Nous contacter

mercredi 19 octobre 2016

Les dons et l'appel de Dieu sont irrévocables (Rm 11, 29)

Une réflexion théologique sur les rapports entre Catholiques et Juifs
à l’occasion du 50e anniversaire de Nostra Aetate, n.4

Pour marquer le 50e anniversaire de la Déclaration conciliaire Nostra Aetate, la commission pontificale pour les rapports avec le judaïsme a fait paraître le 10 décembre 2015 un document d’une importance capitale et au langage très novateur. Sans avoir l’autorité et la prudence d’un texte dogmatique magistériel, il innove en proposant des pistes de réflexion théologique. A l’instar des déclarations juives du 23 novembre (au Collège des Bernardins) et du 3 décembre 2015, quelques jours plus tôt, ce document plus développé rend grâce pour les cinquante années écoulées et entend donner une nouvelle impulsion au dialogue judéo-chrétien, devenu suffisamment mûr pour aborder les questions théologiques.
1. Il commence par une partie historique (§1-13), qui dresse le bilan des cinquante dernières années et énumère les principaux jalons qui ont contribué à construire ces nouvelles relations entre juifs et chrétiens, à commencer par les trois grands textes de la Commission vaticane : Orientations et suggestions pour l’application de Nostra Aetate (1974), Notes pour une présentation correcte des Juifs et du Judaïsme (1985), qui aborde pour la première fois la question de l’attachement à la terre d’Israël, Nous nous souvenons une réflexion sur la Shoah (1998). On aimerait y ajouter deux textes des évêques français plus audacieux : L‘attitude des Chrétiens à l’égard du Judaïsme (1973) et la Déclaration de Repentance de Drancy (1997), qui ne peuvent figurer ici. Un dernier texte est mentionné, le plus développé, émanant cette fois de la Commission Biblique Pontificale : Le peuple juif et ses Saintes Ecritures dans la Bible chrétienne (2001), qui a contribué à dissiper un grand nombre de malentendus.
Mais les gestes forts des souverains pontifes ont peut-être eu un plus grand impact que les textes, notamment ceux de Jean-Paul II (voyage à Auschwitz-Birkenau, visite à la synagogue de Rome, voyage en Israël, prière de repentance, prière déposée au Kotel, visite à Yad Vashem etc.), gestes presque tous repris par ses successeurs Benoît XVI et François. Par ailleurs, les relations se sont institutionnalisées à travers des rencontres régulières, notamment avec l’IJCIC (instance qui représente les divers courants du judaïsme mondial) ou le Grand Rabbinat d’Israël. Grâce à tout cela, juifs et chrétiens ont pris conscience qu’ils « sont irrévocablement interdépendants les uns des autres et que le dialogue entre eux, n’est pas seulement un choix, mais un devoir, en particulier au niveau théologique » (§13). Sans ses racines juives, par exemple, l’Eglise pourrait perdre son ancrage dans l’histoire du salut et devenir une gnose anhistorique.
2. La deuxième partie (§14-20) rappelle le statut unique du lien qui unit le christianisme au judaïsme, un statut parfaitement formulé par Jean-Paul II à la synagogue de Rome en 1986 : « La religion juive n’est pas extrinsèque, mais d’une certaine manière elle est intrinsèque à notre religion. Nous avons avec elle des rapports que nous n’avons avec aucune autre religion. Vous êtes nos frères préférés et d’une certaine manière, on pourrait dire, nos frères aînés ».  Nous avons avec les juifs, nos frères aînés ou nos « pères dans la foi » (Benoît XVI), un lien familial, originel et constitutif. Il ne faudrait donc pas parler de dialogue interreligieux mais intra-religieux ou intra-familial.
Sans doute inspiré des travaux contemporains d’historiens juifs qui renouvellent notre approche de la séparation entre juifs et chrétiens, le document rappelle (§15) que le judaïsme rabbinique et le christianisme sont deux religions sœurs nées du même terreau biblique[1], et que la séparation est plus floue et plus tardive que ce que l’on pensait[2]. Tout cela rend impossible ce qu’on a appelé la « théologie de la substitution » ou « supersessionisme », que le document rejette très clairement à la suite de Nostra Aetate : « L’Eglise ne met pas en doute la permanence de l’amour de Dieu pour le peuple d’Israël. La théologie du remplacement qui oppose deux entités séparées, l’Eglise des gentils et la synagogue rejetée, dont elle aurait pris la place, est dépourvue de tout fondement » (§17).  L’Epître aux Hébreux, souvent invoquée à l’appui de cette thèse, a été mal lue. Quand elle parle de la Nouvelle Alliance qui rend caduque l’Ancienne, elle n’oppose pas l’Ancien Testament des Juifs au Nouveau Testament des chrétiens, mais le sacerdoce éternel du Christ au sacerdoce transitoire des lévites. Et elle s’appuie sur l’Ancien Testament, toujours valide, et particulièrement le prophète Jérémie[3].
3. La troisième partie du document (§20-26) aborde la délicate question du « peuple de Dieu » et précise la formule un peu ambiguë du §4 de Nostra Aetate : « S’il est vrai que l’Eglise est le nouveau peuple de Dieu, les juifs ne doivent pas pour autant être présentés comme réprouvés par Dieu, comme si cela découlait de la Sainte Ecriture ».
L’Election d’Israël n’a jamais été remise en cause par Dieu, même quand le peuple s’est montré infidèle, à l’exception d’un « petit reste » : « le peuple élu a été constamment l’objet de son élection et de son amour : c’est en effet par ce peuple que toute l’humanité sera rassemblée et conduite à lui à la fin des temps » (§22).  Ici encore est balayée toute idée de substitution : « L’Eglise ne remplace pas le peuple de Dieu d’Israël, mais en tant que communauté fondée sur le Christ, elle représente en Lui le plein épanouissement des promesses faites à Israël » (§23). Notons que dans cette dernière formulation, c’est le Christ et non l’Eglise, qui est l’accomplissement des promesses, l’Eglise ne faisant que le représenter en lui.  
Le concept de Révélation ou de Parole de Dieu, qui renvoie à la fois au Christ et à la Torah, vient opportunément préciser le lien entre l’Eglise et Israël. La Torah et le Christ - « nouveau Moïse » qui « représente la Torah vivante de Dieu » (§25) - sont tous deux lieux de la présence divine dans le monde. Le Pape François, cité au §24, avait déjà fait ce rapprochement à Rome en juin 2015 (congrès de l’IJCIC)[4]. Mais n’en concluons pas qu’il existerait deux voies de salut, l’une pour les Juifs, avec la Torah, l’autre pour les Chrétiens, avec le Christ, car le salut apporté par le Christ concerne bien tous les hommes.  La parole de Dieu, dit encore le document, est une réalité une et indivisible qui prend une forme concrète dans chaque contexte historique particulier (§25).  
4. La quatrième partie (§27-34) revient sur le titre : l’alliance avec Israël est irrévocable. L’Eglise a clairement rejeté le marcionisme ; le Nouveau Testament n’a pas remplacé l’Ancien dans nos Bibles. De même la Nouvelle Alliance ne remplace pas l’Ancienne mais la présuppose. Certes notre lecture chrétienne renouvelle la compréhension de l’AT mais, du côté juif aussi, la lecture de l’AT a dû se renouveler après la destruction du Temple. Les deux exégèses, rabbinique et christologique, se sont développées parallèlement, le plus souvent en s’opposant, mais elles peuvent aujourd’hui dialoguer, se compléter et s’enrichir, même si elles restent irréductibles l’une à l’autre. Les chrétiens sont vivement encouragés à découvrir la lecture juive des Ecritures.
Dans l’histoire biblique, chaque fois que l’alliance se renouvelle, elle garde la mémoire de l’alliance antérieure. L’Eglise aussi doit garder cette mémoire : sans Abraham, sans Israël, elle « risquerait de perdre son rôle dans l’histoire du salut » (§33). A l’inverse, sans l’Eglise, Israël manquerait peut-être la dimension universelle de l’alliance annoncée à Abraham (« toutes les familles de la terre » en Gn 12). Israël et l’Eglise sont interdépendants.
5. La cinquième partie (§35- 39) revient sur la formule de Jean-Paul II dans son discours de Mayence (1980), formule reprise par le Catéchisme de l’Eglise Catholique (1993) au n°121 : « l’ancienne alliance n’a jamais été révoquée ». Notre difficulté est donc d’admettre en même temps deux articles de foi qui semblent contradictoires, à savoir que le Christ est l’unique voie de salut et que Dieu n’a pas révoqué l’alliance avec Israël. Comment comprendre que les Juifs, qui n’ont pas reconnu en Jésus leur Messie et le Fils de Dieu, ne sont pas pour autant exclus du salut ? C’est que « Dieu a confié à Israël une mission spéciale, et il ne portera pas à son accomplissement son mystérieux plan de salut pour tous les peuples sans y faire participer son Fils premier-né » (§36). Le document ne prétend pas nous dire comment et il ne précise pas non plus quelle est cette mission spéciale d’Israël mais comme saint Paul dans l’Epitre aux Romains (ch.11), il nous laisse devant le mystère de Dieu : « Du point de vue théologique le fait que les Juifs prennent part au salut de Dieu est indiscutable ; mais comment cela est possible alors qu’ils ne confessent pas explicitement le Christ, demeure un mystère divin insondable » (§36).
6. La sixième partie (§40-43) aborde la question de l’évangélisation, question très sensible qui touche à l’existence même d’Israël. Par nature, l’Eglise catholique est missionnaire, mais elle ne peut considérer comme un peuple à évangéliser Israël, qui lui a transmis la foi au Dieu unique, qui est dépositaire de la Parole de Dieu et qui partage la même vision du monde : « L’Eglise catholique ne conduit et ne promeut aucune action missionnaire spécifique en direction des Juifs » (§40). On ne saurait être plus clair. Bien sûr, les chrétiens rendront témoignage de leur foi au Christ mais ils le feront avec humilité et délicatesse. Et surtout ils ne chercheront pas à se substituer à Dieu : « Les chrétiens doivent placer leur confiance en Dieu, qui réalisera son plan de salut par des voies qu’il est le seul à connaître, car ils sont les témoins du Christ mais ce n’est pas à eux qu’il appartient d’accomplir le salut de l’humanité ». (§42).
7. La septième et dernière partie (§44-49) désigne quatre objectifs pour le dialogue avec le judaïsme :
-  Approfondir la connaissance mutuelle entre juifs et chrétiens, source d’enrichissement, notamment pour la compréhension de notre patrimoine commun.
- Avoir le souci de transmettre cette connaissance, au-delà des cercles d’exégètes, aux générations futures.
- S’engager ensemble en faveur de la justice, de la paix, de l’éthique, de l’écologie, de la réconciliation, et en faveur des plus défavorisés.
- Lutter contre l’antisémitisme, avec une vigilance extrême. On ne peut être chrétien et antisémite.

Ainsi, Juifs et Chrétiens seront partenaires pour se mettre au service de l’humanité et pour être ensemble une bénédiction pour le monde.   
P. Thierry Vernet



[1] Cf. par exemple Israel Jacob Yuval, Deux peuples en ton sein, Juifs et Chrétiens au Moyen Age, Albin Michel (trad. fr. 2011).
[2][2] Cf. Daniel Boyarin, La partition du judaïsme et du christianisme, Cerf (trad. fr. 2011) ; Le Christ juif, A la recherche des origines, Cerf, (trad. fr. 2013).
[3] Cf. Jean Massonnet, L’Epitre aux Hébreux, Cerf (collection Commentaire biblique), 2016.
[4] De même que la Déclaration pour le Jubilé de Fraternité à venir, remise par le Grand Rabbin de France à l’Archevêque de Paris au Collège des Bernardins le 23 novembre 2015.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire