Colloque international « Actualité et fécondité d’un maitre. Louis Bouyer (1913-2004) »
Paris, 10-11 octobre 2014
Jean Duchesne
Enracinement dans le judaïsme du mystère chrétien
Un des événements les plus considérables de l’histoire de l’Église – et donc de l’histoire du monde ou du moins de l’histoire du Salut – a sans doute été au XXe siècle la redécouverte par les catholiques de la Bible, de l’Ancien – ou mieux : du Premier – Testament. La génération de mes parents n’y mettait pratiquement jamais le nez. C’était considéré comme dangereux. La meilleure preuve, c’était des hérétiques et schismatiques en tous genres (depuis au moins les Vaudois au XIIe siècle), qui avaient tiré des Écritures, traduites en langue vulgaire et interprétées n’importe comment, de quoi ignorer et rejeter la Tradition qui avait pourtant authentifié et conservé ces textes. Mieux valait donc épargner au bon peuple toute immersion autonome et risquée dans la jungle de ces documents sur la préhistoire de la foi. Il y a une centaine d’années, la condamnation du modernisme a enveloppé la lecture soi-disant scientifique de la Bible[1], puisque le scalpel historico-critique ne détectait, dans cette collection de textes disparates, que les traces d’une vie anarchique, morte depuis longtemps et sans rapport évident avec l’Église contemporaine. Seulement voilà : même pour la Tradition la plus intransigeante, tout cela restait bel et bien la Parole vivante de Dieu[2], un pain aussi nécessaire à la vie de l’Église que celui de l’Eucharistie dont il est inséparable, et qui ne pouvait donc être abandonné ni réservé à des spécialistes étroitement surveillés.
De cette réappropriation de la Parole de Dieu, le P. Bouyer a assurément été un des artisans. Pas le seul, certes, ni le premier, ni même le principal. Avant lui, il y a eu l’abbé Glaire, le chanoine Crampon, le P. Lagrange[3], mais aussi pour lui Newman[4]… Pendant son noviciat chez les oratoriens après son admission dans l’Église romaine fin 1939, le pape Pie XII relance les études bibliques[5]. Dans le troisième quart du XXe siècle paraissent les bibles de Maredsous, de Jérusalem, d’Édouard Dhorme, de Pierre de Beaumont, du chanoine Osty, la T.O.B., etc.[6] – pour nous en tenir à l’aire francophone. Le P. Bouyer n’était pas exégète de métier et n’a pas ajouté sa traduction à toutes celles-ci et à d’autres encore en milieu protestant[7]. Mais, d’une manière certaine, il les a toutes ardemment promues. Pour lui, les évangiles ne pouvaient et donc ne devaient pas être dissociés des écrits inspirés antérieurs, le tout formant comme le message et l’appel de Dieu, donnant même le langage et les mots pour lui répondre. Cette vision se trouve condensée dans son livre de 1952, La Bible et l’Évangile[8], reprise de cours donnés ici même à l’Institut catholique de Paris. Cependant, ce qu’il a théorisé là se retrouve partout dans le reste de son œuvre, qu’il s’agisse de théologie, de liturgie ou de spiritualité[9]. Et je puis témoigner que ce fut aussi une des constantes de sa direction des âmes.
Le sang de l’Alliance
Cependant, ce (re)centrage sur les Écritures, y compris juives donc, a un retentissement peut-être encore mal perçu, car il est sans doute inséparable d’un autre événement majeur au siècle dernier : les « retrouvailles »[10] avec le judaïsme, au bout de près de deux millénaires de mépris. En effet, on ne peut pas lire la Parole de Dieu et encore moins en vivre en ignorant ses premiers destinataires, qui existent toujours en tant que peuple, puisque saint Paul est inspiré d’affirmer : « L’appel et les dons de Dieu [à Abraham et à sa descendance] sont sans repentance »[11]. Autrement dit, le mystère d’Israël est un élément constitutif de la foi des baptisés. Ils ne peuvent pas davantage l’évacuer qu’ils ne peuvent se passer du Premier Testament pour accueillir et comprendre le Nouveau. L’Alliance dans laquelle ils entrent n’est pas une autre que la Première, qui s’y substituerait et la rendrait caduque. Elle en est plutôt le renouvellement, en ce sens qu’elle la confirme en rendant possible la réalisation des promesses extraordinaires formellement reçues à maintes reprises par Abraham[12], car l’Alliance est foncièrement une affaire de sang, comme vie répandue, offerte, partagée, transmise et héritée au risque de n’être pas reçue et ainsi perdue.
