ont choisi eux-mêmes pour les diriger. Comme le dira plus tard l’un des leurs, Nicolas le Français, ils sont unis entre eux par « le lien de la paix », « cimentés par une sincère charité ». Cette charité s’ exerce d’une manière plus particulière à l’égard des frères âgés ou malades.
Avaient-ils une règle de vie ? laquelle ?

Ils n’ont pas commencé par écrire une Règle, mais par vivre, expérimenter leur genre de vie. Cependant, au bout de plusieurs années, ils ont éprouvé le besoin d’obtenir une sorte de reconnaissance officielle de la part de la plus haute autorité ecclésiastique résidant en Terre Sainte. Celle-ci était représentée par le « Patriarche de Jérusalem ». En fait, son lieu de résidence était la ville de saint Jean d’Acre, tout proche du Mont Carmel. Il s’appelait Albert et venait d’Italie où il avait été rattaché à l’Ordre de saint Augustin. Nos ermites viennent donc le trouver aux environs de 1209 et ils lui demandent d’approuver le texte où ils avaient essayé de définir leur genre de vie. En fait, ce n’était pas une « Règle » au sens propre il n’y en avait en effet que trois de reconnues à cette époque, la Règle de saint Basile, celle de saint Benoît et celle de saint Augustin. C’était plutôt ce que nous appellerions aujourd’hui une sorte de règlement, une « formule de vie » comme dit le texte. Celui-ci est d’une beauté et d’une densité qui forcent l’admiration. Il est comme tissé de citations tirées de l’Écriture. Au départ, il s’agit d’un texte s’adressant exclusivement à des ermites. Plus tard, en 1247, ils en demanderont une modification qui apparaît peu importante au premier coup d’œil, mais qui en fait autorise la transformation radicale de leur genre de vie. Selon cette modification en effet, ils ont désormais la possibilité d’habiter non seulement dans les lieux déserts comme c’était exclusivement le cas à l’origine, mais aussi à l’intérieur des villes. De plus, la dimension « communautaire » de leur vie est nettement accentuée. A partir de cette date, en effet, ils ne prennent plus leur repas « en cellule » comme à l’origine, mais dans un réfectoire commun. A cette époque, on peut parler véritablement de « Règle » au sens strict, car elle est officiellement reconnue comme telle par le Pape Innocent IV. C’est ce texte de 1247 que connaîtra sainte Thérèse d’Avila et qu’elle appellera « Règle primitive ».
D’où venait cette Règle ?

On peut dire qu’elle a deux auteurs : les Frères Carmes eux-mêmes et le Patriarche de Jérusalem. Les Frères ont certainement présenté officiellement leur genre de vie à l’autorité ecclésiastique. Ils ont déjà rédigé au moins une sorte de brouillon, d’ébauche, où ils ont réussi à synthétiser l’expérience que leur ont donnée plusieurs années de vie commune. Ce texte porte indéniablement les traces de cette « méditation de la parole » à laquelle ils se sont engagés.
Le Patriarche Albert de Jérusalem a aussi nettement laissé sa marque dans le texte, spécialement dans le passage où il dit qu’aucun frère ne doit rien avoir en propre mais que tout doit être commun à tous. Ce texte qui rappelle clairement les Actes des Apôtres et la communauté primitive de Jérusalem (Ac 4,32-35) est cité à peu près dans les mêmes termes que dans la Règle de Saint Augustin. Le Patriarche Albert avait été religieux en Italie et qu’il y avait pratiqué cette Règle. C’est peut-être à lui encore qu’il faut attribuer l’accentuation nettement « fraternelle » de la « formule de vie » primitive, car cette orientation était tout à fait conforme à l’esprit de la Règle de saint Augustin. On le voit, la « Règle du Carmel » a donc une note d’originalité fortement marquée, mais on y sent nettement une influence augustinienne.
Pourquoi ont-ils quitté ces lieux si beaux et si favorables à la solitude et à la prière ?
Il y eut un double exode des Frères à partir du Mont Carmel vers les pays européens. Le premier fut simplement partiel, c’est-à-dire qu’il n’y eut qu’un certain nombre de Frères à quitter les lieux. Cet exode se situe aux environs de 1240. Certains s’établirent sur l’île de Chypre, d’autres, en Sicile, d’autres en Angleterre, d’autres aux Aygalades, près de Marseille. Le deuxième exode fut total et définitif et il eut lieu en 1291. Il faut attendre le début du XVIIe siècle pour voir les Carmes apparaître à nouveau sur le Mont Carmel. Cette fois-ci, ce sont des fils de sainte Thérèse, encore appelés Carmes Déchaux.
Pourquoi leurs prédécesseurs du XIIIe siècle se sont-ils donc éloignés du lieu de leur fondation ?

Ce n’est pas parce qu’ils l’ont voulu : bien au contraire, ils y étaient très attachés. Ils y ont été contraints pour des raisons de sécurité. Pendant toute la durée du XIIIe siècle, à part de rares et brèves exceptions, le Royaume Latin de Jérusalem, le seul où des ermites chrétiens purent vivre en paix, se réduisait en fait à une très étroite bande de terrain bordant le littoral méditerranéen depuis Tripoli au Nord (aujourd’hui au Liban), jusqu’à Jaffa au Sud (proche de la moderne Tel-Aviv). Le Mont Carmel, situé au bord de la Méditerranée, se trouvait en plein milieu de ce territoire, à proximité de Saint-Jean d’Acre, la capitale effective du Royaume latin. On peut même dire que c’est en grande partie en raison de cette proximité que les Carmes purent demeurer un siècle au Mont Carmel. Malgré les précautions prises par les Croisés, précautions qui se sont montrées relativement efficaces pour la protection du Carmel, les frontières orientales du Royaume étaient mal défendues et la plupart du temps extrêmement perméables aux incursions islamiques. Les ermites du Carmel connurent une première alerte en 1238 ; d’où leur premier exode. En 1291, date de la chute définitive du Royaume latin de Terre Sainte, tous furent obligés de s’enfuir. L’implantation de l’Ordre en Occident est le fruit de cet exode.





Notre-Dame du Mont Carmel


Les premiers ermites du Mont Carmel consacrèrent à la Vierge Marie la petite église qu’ils construisaient « au milieu de leurs cellules », signifiant ainsi qu’ils choisissaient Marie comme « patronne » de leur communauté naissante. Et peu de temps après leur arrivée en Europe, ils se firent appeler « Frères de Sainte-Marie du Mont Carmel ». Plus tard, sainte Thérèse d’Avila définit l’Ordre du Carmel comme « l’Ordre de Notre-Dame ».
Cette vocation à l’amour et au culte de Notre-Dame [1] se manifeste par trois attitudes traditionnelles : le service de « la Dame », l’invocation adressée à « la Mère » et l’imitation de « la Sœur ».
« Servir Notre-Dame » n’est autre que « servir son Fils », et ce n’est pas l’apanage exclusif de l’Ordre du Carmel. Si d’autres Ordres ont aussi comme service d’Eglise de « proclamer bienheureuse la Servante du Seigneur », c’est peut-être le mystère de l’Annonciation qui, traditionnellement, marque davantage la spiritualité du Carmel. Dans ce mystère, l’âme carmélitaine s’attache à contempler en Marie la « Toute Pure », celle dont la virginité brille d’un éclat sans pareil ; celle dont la vie entière, comme à l’Annonce de l’Ange, n’a été qu’un « oui » continuel à la volonté de Dieu ; celle qui n’a jamais cessé, comme pendant ses neuf mois d’attente, degarder tous ces événements dans son cœur et de les méditer [2].
La « maternité spirituelle » de Marie à l’égard de tous les frères du Christ est une donnée solide de notre foi et l’on connaît la formule de sainte Thérèse de Lisieux : elle est plus Mère que Reine [3]. Le Carmel veut plus spécialement continuer dans l’Eglise, Corps Mystique du Christ, l’amour filial que Jésus porte à sa Mère [4].
Selon les Constitutions de l’Ordre des Carmes Déchaux Séculier, les valeurs spécifiques du Carmel sont : la foi absolue en l’amour de Dieu, la pratique de l’oraison contemplative, l’ascèse de détachement qui en découle, la générosité de la charité fraternelle et du zèle apostolique ; ces valeurs sont vécues dans l’intimité de Marie, la Mère de Dieu, et sous sa maternelle et fraternelle protection [5].
Le premier texte, au XIVe siècle, où les Carmes donnent à Marie le titre de « Sœur », est L’Institution des Premiers Moines. Mais dès le IVe siècle, saint Athanase écrivait : Marie est notre sœur. Et le chapitre VIII de la Constitution Lumen Gentium marque la place de Marie, qui a connu l’épreuve de la foi parmi les membres du Corps chrétien. Marie est l’une d’entre nous et la mère du Christ total. Elle demeure notre sœur, notre sœur aînée. A son degré de sainteté, nul ne parviendra jamais, mais nous pouvons mettre nos pas dans ses pas, nous pouvons l’imiter au long de notre route humaine [6].
Dans la vie de tous les membres du Carmel, la Vierge Marie est présente… comme modèle de fidélité à l’écoute et au service du Seigneur, également comme Mère de l’Ordre qu’elle protège de façon privilégiée [7] . Et l’imiter en tout dans le quotidien de leur vie est pour les laïcs du Carmel une source de force et de joie.
Comme dit Thérèse de Lisieux : une très petite âme ne peut offrir au bon Dieu que de très petites choses [8] . Et chacun, comme elle, peut suivre l’exemple du Frère Laurent de la Résurrection, pour qui il n’est pas nécessaire d’avoir de grandes choses à faire : Je retourne ma petite omelette dans la poêle pour l’amour de Dieu ; quand elle est achevée, si je n’ai rien à faire, je me prosterne à terre et adore mon Dieu de qui m’est venue la grâce de la faire, après quoi je me relève plus content qu’un roi ! [9] Sainte Thérèse d’Avila savait bien trouver le Seigneur au milieu des marmites [10]. La Vierge Marie nous apprend que Dieu, n’ayant besoin de rien, ne considère dans nos œuvres que l’amour dont elles sont accompagnées [11].
Mais les tâches quotidiennes ne sont pas seulement celles de la maison. Il y a le travail professionnel et toutes les autres activités. Dans ce domaine de l’humble route humaine où Marie demeure notre modèle, ce serait faire injure à la Mère de Dieu et négliger l’enseignement de sainte Thérèse d’Avila, que de ne pas faire cas de saint Joseph. Je ne sais comment on peut penser à la Reine des Anges au temps où elle vécut auprès de l’Enfant Jésus, sans remercier saint Joseph de les avoir si efficacement aidés [12]. Saint Joseph, le seul saint en relation avec le Père que personne n’a jamais vu. Tous les autres sont des images du Fils ; lui seul est celui par qui le Père Eternel s’est comme rendu « visible » auprès de Jésus lui-même [13].
Imiter Marie, c’est aussi imiter Joseph, son « compagnon d’éternité », le plus silencieux des contemplatifs de la Sainte Humanité de Jésus [14] . Aussi conclut la Madre : Que ceux qui ne trouveraient pas de maître pour leur enseigner l’oraison prennent pour maître ce glorieux saint, et ils ne s’égareront pas en chemin [15].


[1] Constitutions des Carmes Déchaux, 1986 (trad. fr. 1995) et des Carmélites Déchaussées, 1991
[2] Luc 2, 19.51
[3] Sainte Thérèse de Lisieux,Derniers Entretiens/C.J. 21 août 1897
[4] L’article du Père Joseph Baudry dans Carmel, 1979
[5] Constitutions I, 9
[6] Père Ambroise-Marie Carré, Marie, Mère du Christ et Mère des hommes
[7] Constitutions V, 29
[8] Sainte Thérèse de Lisieux, Manuscrit B 31r°
[9] Frère Laurent de la Résurrection, Ecrits et entretiens sur la Pratique de la présence de Dieu (M 10)
[10] Sainte Thérèse d’Avila, Le Livre des Fondations ch. 5
[11] Saint Jean de la Croix, La Montée du Carmel, livre 3
[12] Sainte Thérèse d’Avila, Autobiographie, ch. 6
[13] Monsieur Olier, cité par Jean Guitton dans Le Mystère de saint Joseph
[14] Expression utilisée par sainte Thérèse d’Avila pour désigner le Verbe incarné
[15] Sainte Thérèse d’Avila, Autobiographie, ch.6