Lundi 23 novembre 2015 –
Collège des Bernardins à Paris
À l’occasion du 50ème
anniversaire de la déclaration Nostra
Aetate, rencontre autour de la Déclaration
pour le jubilé de fraternité à venir présentée par plusieurs responsables
du judaïsme français et remise par le Grand Rabbin de France Haïm Korsia.
Allocution du Cardinal André VINGT-TROIS
Chers amis,
Cette
déclaration que vous venez de rendre publique et de nous remettre, ces paroles
que vous venez de nous adresser, nous les accueillons avec joie et
reconnaissance, comme un signe des temps, un signe d’espérance.
Lorsque
Jules Isaac, au terme de son entrevue avec le Pape Jean XXIII, peu avant le
Concile Vatican II, avait demandé s’il pouvait espérer, le Pape lui avait
répondu : « vous avez droit à plus que de l’espoir ». Jules
Isaac voulait aider l’Église à chasser tout germe d’antisémitisme, en un temps
où l’enseignement du mépris et la méfiance réciproque étaient très répandus. Il
faisait partie de ces pionniers du dialogue, juifs ou chrétiens, marqués par le
drame de la Shoah, dans lequel six millions d’êtres humains avaient été
assassinés, simplement parce qu’ils étaient juifs.
C’est
le travail de ces pionniers qui a rendu possible Nostra Aetate, texte fondateur d’une relation nouvelle avec le Peuple
juif. Depuis saint Paul, l’Église n’avait jamais parlé ainsi de la vocation du
Peuple juif, un peuple dont elle est issue, qui est sa racine, et qui continue
d’exister
en même temps qu’elle. Mais
aucun des pionniers et artisans de Nostra
Aetate n’aurait probablement pu imaginer les développements ultérieurs que
connaîtrait ce texte. Parmi ceux-ci, soulignons les gestes prophétiques que furent
la visite du Pape Jean-Paul II à la synagogue de Rome en 1986 à l’invitation du
Grand Rabbin Toaff, puis à sa visite à Jérusalem en 2000 et à sa prière de
repentance déposée au Mur occidental.
Dans
le sillage du renouveau biblique et liturgique du XXe siècle qui a
permis à la tradition catholique de redécouvrir l’unité de la Bible et les
sources juives de la liturgie chrétienne,
Nostra Aetate nous a encouragés, chrétiens et juifs, à retrouver nos
racines communes, à nous connaître et nous estimer mutuellement, à chercher à comprendre
l’autre, et à étudier ensemble notre patrimoine spirituel commun, en frères et
non plus en concurrents. La Torah donnée au mont Sinaï nous unit
indéfectiblement par-delà nos différences. Ce que nous comprenons des
Commandements de Dieu, des Dix paroles, de la Loi, de sa mise en œuvre, nous
permet de nous retrouver sur les enjeux éthiques. A partir de là, des initiatives
ont pu se mettre en place de part et d’autre, parfois ensemble. J’évoquerai simplement
ici les rencontres annuelles mises en place par le cardinal Jean-Marie
Lustiger, entre des évêques catholiques et la Yeshiva University de New-York.
La
fraternité qui est née de toutes ces rencontres, la confiance qui s’est établie
entre nous, nous ont permis et nous permettront de surmonter les difficultés et
les malentendus inévitables entre frères. Nous l’avions déjà compris au moment
du projet d’installation d’un carmel à Auschwitz ; les négociations,
longues et difficiles, ont finalement permis au dialogue de gagner en vérité et
en profondeur.
La
déclaration que vous venez de nous adresser, chers amis, est un acte symbolique
fort et audacieux. Vous le posez au nom des différents courants du judaïsme
français auxquels vous appartenez. Vous poursuivez ainsi la tradition de ces
hommes et de ces femmes qui se sont levés avec courage pour
« engendrer », au sens biblique du terme, l’histoire des retrouvailles
entre juifs et chrétiens.
Nous
y entendons un appel à aller de l’avant dans nos relations, relations désormais
marquées par la réciprocité. Il ne s’agit plus seulement d’entrer dans un
dialogue en miroir ou en vis-à-vis mais d’assumer ensemble, chacun pour sa
part, une responsabilité et une mission communes pour l’humanité face aux
grands défis du monde contemporain.
Forts
de notre héritage commun qui nous a enseigné le sens de l’homme et sa vocation
spirituelle, nous ne pouvons pas nous dérober à cet appel, tout
particulièrement en ces temps troublés, marqués par la violence et la barbarie.
Ainsi,
votre déclaration nous conduit à lever les yeux comme le fit Abraham lorsqu’il
reçut la Promesse.
Nous
prions pour que vos paroles soient largement entendues, pour qu’elles
contribuent à lutter contre l’antisémitisme, pour qu’elles favorisent les
rencontres entre nos communautés à tous les niveaux, pour qu’elles soient
reçues par les jeunes générations.
Je
vous remercie à nouveau pour ce geste fort, porteur d’espérance et de paix, qui
nous permet d’entrer pleinement dans la joie du jubilé.
Si
Monsieur le Grand rabbin me le permet, je voudrais ajouter quelques mots plus personnels.
D’abord
un souvenir, parce que pour moi comme pour tout homme, la conversion passe par
le souvenir… Mon souvenir de petit parisien né au milieu de la guerre, c’est
une famille juive qui habitait le même immeuble que moi. J’ai découvert, année
après année, ce qu’ils avaient vécu pendant la guerre. C’est ma première et
fondatrice expérience de relation avec de « vrais » juifs, pas des
juifs « fantasmés ». Je ne sais pas jusqu’à quel point eux-mêmes se
considéraient comme de vrais juifs… mais en tout cas, ils avaient été jugés
comme de vrais juifs.
La
deuxième chose sur laquelle je voudrais revenir concerne la déclaration Nostra Aetate. Comme cela arrive souvent
dans des textes élaborés par l’Église, Dieu a suscité quelque chose de plus que
ce qui avait été prévu. Il ne nous a pas simplement conduits à engager des
démarches de réconciliation, à relire nos comportements historiques et à établir
des relations plus normales avec les juifs, mais beaucoup plus profondément, à
prendre vraiment conscience que nous ne pouvions pas élaborer une vision
chrétienne de l’histoire du monde et de notre relation avec Dieu comme si le
peuple élu n’existait pas. Et donc, d’une certaine façon, Dieu nous a nouveau
protégés de la tentation marcionite, celle d’une Bible sans le Premier
Testament. Nous en avons tiré un profit considérable dans l’intelligence de
notre propre tradition.
Enfin,
nous qui vivons en France et en tirons quelque avantage, nous ne pouvons
oublier les pays qui, dans le monde, ont encore un long chemin à parcourir pour
que les juifs ne soient plus les boucs émissaires de leurs malheurs. Ce chemin,
ces pays ne pourront pas le faire simplement par chefs interposés. Ils ne le pourront
que si les peuples, le peuple élu, le peuple chrétien, sont capables de
développer réellement des relations et des collaborations dans le tissu
ordinaire de nos communautés. C’est cela la fraternité à laquelle nous sommes
appelés. Il faut que les gestes symboliques et significatifs que nous posons
soient des stimulateurs qui permettent aux membres de nos communautés de se
rencontrer, de se redécouvrir ou de se découvrir comme frères. Ils ne peuvent être eux-mêmes que s’ils ont un
frère. Ce long chemin, il faut constamment que nous le recommencions et le
reprenions à la base, que nous arrivions avec persévérance à convaincre que
l’on ne peut pas être témoins de Dieu sans reconnaître notre fraternité.
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