C’est ce que le P. Bouyer a expliqué et développé en quelques pages particulièrement denses et fécondes de sa synthèse doctrinale sur l’Église[13] : le Messie envoyé à Israël en est tiré ; il s’inscrit dans la lignée de David ; mais il ne vient pas simplement restaurer la royauté, ou – plus exactement – il ne la sépare pas des fonctions sacerdotale et prophétique qui lui sont inhérentes[14]. Son sacrifice de lui-même est « parfait » – entendons qu’il est d’une pleine efficacité (la Résurrection en est le signe) et qu’il n’a pas besoin d’être répété, puisque le Christ, « Grand Prêtre pour l’éternité » est « toujours vivant pour intercéder en faveur de ceux qui le suivent et lui obéissent »[15]. C’est par là qu’il inaugure son règne universel et même cosmique, par là aussi qu’est prophétiquement annoncé l’« accomplissement » des promesses de l’Alliance, c’est-à-dire de l’assurance donnée à Abraham d’une postérité rassemblant toutes les nations. C’est pour l’humanité entière – la « multitude » explicitement évoquée dans les paroles confiées pour le Mémorial de sa Passion[16] – que Jésus verse son sang, le sang qui scelle, renouvelle, perpétue et réalise l’Alliance. De sorte que les chrétiens, greffés par le baptême sur la mort et la Résurrection de Jésus[17], sont du coup « greffés sur le tronc de Jessé », dont la sève telle un sang monte de ses racines en Abraham, Isaac et Jacob-Israël. Ce qui donne sous la plume du P. Bouyer une formule saisissante : « Le sang dont la communion est en nous comme la source de la vie éternelle […] est le sang d’Abraham et de David »[18].
Ceci est à proprement parler un « mystère », selon la définition qu’en donne le P. Bouyer à partir de saint Paul au début de Mysterion, à savoir un « signe » efficace et donc « sacramentel », mais à première vue incompréhensible, du « caractère salvifique de la Croix de Jésus », c’est-à-dire de la Sagesse cachée dans ce qui est folie aux yeux des hommes – le Fils de Dieu s’abaissant en un homme et versant son sang dans une mort ignominieuse – et rendu plus incroyable encore par son relèvement et exaltation[19]. Le destin d’Israël après le Christ est inclus dans ce mystère. Ici, le P. Bouyer suit toujours saint Paul, et plus précisément bien sûr en commentant les chapitres 9 à 11 de l’épître aux Romains. Il en retient que « l’Église des “Gentils” ne subsiste que comme greffée sur le tronc d’Israël », que « Dieu n’a pas renié son peuple » et que ce n’est que « quand “la plénitude des Gentils” aura été accueillie par l’Église [qu’]alors tout Israël sera sauvé »[20].
Le mystère des « frères aînés »
Ce dernier point, qui découle des deux autres, est particulièrement décisif pour la relation entre Israël et l’Église aujourd’hui. Il implique en effet que la réunion des Juifs et des chrétiens en un unique peuple de Dieu est de l’ordre de la grâce eschatologique et n’a pas du tout pour préalable l’acceptation par tout Israël de Jésus de Nazareth comme le Messie espéré, mais ne se réalisera qu’avec l’adhésion au Christ de tous les « païens ». En d’autres termes, la mission et le devoir de l’Église est l’évangélisation non pas de tous les Juifs, mais de tous les non-Juifs. C’est pourquoi, observe le P. Bouyer, l’apôtre Paul (à la suite d’ailleurs du diacre Philippe et de Pierre[21]) va prêcher auprès des « Gentils », non « par quelque dédain de ses frères en judaïsme », mais dans « l’espoir […] de hâter le moment de leur conversion. D’où son cri : “Malheur à moi si je n’évangélise pas !” »[22].
Il ne s’ensuit pas qu’il serait exclu que des Juifs reçoivent le baptême : au contraire, les apôtres et l’Église de Jérusalem, mère de toutes les autres, sont juifs. Et il importe même qu’existe à nouveau de nos jours une « Église de la circoncision » rassemblant des Juifs baptisés célébrant en hébreu[23], car « si le judéo-christianisme […] ne peut être la seule forme du christianisme, il demeure cependant à jamais sa forme génératrice, à laquelle toutes les autres doivent toujours se ressourcer »[24]. Mais le fait que la « partie d’Israël » qui ne reconnaît pas le Christ soit majoritaire au sein du judaïsme n’autorise nullement à déclarer condamnés tous ces fils d’Abraham : Dieu n’a pas abandonné ceux qui restent dans l’attente que soit tenu l’engagement pris envers le premier de leur lignée que toutes les nations de la terre entreront dans sa postérité, lorsqu’elles accueilleront dans la foi l’unique vrai Dieu comme leur Père aux cieux[25]. Le P. Bouyer conclut : « La survie religieuse du judaïsme devrait paraître providentielle aux chrétiens. […] Pour se renouveler eux-mêmes dans l’intelligence de l’Évangile et de toute la tradition chrétienne, il leur faut rafraîchir toujours à nouveau leur perception de ce qui en demeure la source première »[26].
Deux remarques s’imposent à ce point. La première est que l’on a ici une théologie à proprement parler biblique, dans la mesure où l’Écriture sainte, Premier et Nouveau Testaments, n’est pas seulement le point de départ d’un enchaînement de conceptualisations et de déductions, mais relance et justifie chaque étape du développement de la thèse et fournit même la louange de Dieu qu’elle suscite finalement. On retrouve là, mise en œuvre et vérifiée, l’interdépendance, signalée en commençant, des redécouvertes au XXe siècle par les catholiques d’abord de la Bible, puis du judaïsme et des Juifs.
En second lieu, il convient de noter les nettes consonances entre cette perception du mystère d’Israël et les visions qu’en ont entre autres développées, chacun pour sa part, le pape Jean-Paul II et le cardinal Lustiger. Il suffira de rappeler, chez le premier, son salut aux Juifs comme « nos frères préférés et, d’une certaine manière, on pourrait dire nos frères aînés »[27]. Et pour ce qui est du second, il faut souligner que ce n’est pas simplement en raison de ses origines qu’il a travaillé au rapprochement, parce qu’il n’est pas venu du judaïsme au christianisme, mais que c’est de l’intérieur du christianisme et motivé par la foi à laquelle l’avait conduit quand il était encore gamin la lecture d’une bible protestante[28] qu’il a vraiment découvert le judaïsme, dont son milieu sécularisé ne lui avait donné qu’une vague idée[29]. Le futur archevêque de Paris n’a fait là que suivre son maître Louis Bouyer, dont les conférences sur La Bible et l’Évangile[30] pendant son séminaire à Paris avaient conforté son intuition juvénile de l’unité et de la continuité entre le Premier Testament et le Nouveau[31].
En l’occurrence, le P. Bouyer n’est donc pas seul. Au début de la section VI sur Israël, qui nous a surtout retenus jusqu’à présent, du chapitre XI dans sa grande synthèse sur l’Église, il se réfère d’ailleurs à Nostra aetate et aussi aux PP. Gaston Fessard et Henri de Lubac[32]. L’originalité de ses contributions réside peut-être en ce qu’il a donné à cette théologie biblique des applications parfois radicales dans les domaines de la liturgie et de la spiritualité. C’est ce que je voudrais maintenant évoquer.
L’origine juive de l’eucharistie chrétienne
Sa participation au mouvement du renouveau liturgique dès ses débuts, avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, consiste largement à promouvoir l’utilisation des Écritures en ne craignant pas « d’initier les esprits laïcisés aux façons propres à la Révélation d’envisager l’homme, le monde et Dieu »[33]. Dès 1945, Le Mystère pascal[34], qui prépare la restauration par Pie XII en 1951 de l’office de la Vigile et la première célébration de la Résurrection tard le soir du Samedi saint, montre que le mystère chrétien en son cœur même a sa source dans l’histoire d’Israël, avec la lecture de nombreux passages du Premier Testament, depuis le récit de la Création jusqu’aux prophètes, en passant par le sacrifice d’Abraham et le passage de la Mer Rouge sous la conduite de Moïse.
Mais l’apport le plus spécifique du P. Bouyer est sans nul doute d’avoir mis en lumière l’enracinement juif de la liturgie sacramentelle chrétienne par excellence, à savoir la messe. Non seulement dans sa première partie, la liturgie de la Parole, qui comprend des lectures du Premier Testament et n’est pas si éloignée de l’office synagogal, mais encore dans l’anaphore qui comprend, après l’offertoire, la préface et le canon. Dans son gros livre intitulé Eucharistie[35], il s’attache à prouver que « les prières eucharistiques chrétiennes se sont […] élaborées à partir des berakoth, des bénédictions de la synagogue »[36].
Il ne peut être ici question d’entrer dans le détail de la démonstration. On se contentera de rappeler que l’hébreu berakah est traduit par eucharistia dans le grec de la Septante ; qu’il s’agit, plus exactement que de prières d’actions de grâce, de bénédictions « où l’on se livre à la grâce divine en s’abandonnant à la volonté de Dieu connue par sa Parole » ; que « cette sacralisation de toute la vie […] trouve [après l’exil] un nouveau foyer rituel qui tend […] à remplacer les anciens sacrifices, [avec] le repas de la famille juive rassemblée pour un sabbat ou une fête solennelle, et plus encore pour le repas de communauté [monastique] dont Qumrân nous a révélé l’importance » ; que, « pour l’Israélite mangeant les fruits de la Terre sainte, […] ce qu’il mange est béni […] comme le fruit de l’action salvatrice par laquelle Dieu l’a soustrait de l’esclavage impie de l’Égypte. […Le] repas de communauté devient une véritable anticipation du banquet messianique. […] Alors, après une suite de bénédictions rituelles sur tous les plats, […] à commencer par la fraction du pain accomplie solennellement par celui qui préside, la grande bénédiction de la coupe terminale synthétise toute cette spiritualité juive préchrétienne que nous pouvons déjà nommer eucharistique »[37].
Au cours de la Cène, Jésus pousse certes ce rituel au-delà de la tradition juive, mais les additions, argumente le P. Bouyer, sont quantitativement minimes : d’abord « lorsque ses paroles après la bénédiction et la fraction du pain vont à la fois annoncer le sens sacrificiel de sa mort et définir comment il donnera sa chair […] pour la vie du monde (sur la Croix) [et] en nourriture de vie pour les siens (dans leurs banquets eucharistiques) » ; puis lorsqu’il présente le vin comme « son sang répandu pour la Nouvelle Alliance » ; et enfin lorsque c’est de ce qu’il accomplit et même de sa personne qu’il demande de faire le mémorial et non plus seulement de la libération d’Égypte, affirmant ainsi implicitement mais nettement sa divinité. Cependant, la notion même de mémorial reste juive : non pas simplement rappel à soi et au monde, et surtout gage présenté à Dieu lui-même de sa fidélité[38].
Ascétique et mystique, diaspora et catholicité
Après cela, il n’est pas étonnant qu’avant même de publier ce travail sur l’Eucharistie, le P. Bouyer ouvre sa grande Histoire de la spiritualité chrétienne par un long chapitre intitulé « Le legs du judaïsme »[39]. La spiritualité peut être reconnue, avec la bible et le judaïsme et inséparablement, comme une troisième découverte majeure des catholiques au XXe siècle. Le mot est relativement nouveau. Le P. Bouyer est probablement un des premiers à le définir assez précisément, comme l’étude des « réactions que suscitent […] dans la conscience religieuse » les « objets de croyance » qui sont « décrits immédiatement et comme dans l’abstrait » par la théologie dogmatique[40]. La référence mentionnée (quoique non précisée) est la phénoménologie – autre percée du XXe siècle, dans le domaine de la pensée profane, mais non sans écho en théologie –, tandis que l’on peut également discerner là des influences implicites du psychologisme postromantique ou de l’introspection de Newman et de la notion d’expérience religieuse introduite par William James[41].
Toujours est-il que, pour le P. Bouyer, la Parole de Dieu – la Bible dans sa totalité – est « la source de la vie spirituelle »[42] des baptisés et qu’« on ne peut y entrer autrement que par la spiritualité du judaïsme telle qu’elle était aux origines chrétiennes »[43]. Problème : ces derniers mots ont l’air de déclarer sans intérêt le judaïsme postérieur à celui de la primitive Église. Or ce qui suit aussitôt en traite abondamment et relève une invincible parenté entre les histoires spirituelles du christianisme et d’Israël qui attend toujours le Messie : les tensions du côté juif entre « la halakha et ses préceptes minutieux, qui ne nous semblent qu’une casuistique », et « la haggadah et ses créations si libres qu’elles nous paraîtraient fantastiques », ne sont pas jugées sans rapport avec les difficultés du côté chrétien à articuler ascèse et mystique[44].
Autre trait commun témoignant de ce que l’on pourrait appeler une consanguinité spirituelle : à la fin de ce premier chapitre sur l’enracinement juif de son Histoire de la spiritualité chrétienne, le P. Bouyer rapproche les positions à Alexandrie du juif Philon et de l’Épître à Diognète. Il en ressort que le judaïsme diasporique est capable de « s’assimil[er] d’une façon stupéfiante la langue, la culture, les usages superficiels des civilisations les plus diverses, mais [en] gardant derrière cela, dans une fidélité vraiment extraordinaire, [ses] mœurs [et sa] conception religieuse, si différenciée, de toute la vie », et que le catholicisme, dont les fidèles sont pareillement « dans le monde sans être du monde », présente la même caractéristique en quelque sorte familiale[45].
L’œuvre d’un converti du protestantisme ?
Une dernière question doit être soulevée pour terminer : le P. Bouyer n’a-t-il pas développé cette théologie et cette spiritualité, qui font la part belle au mystère d’Israël, essentiellement parce qu’il venait du protestantisme où le Premier Testament est constamment pris en compte depuis plus longtemps que dans l’Église romaine ? La réponse sera résolument « non ». L’argument qui justifie le mieux cette négation n’est pas l’antijudaïsme des grands Réformateurs. Mais c’est que, de même que le cardinal Lustiger a puisé dans la foi chrétienne que lui a inspirée la lecture précoce des Écritures la motivation de « retrouvailles » avec le judaïsme de ses origines, qu’il ne connaissait que superficiellement, de même le P. Bouyer a puisé dans la piété biblique de son éducation protestante les raisons et de son adhésion au catholicisme et de son insistance sur l’irréversible enracinement juif du christianisme, même s’il n’a connu le judaïsme que de l’extérieur[46] – ou plutôt : de l’intérieur du christianisme.
Dans Du protestantisme à l’Église[47], un des « principes positifs de la Réforme » est « l’autorité des Saintes Écritures ». Mais, puisqu’elle ignore leur lettre même qui, de la Genèse à l’épître aux Romains, scelle la fidélité de Dieu à la Première Alliance, la théorie de la substitution adoptée par Luther et Calvin peut être ajoutée aux « principes négatifs » de la Réforme[48] – lesquels d’ailleurs ne lui sont pas propres et sont plutôt des tentations inhérentes à un accueil précipité des dons de Dieu, sans rester attentif à l’intégralité de sa Parole, à ses promesses et donc au mystère d’Israël.
Pour conclure sur une note positive en laissant ce soin au P. Bouyer : le peuple de Dieu de la fin des temps ne sera « ni une Église simplement juive où les “Gentils” se confondraient, […] ni une Église des “Gentils” où survivraient seulement quelques Juifs convertis et eux-mêmes plus ou moins déracinés, mais […] le sein d’Abraham s’élargissant pour recueillir, en ce Fils unique où sa paternité s’accomplit, “tous les enfants de Dieu dispersés” »[49].
[1] Avec les encycliques Providentissimus Deus de Léon XIII dès 1893 et Pascendi Domini gregis de saint Pie X en 1907.
[2] Hébreux 4, 12.
[3] L’abbé Jean-Baptiste Glaire (1798-1879) a publié sa bible en français en 1863. La traduction du chanoine Augustin Crampon (1826-1894) ne parut intégralement qu’en 1904. Le P. Marie-Joseph Lagrange, o.p. (1855-1938) fonda en 1920 l’École biblique et archéologique de Jérusalem.
[4] Le P. Bouyer explique, en commençant une « addition » (manuscrit encore non publié) de ses Mémoires, intitulée « Note sur mon entreprise d’une double trilogie dogmatique » : « Le programme d’études doctrinales que j’allais maintenant pouvoir enfin poursuivre librement reposait, comme il va de soi, sur l’étude de l’Écriture Sainte et de la tradition catholique – pour mieux dire : de l’Écriture dans cette tradition ─ dont on a vu comment j’y étais venu progressivement, et grâce principalement à l’influence de Newman ».
[5] Avec l’encyclique Divino afflante Spritu en 1943. Mais il faut signaler la création dès 1909 de l’Institut biblique pontifical, dirigé, il est vrai, par des jésuites hostiles au P. Lagrange (voir la note suivante). Un des premiers élèves sera moins fermé au judaïsme de la Bible : Joseph Bonsirven, s.j. (1880-1958), plus tard auteur de Juifs et chrétiens (Flammarion, Paris, 1936) et Les Juifs et Jésus (Beauchesne, Paris, 1937).
[6] Édouard Dhorme (1881-1966) succéda au P. Lagrange (voir ci-dessus note 3) avant de quitter les dominicains ; sa traduction pour la Bibliothèque de la Pléiade est sortie en 1956. Les bibles des bénédictins de Maredsous en Belgique, de Jérusalem (due aux successeurs du P. Lagrange), de Pierre de Beaumont (1910-1995) en français « basique » et du chanoine Émile Osty (1887-1981) datent respectivement de 1950, 1955, 1966-1967 et 1970. La T.O.B. (Traduction œcuménique de la Bible) a été achevée en 1975. Et il y a eu depuis d’autres traductions, elles-mêmes dans cesse révisées, dont celle de la liturgie, de la Bible des peuples (1995, Éditions du Sarment, puis du Jubilé), la Bible expliquée (et œcuménique) de l’Alliance biblique universelle (2004)…
[7] Dont en premier lieu celle du Suisse Louis Segond (1810-1885), achevée en 1880. C’est la lecture de cette bible, Ancien et Nouveau Testaments, qui déclenchera la conversion du futur cardinal Lustiger (Le Choix de Dieu, de Fallois, Paris, 1987, p. 32).
[8] Collection « Lectio divina », Cerf, Paris, 1952, repris en « Livre de vie », Seuil, Paris, 1968 et réédité au Cerf en 2009.
[9] Voir notre article « Louis Bouyer, un théologien précoce de l’enracinement juif du christianisme », dans la revue Sens de l’Amitié judéo-chrétienne de France, n° 387, mars 2014, p. 147-164.
[10] Expression du cardinal Lustiger : L’Alliance, Presses de la Renaissance, Paris, 2010, p. 229.
[11] Romains 11, 29.
[12] Genèse 12, 3 ; 17, 4 ; 18, 18 ; 22, 18 ; 26, 4 ; 28, 14.
[13] L’Église de Dieu (ci-après ED), Cerf, Paris, 1970, ch. XII, p. 643-649.
[14] Luther, Bucer et Calvin ont insisté sur les tria munera Christi, mais elle se trouve chez saint Thomas d’Aquin et se retrouve dans la constitution sur l’Église Lumen gentium de Vatican II. Voir B.-D. de la Soujeole, Revue thomiste, 1991/1 et Hendro Munsterman, Conférence de carême à la cathédrale de Grenoble, 18 mars 2012.
[15] C’est la thématique de toute la première partie de l’épître aux Hébreux (chapitres 3 à 10).
[16] Matthieu 26, 26 ; Marc 14, 24.
[17] Colossiens 2, 13 et 3, 3.
[18] ED, p. 644.
[19] Mysterion, O.E.I.L., Paris, 1986, p. 12-30. Allusion ici à Philippiens 2, 6-11.
[20] ED, p. 644. Les références précises sont successivement Romains 11, 2 puis 29, Galates 4, 5 et enfin Romains 11, 25 puis 28.
[21] Actes des apôtres 8, 26-40 et 10, 1-11, 18.
[22] ED, p. 648-649. Le cri de Paul se trouve en 1 Corinthiens 9, 16 et la suite explique qu’il s’est fait « Juif avec les Juifs [et] sans-loi avec les sans-loi », autrement dit « tout à tous, afin d’en sauver à tout prix quelques-uns ». – Le mot « conversion » est ici à entendre comme non pas « passage d’une religion à une autre », mais au sens du Baptiste (Matthieu 3, 2) et donc de « baptême » (non seulement de repentir, mais encore dans la mort et la Résurrection du Christ : Romains 6, 4). – Il convient d’ajouter encore que, si le baptême de tous les « païens » est bien requis pour que soit tenue la promesse faite à Abraham et constitue une des missions (et non la moindre) de l’Église, les efforts dont celle-ci ne peut se dispenser ne suffiront jamais à réaliser cet accomplissement, lequel ne peut être in fine l’œuvre que de Dieu et non des seuls croyants.
[23] Voir l’article de Rivka Karplus, Communio, 2008, 3, p. 103-116.
[24] ED, p. 646.
[25] Romains 11, 25.
[26] ED, p. 647.
[27] Allocution pour la première visite d’un pape à la synagogue de Rome en 1986.
[28] Voir ci-dessus la note 7.
[29] Comme nous nous sommes efforcés de le montrer dans le n° 388 (avril 2014), p. 271-277 de la revue Sens.
[30] Voir ci-dessus note 9.
[31] Le Choix de Dieu, op. cit., p. 155.
[32] ED, p. 644 et 646. Les renvois sont au n° 4 de Nostra aetate (1965), à De l’actualité historique, I, Desclée de Brouwer, Paris, 1959 du P. Gaston Fessard, s.j. (1897-1978) et à L’Écriture dans la Tradition, Aubier-Montaigne, Paris, 1966 du P. Henri de Lubac, s.j. (1896-1991, cardinal en 1983). De ce dernier, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture (Aubier, Paris, 1959-1964 ; réédition Cerf, Paris, 1993) montre comment la Bible est lue à l’époque patristique et au Moyen Âge, à partir de la reprise au IIIe siècle par Origène de la tradition judaïque des quatre sens (littéral, allégorique, moral et mystique) des textes sacrés, encore suivie parallèlement au XIe siècle par le grand rabbin Rachi de Troyes. Ce travail éclaire les questions abordées ici, dans la mesure où d’un côté la richesse des interprétations prémodernes des Écritures révèle les limites de la méthode historico-critique et donc encourage la redécouverte directe de la Bible chez les catholiques, et où de l’autre cette pluralité de lectures possibles emprunte des chemins tracés par le judaïsme talmudique.
[33] « Lettre au P. Pie Duployé, o.p. » du 8 octobre 1943 (huit jours après la parution de Divino afflante Spiritu !) dans Le Métier de théologien. Entretiens avec Georges Daix, France-Empire, Paris, 1978 ; réédition Ad Solem, Paris, 2005, p. 275. Cette option résolue vaudra au P. Bouyer des oppositions : cf. ibid., p. 67-68.
[34] Collection « Lex orandi », Cerf, Paris, 1945 ; rééditions « Foi vivante » (poche) en 1965 et hors collection en 2009.
[35] Eucharistie. Théologie et spiritualité de la prière eucharistique, Desclée, Tournai-Paris, 1966 (ci-après ETSPE ; rééditions 1990, Desclée-Proost, Paris et 2009, Cerf, Paris).
[36] ETSPE (rééd. 1990), p. 3.
[37] Ce chapelet de citations est tiré du résumé que le P. Bouyer a lui-même donné par avance de la première partie de son Eucharistie dans le volume I de son Histoire de la spiritualité chrétienne (ci-après HSC I), Aubier, Paris, 1961 ; réédition Cerf, Paris, 2011, p. 45 et qui confirme que ce travail est « le produit de toute une vie de recherches », motivée par ses premières études de séminariste protestant (ETSPE, p. 5).
[38] ETSPE, p. 105-108.
[39] HSC I, p. 19-56.
[40] HSC I, Préface, p. 10. Le P. Bouyer se démarque des deux ouvrages de référence de l’époque, dus à deux sulpiciens : l’Histoire générale de la spiritualité chrétienne (quatre volumes, Gabalda, Paris, 1918-1928) de Pierre Pourrat (1871-1957) ; et le Précis de théologie ascétique et mystique(Desclée, Paris, 1924) d’Adolphe Tanquerey (1854-1931). Il reproche au premier de n’avoir pas distingué ascétique et mystique que le second oppose trop radicalement, ce qui laisse subsister les vaines polémiques – impliquant les jésuites Augustin Poulain (1836-1919) et Léonce de Grandmaison (1868-1927), l’abbé Auguste Saudreau (1859-1946) ou le dominicain Reginald Garrigou-Lagrange (1877-1964) – sur la question de savoir si l’effort moral et la piété formelle permettent l’union à Dieu ou si celle-ci est une pure grâce. Dans son Introduction à la vie spirituelle(Desclée, Tournai-Paris, 1960 ; réédition Cerf 2008) et sous-titrée (comme le manuel de Tanquerey !), Précis de théologie ascétique et mystique, le P. Bouyer vient de s’attacher à montrer que la spiritualité chrétienne a pour principe l’amour, où la renonciation « kénotique » donne, même si l’on ne ressent rien, de participer réellement à la vie divine, telle que chacun la découvre personnellement comme inspirant la Parole de Dieu qu’il reçoit.
[41] Le titre seul de la Grammaire de l’assentiment (1870) de Newman (1801-1890) est suffisamment éloquent de même que le sous-titre – Essai de psychologie descriptive – de La Variété de l’expérience religieuse (1902) de William James (1842-1910), auquel doivent tant Henri Bergson (1859-1941) et, avec notamment son Histoire du sentiment religieux en France (1916-1933), l’abbé Bremond (1865-1933) grâce auquel le jeune Louis Bouyer découvrit Newman (Mémoires, Cerf, Paris, 2014, p. 49).
[42] Introduction à la vie spirituelle, op. cit., p. 27-29.
[43] HSC I, p. 19.
[44] HSC I, p. 29-36.
[45] HSC I, p. 48-49.
[46] Il s’est néanmoins renseigné auprès de rabbins pour son Eucharistie (ETSPE, p. 6).
[47] Collection « Unam Sanctam », Cerf, Paris, 1954.
[48] « Ce que les premiers protestants gardaient d’une pensée médiévale en décadence » (Du protestantisme à l’Église, op. cit., p. 244).
[49] ED, p. 648, citant pour finir Jean 11, 52.
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