Pèlerinage à Orléans, samedi 5 novembre 2022
Intervention de Jean Duchesne
Je m’exprime ici en qualité d’exécuteur littéraire du cardinal Lustiger. Qu’est-ce que cela signifie ? Eh bien, que dans un codicille à son testament, il m’a désigné comme l’héritier de son droit moral sur son œuvre écrite. Il faut savoir que l’on distingue entre deux droits d’auteur. D’une part le droit patrimonial. Cela comporte essentiellement les sommes qui peuvent être versées par l’éditeur, conformément au contrat d’édition, en pourcentage sur le prix de vente. (Cela peut dépasser 20% pour les gros tirages, mais de nos jours, c’est 5% ou moins, et à condition que l’éditeur rentre d’abord dans ses frais.) En l’occurrence, pour les livres du cardinal, c’est l’association diocésaine de Paris, représentée par son directeur des affaires économiques, qui a été désignée par le cardinal comme son légataire universel. Ses best-sellers ont été Le Choix de Dieu, suivi par Premiers pas dans la prière et La Promesse.
Mais il est possible de léguer à une autre personne que celle qui perçoit les revenus le droit moral, c’est-à-dire la responsabilité, au nom de l’auteur défunt, des décisions à prendre concernant les textes, pour des rééditions, des traductions en langues étrangères ou la publication d’inédits.
Si j’ai reçu cette charge, je suppose que c’est parce que j’ai aidé le P. Lustiger à faire son premier livre, les Sermons d’un curé de Paris, qui est paru en 1978, et qu’ensuite, devenu archevêque, il a dû continuer à publier – ce à quoi j’ai collaboré en lui forçant même parfois un peu la main. J’ai ainsi réussi à lui soutirer (si j’ose dire) en moyenne presque un livre par an entre 1981 et 2005, et il y a eu des publications posthumes : L’Europe à venir, L’Alliance, Jean-Marie Lustiger témoin de Jean-Paul II, Prier avec Jésus, Le Don de la Miséricorde…
Le cardinal était toujours un peu réticent. Il trouvait que ces textes n’étaient pas si bons. Déjà, la préparation des Sermons d’un curé de Paris avait duré plus de deux ans. C’était ses paroissiens qui y poussaient. Lui n’était pas convaincu que cela méritât de sortir de Sainte-Jeanne de Chantal. Il a tenu à ce que les textes des lectures soient intégralement reproduits, et à ce qu’il y ait du Jean Touret (et surtout pas sa photo à lui !) sur la couverture. Tout a failli capoter au dernier moment, parce qu’il ne voulait même pas que son nom figure sur le livre. Il pensait que cela indisposerait encore plus à son égard le clergé parisien dont il lui arrivait d’être ouvertement critique. Mais l’éditeur pressenti (Robert Toussaint, qui était un de mes amis) a dit qu’il ne pouvait pas publier un livre sous anonymat. Le P. Lustiger s’est donc résigné, en considération de tout le travail qui avait été fait : enregistrements, transcriptions, réécriture, sélection…
Je n’ai bien entendu pas été le seul à « pousser à la roue ». Jean-Luc et Corinne Marion ont largement contribué à vaincre les réticences, de même que le P. Albert Chapelle, le directeur spirituel du P. Lustiger. Celui-ci jugeait d’ordinaire que tel ou tel théologien, auquel il se sentait redevable, ferait beaucoup mieux ou avait déjà publié sur la question. Je répondais que le livre se vendrait bien mieux s’il y avait son nom à lui sur la couverture, et aussi en raison du tour percutant qu’il savait donner à des intuitions parfois complexes ou subtiles. Nous avons ainsi pas mal exploité l’investissement auquel il consentait d’un substantiel entretien chaque semaine pour Radio Notre-Dame. Il y avait des séries thématiques qu’il suffisait de transcrire et mettre en forme. Il y avait aussi des conférences, des interviews, quelques sermons et articles. Tout cela pouvait être agencé en recueils structurés. Pour Le Choix de Dieu, c’est Bernard de Fallois, un des « grands » de l’édition à Paris, qui a persuadé le cardinal de se lancer dans ces dialogues avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton. Ensuite, deux jeunes éditeurs, Marc et Sabine Larivé, qui ont lancé Parole et Silence, ont également joué un rôle décisif, notamment pour La Promesse.
