Daniel Urbejtel – Questions / Réponses
Q : C’est la
suite quand vous êtes rentré, vous m’avez parlé de 40 semaines.
Daniel : Il se trouve que la durée de
ma déportation a été exactement de 40 semaines. J’ai été déporté par le convoi
77 du 31 juillet 1944 et la libération est intervenue le lendemain de
l’armistice le 6 mai. Ça fait exactement 3 trimestres et 1 semaine. On ne peut
pas en tirer de conclusions. Ça rappelle un peu les 40 jours au désert. Moi
c’était 40 semaines au désert.
Mais ce qui est presque aussi difficile c’est de reprendre
pied dans un monde ordinaire. Quand un gamin de 14 ans revient de l’enfer, qu’il
ne retrouve personne … parce que mon frère lui étant moins malade que moi, était revenu
assez rapidement à Paris à l’hôtel Lutétia où on avait découvert qu’il avait
une pleurésie et il était allé la soigner en Suisse.
J’arrive à Paris, personne ne m’attend, je n’ai plus de
famille, je n’ai plus d’adresse, je n’ai
aucun encrage social, je flotte. Je n’ai aucun enracinement, je ne sais pas
trop qui je suis.
Un an après j’ai demandé mon baptême. Et puis j’ai fait tout
le cursus des vocations tardives pour rattraper un peu le retard dans un
catéchisme dont heureusement j’ai été épargné, ce qui me donne l’occasion
d’avoir une relation spirituelle qui est beaucoup plus affective que cérébrale.
Je suis plus lié par la notion d’amour que par la notion d’obligation et de
rituel.
Q : Vous avez su ce qu’est devenue votre petite
sœur ?
Daniel : Oui oui. Alors je vais vous
livrer un scoop, nous sommes tous les 3 en vie. Ma petite sœur elle, n’a pas
été déportée. Elle était dans une famille d’accueil. Elle n’a pas été déportée.
Ce n’est pas pour autant qu’elle n’a pas de problèmes. Les enfants cachés ont
des problèmes qu’ils n’osent pas évoquer parce qu’ils ont conscience d’avoir
échappé au pire. Donc ma pauvre petite sœur est blessée. Elle considère que son
existence commence à son mariage. Et le passé, elle l’a complètement occulté.
Quant à mon frère, il a 2 ans de plus que moi. Il est encore en vie mais lui je peux dire qu’il est
moins libéré que moi de cette expérience là car il a toujours refusé d’en
parler. C’est sa manière de se protéger. Moi je me suis protégé en refusant
d’évoquer le passé et l’avenir. Lui se protège en tirant un trait sur cette
aventure extrêmement dure. De telle sorte qu’on n’est pas très proche parce
qu’on a vécu notre adolescence comme 3 enfants uniques. Chacun a fait ses
frasques d’adolescence sans les autres.
Q : Après le Lutétia …
Daniel : je ne suis pas passé au Lutétia.
Q : non mais quand vous êtes arrivé à Paris
Daniel : Alors moi le Lutétia était
fermé. Moi quand je suis arrivé à Paris c’était en octobre. Le Lutétia avait
repris sa fonction commerciale. Les
cellules administratives dédiées au retour des déportés avaient été
redéployées. Moi je suis arrivé à
l’hôpital Bichat directement et là je n’étais plus malade. J’avais simplement
besoin de me remplumer. Alors quand on n’est pas malade on n’a pas sa place à
l’hôpital. Donc j’ai été envoyé dans une maison de repos. Je ne sais pas
comment ça s’est fait. J’imagine que les assistantes sociales se sont entendues
entre elles. Toujours est-il que je suis arrivé dans une maison de repos qui
était installée dans une aile d’une propriété que les propriétaires avaient confiée
à la Croix Rouge pour ouvrir une maison de repos. Mais les propriétaires qui
s’étaient réservé la partie noble de la propriété voyant un gamin en culottes
courtes se sont émus en disant : ‘Mais c’était donc pour des déportés, ce
n’était pas pour une crèche’. La directrice leur a dit : ‘Ben c’est le
plus jeune déporté français revenu mais c’est quand même un déporté.’ Et cette
famille a dû être attendrie par mon sort et moi je lui ai dit que j’avais aussi
une petite sœur et un frère. Et cette famille nous a un peu évité la case de
l’action sociale. On a repris pied dans la vie grâce à elle. Mais j’ai vécu
là-aussi un autre exemple de discrimination. La position d’un enfant dans une
famille aisée n’est pas confortable du tout.
J’étais partagé entre la reconnaissance et en même temps le manque
d’affection qu’elle ne pouvait pas me donner. Je reste toujours 70 ans après,
partagé entre ces 2 sentiments mais bon…
Donc c’est grâce à elle que j’ai pu reprendre mes études à
Aix en Provence. Mais la 1ère fois que je me suis retrouvé en classe
au collège, ça devait être en 4ème à la rentrée 46, je me suis
demandé ce que je faisais en classe.
J’étais complètement … je venais d’une autre planète.
Je me souviens : j’enviais mes petits camarades,
j’enviais leur insouciance, leur gaité, leur spontanéité.
Moi j’étais dans un monde que je ne reconnaissais pas. Je
venais d’ailleurs et j’ai eu du mal à reprendre mes études, à retrouver une
audition sociale. C’est très progressivement que petit à petit j’ai pu accepter
mon histoire, l’analyser. Et c’est depuis que j’en parle (ça ne fait que depuis
30 ans) que je raconte un peu cet itinéraire et à chaque fois c’est toujours
aussi douloureux parce que raconter c’est revivre. Et revivre même 70 ans
après, ça donne des frissons. Mais en
même temps c’est à chaque fois un pas de plus vers une plus grande
libération. J’ai compris maintenant que je ne serai jamais libéré de tout
ça, je ne serai jamais libéré de la découverte trop tôt de la cruauté dont
l’homme est capable, de l’injustice dont l’homme est capable. C’est une
découverte monstrueuse qui est fracassante. Ben il faut vivre avec et chaque
jour j’essaie de vivre avec.
Alors il y a plusieurs étapes dans mon existence : la 1ère
étape c’était la fin de mes études secondaires, la 2ème étape c’est
la 1ère année où j’ai eu à payer des impôts. J’étais d’une fierté
que j’ai longtemps perdu depuis hein (rires) mais payer des impôts … enfin
voilà, je sors de l’assistance. Je suis devenu un citoyen. J’ai contribué à
l’entretien d’une partie du trottoir sur lequel je marche. C’était pour moi une
…
La 3ème étape c’était mon mariage. Je me suis
marié à 22 ans avec une femme admirable qui a su m’apaiser, m’éduquer un peu
parce que j’étais un peu sauvageon. J’ai eu la chance d’avoir pu élever une
famille nombreuse où chacun de mes enfants a pu faire les études qu’il voulait.
Et voilà ce sont des étapes qui là encore petit à petit
m’ont ramené au niveau d’une société civile apaisée.
Q : Qu’est-ce qui vous a amené à l’Eglise
catholique ? Vous n’aviez aucune expérience du judaïsme.
Daniel : je n’avais aucune
expérience, je n’avais aucune formation aucune initiation à une quelconque
transcendance … Je ne sais pas. Psychanalytiquement on peut en déduire que
j’avais besoin d’un père.
Q : Quelle est la démarche ? Dans quelles
circonstances ?
Daniel : j’ai été converti durant mon
coma. Une voix m’a dit que j’étais aimé d’elle et c’était bouleversant parce
que étant dans le coma je ne savais d’où je venais, je ne savais qui j’étais
mais probablement la mémoire de mon organisme était intacte et donc entendre
parler d’amour après avoir été tellement maltraité c’était une expérience
fantastique. Je ne peux pas dater mais c’est cela l’avantage de la conversion,
après cela a été une régularisation.
Q : mais quand vous vous êtes réveillé, vous avez
demandé à voir un prêtre ?
Daniel : Pas du tout. Je ne savais
pas comment était organisée l’Eglise catholique. De la même manière que le
terme de synagogue était absent de mon vocabulaire je n’avais jamais mis les
pieds dans une église, ni croisé un prêtre. Simplement j’étais en situation de
prière informelle que j’ai régularisée un an après la 1ère année où
j’ai repris mes études au collège.
Q : vous auriez pu aller à la synagogue vous
régulariser?
Daniel : je ne suis jamais allé …
Q : Pourquoi l’église et pas la synagogue ?
Daniel : je ne peux pas répondre à
cette question-là si ce n’est que peut-être cette notion de généalogie, d’arbre
généalogique d’être relié à quelque chose … Ca peut s’expliquer. C’est
l’allusion que j’ai faite à une démarche psychanalytique.
Q : Dans ce que vous avez ressenti lorsque vous étiez
dans le coma, c’était le visage de Dieu ou le nom de Jésus qui
apparaissait ?
Daniel : Ca je ne peux pas répondre.
Je sais que c’est une voix masculine. Une voix masculine.
Q : Vous avez beaucoup souffert soit dans l’arrestation
ici soit avec les gardiens à Auschwitz dans les camps. En plus des
humiliations, ils étaient aussi ceux qui organisaient. Quel serait votre
sentiment si vous les aviez devant vous aujourd’hui ? Vengeance ?
Haine ? Indifférence ? Pardon ? Enfin le pardon je crois que vient après un raisonnement
mais la 1ère réaction quelle serait-elle ?
Daniel : je vais répondre personnellement
mais avant cela je vais que la plupart des déportés avec qui j’ai discuté, je
constate que c’est la population qui a le moins d’esprit de revanche. Alors que
beaucoup de personnes qui n’ont pas été
mêlées directement à cette tragédie peuvent se permettre de parler de Bosch par
exemple. Moi je ne supporte pas qu’on parle de Bosch. C’est une injure qui me
fait frémir. Mais ce n’est pas par grandeur d’âme, c’est simplement parce que
quand je suis revenu à la vie et je suis revenu à la fois à la vie matérielle
et à la vie spirituelle, j’avais besoin de toute mon énergie pour me
reconstruire. Donc j’étais naturellement porté vers l’avenir et pas du tout
vers le passé. C’est ça qui m’a protégé
d’une haine éventuelle ou bien encore de reproches de m’avoir arraché mes
parents, de les avoir maltraités, d’avoir disloqué la fratrie et au-delà d’une
misérable famille, tous les 6 millions
de disparus.
Donc je trouve que non il n’y a pas de haine. Mais peut-être
que ceux qui ont beaucoup souffert ont découvert que le mal était aussi en eux.
J’ai senti que je pouvais moi aussi être injuste, j’ai senti que moi aussi je pouvais
être cruel. Donc cette découverte-là contribue à nous protéger de la haine.
Parce que si je devais analyser froidement je devrais en vouloir à l’Eglise. Je
dis ça parce qu’on est en famille mais l’institution n’a pas été très noble à
l’époque. Je devrais en vouloir au monde entier, je devrais en vouloir à ceux
qui ont dénoncé mes parents, au chauffeur d’autobus, à tous les cheminots, à
tous ceux qui ont fermé les yeux, à tous ceux qui ont pillé la maison parce que
la maison était ouverte. Faut bien trouver une solution. En vouloir à tout le
monde c’est devenir fou donc il faut bien trouver une solution qui n’est pas
vraiment le pardon parce on ne peut pardonner qu’à une personne physique, on ne
peut pas pardonner à une institution.
Sans arriver à pardonner je mets de l’espace entre ceux qui
m’ont fait souffrir, qui ont fait souffrir les miens et moi.
Q : Cette révélation que vous avez eue, cette certitude
que Dieu vous aimait ne vous a ensuite jamais quitté ?
Daniel : Non, non. Il y avait des
intensités variables, bien sûr mais non. Si je suis resté fidèle, c’est bien à
ça. Je suis convaincu que je suis aimé de Dieu comme vous enfin comme tout être
humain et c’était une découverte prodigieuse, d’autant plus bouleversante
qu’elle n’avait pas été phagocytée par une bondieuserie. C’est sur un terrain
tout à fait neutre que la notion d’un amour absolu vous envahit après une
expérience d’un désamour. C’est un choc considérable.
Q : Est-ce que vous avez écrit ?
Daniel : J’ai essayé d’écrire mais je
ne suis pas un écrivain. J’ai écrit pour mes enfants mais je crois qu’il y a
assez de livres sur la …
Q : Je suppose que vous avez parlé de tout ça à vos
enfants.
Daniel : Bien sûr
Q : Est-ce que ça a eu une influence sur eux, sur leur
équilibre ? Vous avez un équilibre psychique ahurissant. Vous étiez mûr
pour qu’une révélation d’en haut vous arrive dans un état second et ..
Daniel : Ce n’est pas de la maturité.
C’est de la pauvreté. C’est de la nudité.
Q : l’un est la condition de l’autre
Daniel : si vous voulez
Q : pour que la grâce vienne, il faut avoir renoncé à
tout ce qu’on est
Daniel : sauf que renoncer c’est une
décision humaine et moi je n’y ai pas renoncé. Moi on m’a maltraité sans que je
le veuille.
Q : ça vous a été donné
Daniel : oui enfin je me serais bien
passé de ces flagellations mais ce n’est pas de la maturité. C’est qu’il n’y
avait plus aucun obstacle en moi, j’étais d’une pauvreté que les mystiques
cherchaient à obtenir en se flagellant. Mais c’est encore une décision humaine.
Moi je n’ai pas eu à le faire, d’autres l’avaient fait pour moi. J’étais à poil
sur tous les plans, je n’avais plus de mémoire, plus d’intelligence, j’étais pauvre affectivement, psychologiquement.
Il n’y avait aucune volonté, aucun obstacle
Q : c’était le renoncement à soi-même. Vous étiez mur
pour renaitre un autre.
Daniel : Peut-être
Q : et vos enfants ? Est-ce que cela a eu une
influence sur eux ?
Daniel : c’est difficile de savoir ce
qu’ils seraient devenus si leur père avait été autre, hein ? J’essaie de discuter avec mes ainés.
Q : ils n’ont pas eu des comportements
particuliers montrant qu’ils avaient reçus une empreinte un peu différente
de leur copains et copines de classe ?
Daniel : je me suis efforcé de ne pas
peser sur eux et mes ainés me disent « on a compris qu’on n’avait pas le
droit de vous décevoir ». Je crois qu’ils ont les uns et les autres, j’ai
7 enfants, une notion de la dignité humaine qui est assez rare. Il y a quelque fois des accidents, il y a
quelque fois des héritages qui ne se
font pas très très bien mais je crois que malgré tous mes enfants ont été
marqués par une histoire qu’ils ne connaissent pas en détail parce que les
détails peuvent jouer sur la sensibilité. Je ne veux pas faire de la
sensiblerie. Donc je suis assez fier de mon coup.
Q : est-ce qu’ils sont tous catholiques ?
Daniel : alors ils sont catholiques,
pas très pratiquants. Oui ils sont tous catholiques, ils ont tous été baptisés, pas très
pratiquants mais je crois qu’ils sont fidèles à leur idéal. Je crois qu’ils ont
des réflexes peut-être plus profonds que ceux dont la foi se limite à leur
pratique.
Q : Et vous, vous êtes pratiquant aussi ?
Daniel : Moi je suis pratiquant, je suis
pratiquant mais je fais un peu de hors-piste aussi c’est-à-dire qu’il m’arrive de ne pas aller à
la messe le Dimanche mais j’y vais le Lundi enfin je veux dire que je me sens
libre par rapport au rituel parce que je me méfie des rites. On a besoin de rites
mais il ne faut pas que le rite devienne l’ossature.
Q : par rapport à l’amour que vous avez reçu, cet amour
ressenti si fort lors de votre expérience spirituelle, comment à ce moment-là
quelque temps après, vous le juxtaposez par rapport au Mal ? Comment
pouvez-vous donner une explication au Mal que vous avez vu dans toute
l’horreur, comment ça se place ?
Daniel : j’ai l’humilité de dire que le
Mal est un mystère. Et je crois que quand on est parent on découvre que l’amour
que l’on porte aux siens les rend libre de faire mal alors qu’une éducation
trop rigide les empêche de faire mal mais ne leur apprend pas forcément à faire
bien.
Il me semble que le Mal est dans l’homme oui il est dans
l’homme mais je reste optimiste parce que je crois que l’humanité progresse
quand même. Je crois que la création du Tribunal Pénal International qui fonctionne mal mais qui existe c’est un
progrès magnifique quand même, c’est considérable ça.
Q : Vous posez bien sûr le problème de la souffrance
sans nier, sans occulter le mystère, que vous avez une réponse d’amour qui est
une réponse divine au travers votre expérience spirituelle. La 3ème
chose moi qui m’a beaucoup éclairé, est la notion de pardon parce que le pardon
est quelque chose d’essentiel en foi
dans toutes les religions en particulier dans la religion chrétienne. Et vous avez dit en tout cas j’ai compris : « le
pardon n’est pas quelque chose en soi, on ne pardonne pas comme ça, on pardonne
dans une relation de personne à personne ». Ça c’est très important parce
que c’est vrai que dans une phrase du Christ qui me revient c’est « si tu
viens à l’autel et que tu te souviens que tu as quelque chose contre ton frère
… » .
Ce n’est pas contre une idée, ce n’est pas par rapport à quelque
chose d’abstrait ou une institution, c’est par rapport à mon frère, c’est de
l’ordre de la relation, c’est par
rapport à quelqu’un de physique. Et tout dans ce que vous avez dit est
effectivement dans l’ordre du relationnel et moi ça me fait penser à une phrase
de Paul Samuel ‘Sami’ que tout le monde
ici a connu, qui a vécu des expériences pendant la guerre de souffrances très
importantes dans sa chair, dans son cœur, dans sa famille. Il lui revenait
toujours ces 2 questions simplement mais qui sont vraiment dans le
relationnel. C’était la phrase du Christ « Pour toi qui suis-je ? »
et « M’aimes-tu ? ».
Par rapport à vos 2 parcours qui ont des parallèles on
revient à ce relationnel et à cette notion d’amour qui est assez sidérant comme
témoignage par rapport à tout ce qu’on peut entendre aujourd’hui ...
Daniel : ce qui est pour moi fondamental
mais qui a marqué toute ma carrière, du
reste c’est l’expérience de l’inhumanité que j’ai faite trop tôt m’a conduit
dans une activité professionnelle de
relations humaines. C’est quand même étonnant parce que mes parents rêvaient que leur garçon
devienne ingénieur comme tout le monde et bien je suis devenu DRH d’une
entreprise, d’une compagnie d’assurances
mais justement parce qu’on ne peut pas parler d’amour dans une
relation professionnelle mais on parle d’empathie,
on parle de faculté de comprendre, d’écouter et de transmettre. C’est
essentiellement relationnel, mais il n’y
a pas de relation s’il n’y a pas la conviction que l’être en face de vous a la
même origine, a la même qualité, a les mêmes difficultés de communication de
compréhension
Q : Comment avez-vous vécu les grands procès des grands
nazis, Eichmann, je ne parle pas du procès de Nuremberg de et puis le travail de Simon WIESENTHAL.
Comment vous, vous l’avez vécu ?
Daniel : je ne voudrais pas vous faire de
la peine, mais je les ai vécus de très très loin. Moi j’étais en pleine période
de reconstruction. J’étais intellectuellement content que cette démarche se
fasse, que la justice mette un nom, porte une condamnation sur des actes. Je
suis content que WIESNTHAL, que KLARSFELD aient fait ce travail et continuent à
le faire. Moi je ne l’ai pas fait. Je suis ravi que d’autres l’aient fait et je
crois que là aussi il faut chercher non pas à vocaliser mais à poser des actes concrets,
à dire les choses comme elles sont et à condamner ce qui est condamnable. Cela
revient à dire « que votre oui soit oui et que votre non soit non ».
Méfions-nous de l’entre 2. C’est effroyable, l’eau tiède est ce qui a de pire.
Q : Vous êtes arrivé au camp sans trop savoir, vous ne
connaissiez rien à tout ça. Aujourd’hui
on sait énormément de choses sur ce qui s’est passé, mais les hommes
dans le camp puisque vous travailliez avec des adultes, qu’est-ce qu’ils
savaient de ce qui se passait, les gens qui étaient là ?
Daniel : Je ne savais pas ce qu’ils
savaient parce qu’on n’échangeait pas.
On ne peut pas échanger, c’est un luxe
d’échanger, il faut avoir du temps. On n’avait pas de temps, on n’était pas libre de circuler, on travaillait
tout le temps et puis il y avait peu de déportés de langue française, il y
avait très peu de français. Même avec mon frère on n’échangeait pas et ça, ça
m’a beaucoup intrigué. Même avec mon frère on ne parlait pas parce que
qu’est-ce que j’aurai pu lui dire ? J’aurai pu lui dire « j’ai faim,
j’ai soif, je suis fatigué » ? Il n’aurait pas pu m’abreuver, il
n’aurait pas pu me nourrir, il n’aurait pas pu me reposer. Donc c’était
inutile. Vous savez, on a découvert là, la gestion la plus économique de son
énergie. Tous les efforts que l’on pouvait éviter de fournir nous permettaient
de gagner 1 mn, 1 seconde, 1/2 journée. Et parler alors qu’il n’y avait pas de
réponse à ce que l’on pouvait formuler, devenait inutile. Donc on ne parlait pas. Mais j’ai mis du
temps à comprendre ça parce que moi j’ai posé une fois la question à mon frère
et il m’a répondu de manière brutale. Je n’ai pas compris, je me suis dit
« il devient méchant ». Et bien j’ai compris qu’il avait raison. Si je n’échangeais pas avec mon frère, je
n’échange pas plus maintenant parce qu’il est moins extraverti que moi, mais
vous pensez bien qu’avec les autres on ne pouvait pas non plus. On n’avait pas 1 minute disponible. Il
fallait tout faire vite et se protéger d’un risque donc ne pas se faire
remarquer. Et ça mobilise toutes ses forces, ça.
Q : mon père a été au camp de Drancy à 21 ans. Il est revenu en 1945 et quand il revient il
apprend que ses parents sont morts, ont été déportés. Et il dit « ce
jour-là je n’ai pas pleuré mais je me suis rattrapé après ». Alors je
voudrais savoir si vous vous êtes rattrapé, comment vous vous êtes rattrapé,
comment cette déchirure dans votre âme a pu s’exprimer ? Est-ce qu’elle
s’est exprimée après ?
Daniel : Non, non parce qu’on a compris
qu’on ne reverrait pas nos parents mais on ne s’est jamais formulé
explicitement que nous étions orphelins parce qu’il y a des situations où il
faut laisser une zone d’ombre … S’avouer qu’on ne verrait plus ses parents
c’est fermer la porte à un miracle, à un espoir, c’est décider pour les autres.
On sentait bien qu’on ne les reverrait plus donc on s’est habitué petit à petit
à cette idée-là. Cette idée a été
confortée par le fait que dans les années 70 nous avons reçu un certificat de
disparition parce que quand on ne retrouve pas les corps on ne peut pas établir
un acte de décès. Donc le 1er acte justifiant que nous n’avions plus
de parents c’était un acte de disparition qui ensuite a été transformé en un
acte de décès.
Q : Vous avez su où on les a emmenés ?
Daniel : J’ai su qu’ils étaient passés par
Pithiviers et après je n’ai jamais su. Si je sais maintenant par l’acte de
décès dont je suis sûr qu’il est authentique mais je ne suis pas du tout
certain de la date. Quant à Auschwitz il y a en moyenne 1000 morts par jour on
pense bien qu’il n’y a pas un greffier qui note
Q : Ils ont été emmenés à Auschwitz ?
Daniel : oui.
Q : Et votre frère a fait aussi une expérience
spirituelle ?
Daniel : Pas du tout, non pas du tout. Il
est resté très scientifique, très agnostique et il ne comprend pas du reste,
mon évolution
Q : c’est triste
Daniel : non mais je ne lui en veux pas.
Elle est incompréhensible, elle n’est pas compréhensible. Et j’ajoute qu’il n’a
pas non plus voulu avoir d’enfants. Vous voyez : nous avons eu la même
expérience et lui ne veut pas risquer d’avoir des enfants qui seraient
maltraités comme lui l’a été. Moi au contraire je dis que ma victoire ce n’est
pas d’avoir survécu, c’est d’avoir refondé une famille qui n’aurait pas existé.
Quel dommage pour l’humanité J
Q : Dans les mystères du rosaire par exemple, y a-t-il
un mystère que vous aimez particulièrement?
Daniel : non, non. J’ai plus de relation
avec le créateur qu’avec ses saints et pour tout dire j’ai de la piété mariale
mais pas naturelle. Je trouve du reste qu’une trop grande piété mariale éloigne
un peu du rôle révolutionnaire qu’a apporté le Christ.
Q : c’est-à dire qu’on tombe dans la mariolâtrie ?
Daniel : On se réfugie dans une mère qui
est protectrice alors que le Christ il chasse les vendeurs du temple, il
bouscule tout le monde. La vierge elle rassure tout le monde alors oui on a
besoin d’être 2, de la même manière on a besoin du père et de la mère mais je
ne veux pas établir de hiérarchie mais …
Q : lorsque vous avez évoqué cette période de coma,
cette expérience spirituelle d’amour que vous avez vécu, est-ce qu’avec le
recul que vous avez aujourd’hui vous pouvez dire que finalement c’était une
expérience guérissante et réparatrice dans laquelle vous avez pu puiser les
fruits qui ont permis un pardon ?
Daniel : sans aucun doute et sans pouvoir
l’affirmer je pense que cette révélation m’a éloigné de la tentation de mourir
que j’avais. Vous savez dans ce canal étrange, là on est très attiré par la
mort. La mort c’est la pleine assurance, c’est une illumination. Je pense que chacun au seuil
de sa vie est illuminé par ce qu’il a pu entrevoir et moi j’ai eu cette chance de l’entrevoir
sans aller au-delà. Je pense que j’ai fait une expérience que tout le monde
fait à la fin de son existence. Il abandonne tout son vécu, toutes ses idées,
toutes ses constructions rationnelles et il découvre une lumière, il découvre
un amour, il découvre la félicité, on l’appelle comme on veut
Q : Est-ce que la mémoire de cette période-là, de cet
amour-là, vous a permis dans des moments
de vie postérieurs qui ont pu être douloureux, finalement de les
surmonter ?
Daniel : Ecoutez, quand on est convaincu
qu’on est aimé de Dieu on ne craint rien. Même si on a mal ce n’est pas grave
Q : donc ça a été pour toute la vie en fait
Daniel : oh c’est sûr que ça a été pour
toute la vie, oui, oui et lorsque j’entends dire de quelqu’un qu’il a perdu la
foi, je dis « je crois que la foi ne se perd pas ». Il y a un pseudo
de foi que l’on peut perdre mais la foi véritable ne peut pas se perdre et ce
qu’on appelle foi ce n’est pas toujours la foi peut-être.
Q : pourquoi y a-t-il eu une relâche le jour de
Noel ?
Daniel : je n’ai pas su et je ne me suis
pas inquiété de savoir. J’en ai profité. C’était la fin aussi, c’était 3
semaines avant l’évacuation donc ça tournait mal. Peut-être que les geôliers
voulaient un peu commencer à se racheter, je ne sais pas. Mais il faut accepter
de ne pas avoir de réponse.
Q : Moi je voudrais vous remercier pour ce témoignage
et je crois qu’on a fait une grosse connerie c’est de ne pas mettre de caméra
parce qu’il y a des phrases que vous avez prononcées qu’il n’y a que des gens qui ont vécu ce que
vous avez vécu, qui ont une ouverture d’esprit à l’amour et au pardon. C’est du délire. Moi je voudrais la
réentendre la cassette.
Daniel : J’ai été interviewé plusieurs
fois et il y a entre autres à l’INA (Institut National de l’Audiovisuel) un
témoignage qui date de 10 ans mais qui est à mon avis un bon témoignage.
L’interviewer était très précis.
Q : oui mais vous avec le temps vous avez affiné. Les
phrases elles vous sortent du cœur. Quand on n’a pas l’esprit, on comprend ce
que vous dites. Comment on peut dire ces mots-là avec ce qu’on a vécu ?
Daniel : Je ne vous cache pas que ça me
fait du mal aussi de le revivre parce que derrière les mots il y a l’évocation
Q : personnellement je regrette que vous n’essayiez pas
d’écrire. La souffrance du méchant elle s’explique avant, il a fait des
bêtises, il paie mais il génère du mal. On connait la cause.
La souffrance du juste elle s’explique par après. Dieu n’est pas dans le temps des hommes. Dieu
voit au début, il est pendant et il est après, il voit. Quand il laisse faire
les choses, pour nous ça nous semble aberrant, il a l’explication après. Vous
êtes un cas comme ça.
Daniel : oui je vous suis en partie cela
veut dire qu’en partie je ne vous suis pas. On fait quelquefois du mal sans le
savoir, sans le vouloir c’est dramatique mais on fait aussi du bien sans le
savoir. Finalement, ce que l’on fait ça n’a pas tellement d’importance. Il ne
faut pas se soucier de la conséquence de ce qu’on fait.
Q : Pourquoi m’as-tu abandonné ? Le pourquoi on
devrait l’écrire en 2 mots. C’est POUR QUOI, en vue de quoi.
Daniel : Ce qui me frappe dans la
crucifixion c’est que si j’essaie de me mettre à la place du Christ, lui il ne
pouvait pas pardonner mais il a demandé à son père de pardonner pour lui
Q : ça c’est une habitude juive qui est tout à fait
estimable
Daniel : Qu’est-ce qui est
estimable ?
Q : ah bien ce n’est pas moi qui peux pardonner mais je
vais prier de donner la bénédiction. On demande à Dieu de bénir et on demande à
Dieu de pardonner.
Daniel : c’est très profond mais je crois
aussi que le Christ lui ne pouvait pas pardonner. Il avait trop mal pour pardonner. Tout le
monde ne peut pas pardonner. On peut peut-être après mais sur le moment … Ça
c’est important, il ne faut pas occulter, vous avez une vision trop
spiritualiste. Moi je suis sensible au fait qu’il y a des moments où on ne peut
pas pardonner. On a trop mal.
Q : J’ai déjà entendu des témoignages de personnes qui avaient
eu des choses qui ont fait mal surtout par des proches, des choses, qui ont été tellement blessantes, qu’ils
n’arrivaient pas à pardonner et alors dans ce cas-là, il faut demander à Dieu
la grâce du pardon parce que c’est un don que Dieu peut donner, parfois
humainement ce n’est pas possible mais Dieu peut donner cette grâce.
Daniel : oui mais je crois que humainement
on peut aussi amorcer une démarche de pardon.
Q : autour de moi dans ma famille et des familles qui
ont été exterminées, il y a un jeune garçon mon cousin qui est revenu. Et aucun
de nous ne l’a interrogé. Moi je devais avoir 15 ans. On ne lui a jamais
demandé ce qui s’était passé, comment il avait subi ses souffrances. Et
lui-même ne nous a rien dit. Mais il y avait une espèce d’inhibition, de
crainte. Chacun savait qu’il y avait quelque chose de terrible et on ne voulait
pas le mettre d’une certaine façon mal à l’aise aussi.
Daniel : oui, oui puis ça l’arrangeait
Q : probablement mais je ne suis sure de rien
Daniel : mais oui mais parce que
interroger c’est lui demander de revivre
Q : mais on était vraiment inhibé
Daniel : oui, oui mais c’est un phénomène assez
général. Nous la moitié du temps on n’en a pas parlé parce qu’on avait autre
chose à faire
Q : vous vous avez reçu une délivrance psychique et
spirituelle dans votre coma et ça vous
été semé pour que d’autres puissent en bénéficier. C’est pour ça il faut
écrire.
Daniel : J’ai essayé d’écrire et j’en veux
à mes professeurs qui m’ont trop inculqué l’idée qu’une phrase ça se travaille.
Moi je sais parler du cœur, je ne sais pas écrire du cœur.
Q : il faut vous mettre avec un journaliste qui
enregistre et après ça …
***
Q : j’ai acheté le livre sur les camps de concentration
et de personnes qui ont vécu plusieurs années dans les camps. Et c’est
hallucinant de voir d’une part tout ce qu’elles ont subi et d’autre part même
quand c’est en période de libération, comment elles trouvent l’énergie de continuer
à franchir les obstacles pour aller jusqu’au bout. Donc je voulais vous
demander si le facteur durée est
important justement dans la réhabilitation ou est-ce qu’il y a un seuil
qui une fois qu’on l’a dépassé on est grandi pour la vie ou bien au contraire
qu’on est …
Daniel : j’aimerais pouvoir répondre mais
je ne sais pas. Moi j’ai eu de la chance d’avoir eu une page blanche entre
l’enfer et le retour à la vie. C’était une bénédiction pour moi d’avoir le coma
et d’être amnésique. Ça a mis une distance. Mon frère et la plupart des gens
n’ont pas eu ça. Ils sont passés brusquement de l’enfer à la vie, pas
paradisiaque mais la vie ordinaire et c’est peut-être un choc trop violent.
Q : Ce coma a été votre échelle de Jacob.
Daniel : Oui, oui je veux bien.
Q : est-ce qu’il y a une prière que vous aimez particulièrement,
qu’on pourrait dire là ensemble, ma question elle est pratique … Qu’est qui
vous ferait plaisir de dire comme prière ?
Daniel : j’aime beaucoup le Notre Père.
Q : Je pense que pour finir on pourrait dire un Notre
Père pour votre famille, pour vos enfants, pour vos petits-enfants …
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