*
Mais puisque nous sommes venus ici, à Orléans, je voudrais vous livrer quelques réflexions personnelles sur ce que je sais (ou peux reconstituer) du séjour décisif d’Aron Lustiger en ces lieux au début de la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes allés dans la chapelle où il a été baptisé fin août 1940, à sa demande et sans que personne ne l’y pousse.
Il faut bien voir comme il en arrive là. Je me réfère bien sûr au Choix de Dieu (dans l’édition du Livre de Poche (ci-après LCD avec les numéros de page), ainsi qu’à ses premières confidences fin 1981 à deux journalistes israéliens, publiées sous le titre « Puisqu’il le faut » et reprises dans L’Alliance (Presses de la Renaissance, 2011, p. 21-83, spécialement p. 54-55). Mais on trouve des compléments et précisions utiles dans les deux biographies qui existent déjà : d’une part Lustiger, cardinal, juif, fils d’immigrés de Robert Serrou (Perrin, 1996) ; d’autre part Jean-Marie Lustiger, le cardinal prophète d’Henri Tincq (Grasset, 2012). La seconde est bien sûr plus exhaustive, mais la première présente l’intérêt d’avoir été écrite alors qu’étaient encore de ce monde certains témoins de la phase décisive d’Orléans dans l’itinéraire du P. Lustiger. Robert Serrou a par exemple retrouvé et interrogé Mlle Combes qui (comme on le verra) a joué un rôle important et qui n’est décédée qu’en 1993.
*
Essayons donc de raconter l’histoire. C’est surtout celle d’un gamin d’une autorité proprement ahurissante.
À la fin de l’été 1939, avant même que l’Allemagne n’envahisse la Pologne, la guerre est manifestement inévitable. Hitler a déjà annexé l’Autriche (c’est l’Anschluss), la Tchécoslovaquie… On craint que Paris soit bombardé. Sans attendre que la guerre soit déclarée (ce sera fait le 3 septembre) après l’invasion de la Pologne, les familles s’efforcent de mettre les enfants à l’abri en province. Il y a là comme un premier exode. Charles et Gisèle Lustiger cherchent où aller. Leur fils, qui n’a pas encore treize ans (il ne les aura que le 17 septembre), dit : « Moi, je sais. On va à Orléans » (LCD, 51-52). Pourquoi là ? Parce que c’est à Orléans qu’est né et se trouve en vacances son professeur de sciences naturelles au lycée Montaigne. Le jeune Aron admire énormément cet homme qui, assure-t-il, saura les aider. L’autorité du gamin est déjà telle que, même s’il ne connaît pas l’adresse de son professeur à Orléans où il est né, sans discuter et probablement sans autre idée, ses parents l’emmènent là-bas avec sa jeune sœur Arlette.
Cet enseignant, Jean Bathellier, est un personnage haut en couleurs (LCD, 39-41). Il a « un faciès asiatique » et a perdu une jambe à la Grande Guerre. Pour faire régner l’ordre dans sa classe, il n’hésite pas à dévisser sa prothèse en bois et à la balancer à travers la salle. Il chasse l’inspecteur qui critique son enseignement et surtout il passionne ses élèves en leur révélant la cohérence du vivant et sa place sur terre et dans l’univers. Il poursuit des recherches personnelles, sur les termites, et également en archéologie à Orléans. Enfin, il se proclame républicain, anarchiste même, et chrétien. Le jeune Aron fait partie de ceux qui restent après le cours pour poser des questions au maître et l’écouter encore.
Mais une fois les Lustiger parvenus à Orléans, Jean Bathellier est introuvable. Son nom ne dit rien à personne au centre d’accueil des réfugiés. Les enfants sont donc confiés à une demoiselle d’une trentaine d’années, Suzanne Combes, qui enseigne les lettres dans une école catholique et s’est portée volontaire pour héberger des enfants dans la grande maison où elle vit seule depuis la mort de ses parents. Selon un témoignage, c’est le jeune Aron qui l’aurait repérée parmi celles et ceux qui se présentent comme hôtes bénévoles. Il la désigne en disant : « C’est chez celle-là que je veux aller ». Les enfants Lustiger sont scolarisés à la rentrée des classes, le 1er octobre, Aron entrant en troisième à Pothier, le grand lycée public de la ville.
Les parents repartent : le père est mobilisé et la mère rouvrira leur boutique. C’est là qu’elle sera dénoncée en septembre1942, arrêtée et internée à Drancy avant d’être envoyée à Auschwitz (LCD, 68). Charles Lustiger, démobilisé en 1941, sera parti en zone non occupée pour préparer un repli de toute la famille, et c’est là, à Decazeville, que son fils le rejoindra pendant l’été 1943 (LCD, 81-83). Embauché dans l’usine où travaille son père, Aron Jean-Marie, déjà bachelier (il vient de réussir son bac après un année au petit séminaire de Conflans, à Charenton près de Paris, où l’évêque d’Orléans l’a envoyé pour le protéger), devient rapidement cadre, avec son père comme subordonné : le tout jeune homme de 17 ans n’est pas moins impérieux que le gamin de 13 ou 14 ans… Comme il l’a dit lui-même : « J’étais un gamin insupportable, très orgueilleux et d’une personnalité accusée. Il ne fallait pas me marcher sur les pieds » (LCD, 60). C’est lui qui « prend les commandes » et emmène son père désemparé à Toulouse au printemps 1944 (LCD, 84).
Mais revenons à 1940. Au printemps, Aron et Arlette sont ramenés à Paris par leurs parents (LCD, 53). En effet, la « drôle de guerre » se prolonge. La capitale n’est pas bombardée. Le front est stable. On s’observe. Mais ce retour a lieu juste après que le garçon, rentrant du lycée, est entré dans la cathédrale d’Orléans le Jeudi, puis le Vendredi saints (22 et 23 mars 1940). Comme il l’a raconté lui-même (LCD, 56), c’est là qu’il éprouve le besoin de demander le baptême.
C’est donc dans l’appartement familial de la rue Delambre (dans le 14ème arrondissement, entre les métros Vavin et Edgar-Quinet) qu’il annonce sa décision à ses parents. Ils s’y opposent vigoureusement, dans des scènes pénibles (LCD, 57). Ils traînent leur fils chez un rabbin réputé (selon Robert Serrou, c’est Jacob Kaplan, plus tard grand rabbin de France), auquel le gamin tient tête « pendant deux heures [en lui] “démontrant” que Jésus est le Messie » (LCD, 60). Mais les parents finissent par donner leur permission, pensant que cela mettra peut-être leurs enfants à l’abri de l’antisémitisme nazi, car bientôt – dès la mi-mai – les armées allemandes déferlent sur la France. Il est à remarquer qu’Arlette suit son frère sans qu’ils aient eu besoin d’en parler (LCD, 56) : toujours cet ascendant de l’adolescent…
Toujours est-il qu’Aron et sa sœur sont donc renvoyés à Orléans en juin (sans doute avant que Paris soit occupé : le 14), et c’est là que, le 25 août, ils sont baptisés par l’évêque, Mgr Jules-Marie Courcoux, qui a auparavant assuré lui-même leur instruction (LCD, 57-58). La cérémonie a lieu dans la chapelle privée de l’évêché (LCD, 62), où nous étions tout à l’heure et qui sera celle de Mgr Lustiger quand il deviendra en 1979 un successeur de Mgr Courcoux. Le parrain est Jean Bathellier (enfin retrouvé entretemps). C’est de lui que vient le deuxième prénom choisi par le jeune Aron, qui garde donc en premier celui donné par ses parents (LCD, 62-63) –, et la marraine est Suzanne Combes, dont le prénom n’est guère « masculinisable » et c’est celui de Marie, « fille de Sion » et mère du Christ, qui est adopté en rappel de cette « maternité » spirituelle.
Mlle Combes est la première à qui le jeune Aron fait part de son intention de demander le baptême, car elle ne se cache pas d’être chrétienne (LCD, 56), bien qu’elle n’ait jamais cherché à convertir les enfants juifs qui lui étaient confiés. Jean Bathellier, également vite informé, est du même avis qu’elle : ils doivent en parler à leurs parents et s’adresser à l’évêque, Mgr Courcoux. Celui-ci confirme qu’il faut la permission parentale. Il interviendra aussi pour assurer que M. et Mme Lustiger sont de bons chrétiens, dûment baptisés, et de bons Français (LCD, 67).
*
Cette histoire n’est singulière qu’en raison de ce qu’il est advenu par la suite de ce gamin juif, promu à l’épiscopat et jusqu’au cardinalat. Mais en ces années 1939-1945, lui et sa famille ont partagé le sort de beaucoup d’autres fils et filles d’Israël, et il n’est pas le seul à avoir été baptisé ni même à avoir été ordonné prêtre. C’est en quoi il est, d’une certaine façon, exemplaire. Mais les événements d’Orléans ont des résonances plus lointaines encore, et peuvent même s’avérer être eux-mêmes des résonances d’autres moments et épisodes structurants de l’histoire – l’histoire de France et même l’Histoire avec un grand H. L’étape orléanais de l’itinéraire d’Aron Jean-Marie Lustiger l’inscrit en effet dans une dynamique où il rejoint Charles Péguy et Jeanne d’Arc.
Tout cela se passe, de fait, dans les lieux où Charles Péguy est né, a grandi et a été au catéchisme, dans le quartier de Bourgogne à Orléans. Sa famille habitait rue du Faubourg-Bourgogne. L’évêché, nous l’avons constaté, est à deux pas, proche de la collégiale Saint-Aignan, et Mlle Combes demeurait rue Saint-Marc, à quelques minutes de là, un peu plus loin à l’est de la cathédrale. Nous sommes passés, rue du Bourdon Blanc, devant le collège où elle enseignait (elle en a même été plus tard la directrice) et où Arlette a été scolarisée. Nous sommes passés aussi devant le bâtiment qui était autrefois le lycée Pothier, dans la rue qui mène à la cathédrale, que le jeune Aron devait donc contourner pour rentrer chez Mlle Combes.
Cette coïncidence locale peut paraître superficielle. Elle oriente en fait vers une parenté plus profonde. Déjà, Jean Bathellier, anarchiste chrétien qu’Aron Lustiger vénère, semble avoir promu des idéaux semblables à ceux de Péguy : « Homme de foi, de prière,… anarchiste clérical… Il revendiquait farouchement le droit à la liberté. “Nous avons pris la Bastille !...” était l’une de ses formules favorites » (LCD, 39). Le P. Lustiger a pour sa part été incontestablement « un cardinal républicain », comme l’a rappelé le titre du colloque organisé dès 2008 par le P. Matthieu Rougé, son ancien secrétaire, alors aumônier du monde politique.
Par ailleurs, Péguy est passé sans rien renier de la mystique socialiste (pas du tout marxiste ni même jaurésienne) de sa jeunesse à la foi chrétienne de sa maturité, et c’est de même qu’Aron Lustiger n’a pas renoncé à son identité juive en demandant le baptême, puis en devenant prêtre, évêque et enfin cardinal.
En allant plus loin, on relèvera que l’écrivain-éditeur et l’archevêque aspirent à la même égalité, fraternité et justice sociales. Il n’est pas douteux que Jean-Marie Lustiger, s’il était né cinquante ans plus tôt, eût été dreyfusard, et pas seulement par résistance à l’antisémitisme. Comme Péguy, il est et se veut « fils de l’école laïque », mais il ne tolère pas que les politiques qui contrôlent l’État régissent les consciences, ni que l’Église s’inféode à eux, se contente d’un conformisme et fonde sa prédication sur la peur de l’enfer plutôt que sur l’accueil des dons de Dieu et sur la charité.
*
Péguy et Lustiger ont de plus en commun Jeanne d’Arc, libératrice d’Orléans en 1429, comme figure en laquelle s’unissent, se superposent et se confondent sainteté et patriotisme. C’est net, assurément bien plus que chez le second, chez le premier qui a consacré, avant même son retour au catholicisme, poèmes et mystères de style médiéval à celle qui n’était pas encore canonisée (ce ne sera fait qu’en 1920, après la béatification en 1909). Mais présidant en 1980 comme évêque d’Orléans les festivités annuelles en l’honneur de la Pucelle, Mgr Lustiger est ému jusqu’aux larmes quand des chars français défilent sur la grand place de la ville (le Martroi, que nous avons traversé tout à l’heure) où il a vu, consterné, des blindés allemands parader en 1940 (LCD, 63-64).
Aron Lustiger a été marqué – blessé même – par les désastres de la défaite et de la débâcle, et ce souvenir est lié à Péguy. Il se rappelle le tirailleur sénégalais, dernier défenseur du pont de chemin de fer sur la Loire au sud du Faubourg de Bourgogne, dont le cadavre gisait « à côté du buste en bronze de Charles Péguy » (LCD, 63). C’est ce que le cardinal reprend dans une longue interview donnée en 1995 au Lampadaire (un de ces journaux écrits, imprimés et vendus dans le métro et aux carrefours par des SDF). Il relève que la statue avait pris une balle dans le front, exactement comme Péguy le 5 septembre 1914, et que cet Africain avait sauvé l’honneur de la France en ce 16 juin 1940, car « tous les autres avaient fichu le camp, soldats et officiers… ».
Beaucoup d’habitants d’Orléans avaient fui, dans cette panique collective qu’on a nommée « l’exode ». Mlle Combes, Aron et Arlette étaient restés, et le gamin fait de la résistance, à la mesure de ses moyens. Robert Serrou rapporte qu’à des soldats de troupes d’occupation qui lui demandent leur chemin, il répond dans un allemand parfait (c’est un bon élève, bien que peu travailleur, et il a fait des séjours linguistiques outre-Rhin avant la guerre). Comme ces militaires s’étonnent, il leur répond fièrement qu’il y a en France d’excellents professeurs.
En tout cas, le républicanisme chrétien nourrit l’amour de la patrie chez Aron Lustiger comme chez Charles Péguy. C’est pour elle que le lieutenant Péguy s’expose et meurt sur le front en 1914 et qu’en 1940 le jeune Aron « subit la défaite comme une impensable humiliation » (LCD, 63). Et c’est de même qu’aux marches du royaume dans les années 1420, la fillette de Domrémy veut sauver le pays tout entier de la misère de la domination étrangère.
Bien sûr, Jeanne d’Arc n’est pas républicaine ! Cinq siècles plus tôt, à l’ère de la chrétienté, la culture était tout autre. Mais on peut discerner, en profondeur, une parenté spirituelle. Lustiger, Péguy et Jeanne d’Arc ont en commun de ne pas se cantonner dans l’exaltation intellectuelle ou mystique, et au contraire d’y puiser des motivations pour l’action, l’engagement et le don total de soi qui, en retour, aiguisent les exigences de la vie intérieure. Jeanne s’impose à des puissants, des soudards, repart toujours en campagne. Péguy milite, lance et gère sa revue, se bat dans l’adversité, descend dans l’arène des polémiques. Aron Jean-Marie Lustiger déploie une activité et une créativité qui ne craignent pas d’indisposer ceux qui ne le comprennent pas ni d’éreinter ses collaborateurs. C’est sans doute Péguy, puisque c’est le plus écrivain des trois, qui a le mieux formulé ce qu’il partage avec Lustiger et Jeanne d’Arc : « Le spirituel est lui-même charnel » et « couche dans le lit du temporel ».
Bien sûr aussi, seule Jeanne d’Arc a été guidée par des « voix ». C’est, encore une fois, que la culture de Charles Péguy et d’Aron Lustiger qui ne les engageait pas à identifier aussi précisément ce qui les motivait. Mais ils ont été eux aussi entraînés dans la communion des saints, ces messagers souvent anonymes, tardivement ou jamais reconnus, qui introduisent dans la familiarité directe avec Dieu. Aron Lustiger n’a pas conscience d’obéir à aucun saint particulier quand il décide de partir pour Orléans, puis d’entrer dans la cathédrale. Mais il est sans nul doute inspiré, et il a alors justement l’âge de Jeanne quand celle-ci commence à prêter l’oreille aux appels que lui transmettent sainte Catherine, sainte Marguerite et l’archange Saint-Michel.
*
On pourrait encore mentionner d’autres personnes qu’Aron Jean-Marie Lustiger a fréquentées à Orléans. Il ne donne aucun nom dans Le Choix de Dieu et parle seulement d’« une grande richesse de personnalités » (LCD, 66). On peut cependant, d’après les témoignages recueillis, mentionner un couple de fermiers en dehors de la ville, M. et Mme Robert, chez lesquels Mlle Combes, Aron Jean-Marie et Arlette allaient en vélo le lundi se ravitailler en produits frais (lait, beurre, œufs, légumes). Les Robert ont aussi caché des Juifs.
Et puis il y a deux prêtres qui ont certainement conforté le jeune baptisé dans son désir d’être ordonné : le chanoine Feuillâtre, dit « le Père Feu », directeur de la maison des œuvres, rue Sainte-Anne, que fréquente après son baptême le lycéen enrôlé dans la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne), et l’abbé Cribier, qui donne des cours sur les religions non chrétiennes. Robert Serrou rapporte sur eux des propos élogieux du cardinal. Il signale également un dominicain, le P. François Refoulé, né et grandi à Orléans, qui sera plus tard directeur des éditions du Cerf, puis de l’École biblique de Jérusalem.
Pour finir, je voudrais évoquer le P. Jacques Fournier, lui aussi Orléanais, né un an avant Lustiger (en 1925 donc). Il est un peu un des liens entre le cardinal et moi, car je l’ai bien connu et apprécié comme aumônier du lycée où j’ai commencé en 1972 ma carrière d’enseignant (Honoré de Balzac, à la Porte de Clichy dans le 17ème). Il porte un nom illustre (du moins pour certains érudits, et sans que je l’aie jamais entendu l’évoquer), car son homonyme aux XIIIe-XIVe siècle, déjà évêque et bien que non dominicain, dirigea efficacement l’inquisition contre les Albigeois et fut un des papes d’Avignon sous le nom de Benoît XII.
Le Jacques Fournier du XXe siècle était déjà séminariste pendant la guerre (il a été ordonné en 1949), et il a gardé le souvenir de cet adolescent différent des autres, qui n’avait pas de famille et s’isolait souvent dans la chapelle, mais participait de bon cœur aux retraites et colonies organisés par les aumôniers dans des propriétés privées à la campagne non loin de la ville (le château de la Gaschetière, le château du Bouchet).
En 1981, 1e P. Fournier a pris activement part au lancement de Radio Notre-Dame et, dans les années 1990, le cardinal l’a pris comme secrétaire particulier. Il a été à ses côtés pendant les JMJ de Paris et à la Déclaration de repentance à Drancy en 1997. Juste avant de laisser le P. Fournier partir pour prendre de nouvelles fonctions, le P. Lustiger est revenu avec lui à Orléans pour les obsèques de son successeur, Mgr Picandet, prématurément décédé à 66 ans. Et là, pendant une bonne heure, ils ont déambulé dans les rues du Faubourg de Bourgogne que, quelque cinquante-cinq ans plus tôt, ils avaient arpentées l’un et l’autre, et parfois ensemble – comme nous l’avons fait aujourd’hui. Le cardinal avait péleriné ici avant nous.
Jean-Marie Lustiger
Avant tout, je tiens à vous présenter mes excuses pour mon absence en ce samedi à Orléans et je vous prie de bien vouloir pardonner ce qui est une indélicatesse mais qui, vous l’imaginez, n’entendait pas l’être. Une accumulation de charges de travail m’a conduit à renoncer à faire le déplacement à Orléans. Je le regrette. Je remercie Henri Paget de se faire ainsi mon porte-parole !
Je pourrais m’abriter derrière la publication de l’ouvrage que j’ai codirigé avec Denis Pelletier, Jean-Marie Lustiger entre crises et recompositions catholiques (1954-2007) (Presses Universitaires de Rennes, 2022). Ce livre d’historiens et de témoins, issu du colloque de 2017, entend proposer une première approche historienne de la figure étonnante de Jean-Marie Lustiger. Assurément, il est un des grands noms de l’histoire de l’Église de France contemporaine. Sa personnalité si puissante écrase, par contraste, ses contemporains comme ses successeurs. Ce phénomène n’est pas dû au caractère exceptionnel de sa carrière : aumônier d’étudiants (1954-1969), curé de la paroisse Sainte-Jeanne de Chantal (1969-1979), évêque d’Orléans (1979-1981), archevêque de Paris (1981-2005). Le bref passage à Orléans n’était qu’une préparation pour une arrivée à Paris où, pendant un quart de siècle, il a donné de l’Église un visage dynamique dont le point d’orgue fut l’accueil des JMJ en 1997. Mais Jean-Marie Lustiger ne parlait pas qu’aux catholiques. De 1981 à sa mort, il fut un personnage public que recherchaient les médias, les dirigeants politiques et économiques, les intellectuels. L’homme, on le sait, était étonnant. Très vite, il a acquis la réputation d’être un « bon client » des médias. Sa proximité avec Jean-Paul II en faisait une des têtes pensantes de l’Église. Lustiger a occupé la fonction d’archevêque de Paris comme aucun de ses prédécesseurs ne l’a fait. C’est un peu tout cela qu’explore l’ouvrage.
Mais il y a plus. Qu’est-ce qui a donné à Jean-Marie Lustiger cette place exceptionnelle ?
La réponse nous l’avons dans la plaque posée, à sa demande, dans la cathédrale :
Je suis né juif. J’ai reçu le nom de mon grand-père paternel, Aron.
Devenu chrétien par la foi et le baptême, je suis demeuré juif comme le demeuraient les Apôtres.
J’ai pour saints patrons Aron le Grand Prêtre, saint Jean l’Apôtre, sainte Marie pleine de grâce.
Nommé 139e archevêque de Paris par Sa Sainteté le pape Jean-Paul II, j’ai été intronisé dans cette cathédrale le 27 février 1981, puis j’y ai exercé tout mon ministère. Passants, priez pour moi.
+ Aron Jean-Marie cardinal Lustiger, Archevêque de Paris.
La judaïté de Jean-Marie Lustiger a sans doute été le fait biographique qu’ont relevé, sans pudeur et avec voyeurisme, les journalistes au moment de sa nomination à Paris. Avec Le choix de Dieu, publié en 1987, et, quinze ans après La Promesse, puis, à titre posthume, L’Alliance (2010), on dispose de textes essentiels pour comprendre le rapport personnel et théologique entre judaïsme et christianisme dont vivait Jean-Marie Lustiger.
Il me semble, mais vous le savez mieux que moi, que la relation entre juifs et chrétiens a été transformée par l’événement Lustiger. Non qu’il ait été seul converti, ni même le seul prêtre converti. Non qu’il ait eu le monopole de cette position, ni même encore qu’il fut à l’origine de la déclaration Nostra Aetate (28 octobre 1965). Au contraire, il s’est inscrit dans une histoire qui avait commencé mais qu’il a prolongé avec sa singularité. Le signe qu’il a été, l’action qu’il a menée et les paroles qu’il a prononcées ont modifié en profondeur l’équilibre de la relation. Nous vivons aujourd’hui de cet héritage… En avons-nous assez conscience ? A-t-on bien pris la mesure de la ligne de crête qu’il nous invite à suivre ? L’Église et les catholiques d’aujourd’hui savent-ils combien cet enseignement a de conséquences spirituelles ?
La question de l’antisémitisme est « pour un chrétien croyant (…) essentielle. Elle le concerne de façon vitale, car il y est impliqué. Le reconnaître et l’entendre est pour lui une question fondamentale de la foi : il y va de sa propre identité religieuse », affirme l’évêque d’Orléans dans un article du Nouvel Observateur, après l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic en octobre 1980. L’antisémitisme, poursuit Jean-Marie Lustiger, « oblige conjointement juifs et chrétiens à examiner qui ils sont, à se demander s’ils sont vraiment fidèles à la vocation initiale qui les définit, à s’interroger sur le sens de leurs relations mutuelles. Redoutable examen de conscience, provoqué par l’humanité entière. Celle-ci met en demeure juifs et chrétiens qui disent avoir reçu ‘la lumière pour éclairer le monde’ (Luc 2, 32) de produire le trésor dont ils disent être les dépositaires ».
Voilà, me semble-t-il, l’un des nœuds de la pensée du cardinal : juifs et chrétiens sont liés par la même fidélité à la Parole de Dieu. Propos incroyable, propos scandaleux aussi (tant pour les uns que pour les autres) et propos qui, pour moi, en tout cas, ont structuré ma foi et ma compréhension de l’Église. Celle-ci n’est pas d’abord – et peut-être même pas principalement – l’institution ecclésiale. Elle est cette exigence d’une réception vraie de la Parole, celle qui demande une conversion véritable dont le judaïsme témoignait avant le Christ et que le Christ vient réaliser à hauteur d’homme mais dans une Épiphanie.
En montrant l’étroite, mieux même l’indissociable, solidarité entre juifs et chrétiens, Jean-Marie Lustiger brisait l’antijudaïsme traditionnel du catholicisme et interrogeait l’histoire récente de la société française. Il savait, lui, la mort que cette attitude avait produite. Cette mort était aussi une mort spirituelle des chrétiens. Par un renversant paradoxe dont Lustiger était friand, le peuple déicide n’était plus le peuple juif mais bien « ces chrétiens [qui] cèdent aux tentations païennes ».
Aussi nous invite-t-il à ne pas dissocier l’Ancien et le Nouveau Testaments. Il faut tenir l’ensemble de la Bible et rejeter très loin la tentation de Marcion qui habite certaines habitudes catholiques. Le projet de Dieu pour l’humanité se dévoile dans la révélation de son identité à Israël. Pourquoi Israël demeurera toujours un signe de contradiction ? Parce qu’ayant reçu l’enseignement de la Parole, Israël témoigne de Dieu et donc oppose à la tentation païenne de la domination de l’homme sur l’homme, l’irréductibilité de la dignité de l’homme créé à l’image de Dieu. Quand on hait et que l’on persécute les juifs, « la victime, c’est l’homme, tout l’homme » (texte du 18 octobre 1980).
Porter le souvenir de Jean-Marie Lustiger c’est accepter de recevoir une parole qui décape nos habitudes et nos certitudes ecclésiales pour nous replacer sous le regard de Dieu, un regard dont nous pouvons être sûr par le Christ, lui dont les yeux nous ont vus et que les apôtres, puis les évêques dans la succession apostolique, attestent. Il s’agit bien de purifier, par la prise en compte de l’Alliance dans sa totalité – celle passée avec Israël, celle offerte au monde par le Christ –, notre religion pour refuser d’en faire une idolâtrie. Dieu sait si la tentation est grande au sein du christianisme, qu’il soit catholique, orthodoxe ou protestant.
Porter le souvenir de Jean-Marie Lustiger, c’est faire nôtre cette prière d’Israël, mise en musique par Henri Paget :
Écoute Israël,
Le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur
Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur
De toute ton âme et de tout ton pouvoir
Sans que ce soit, comme nous mettait en garde Anne-Marie Pelletier sous la nef de Notre-Dame le 13 octobre 2017, « une captation d’héritage ».
Benoît Pellistrandi
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire