Une
réflexion théologique sur les rapports entre Catholiques et Juifs
à
l’occasion du 50e anniversaire de Nostra Aetate, n.4
Pour marquer le 50e anniversaire de
la Déclaration conciliaire Nostra Aetate, la commission pontificale pour
les rapports avec le judaïsme a fait paraître le 10 décembre 2015 un document
d’une importance capitale et au langage très novateur. Sans avoir l’autorité et
la prudence d’un texte dogmatique magistériel, il innove en proposant des
pistes de réflexion théologique. A l’instar des déclarations juives du 23
novembre (au Collège des Bernardins) et du 3 décembre 2015, quelques jours plus
tôt, ce document plus développé rend grâce pour les cinquante années écoulées
et entend donner une nouvelle impulsion au dialogue judéo-chrétien, devenu
suffisamment mûr pour aborder les questions théologiques.
1. Il commence par une partie historique
(§1-13), qui dresse le bilan des cinquante dernières années et énumère les
principaux jalons qui ont contribué à construire ces nouvelles relations entre
juifs et chrétiens, à commencer par les trois grands textes de la Commission vaticane :
Orientations et suggestions pour l’application de Nostra Aetate (1974), Notes
pour une présentation correcte des Juifs et du Judaïsme (1985), qui aborde
pour la première fois la question de l’attachement à la terre d’Israël, Nous
nous souvenons une réflexion sur la Shoah (1998). On aimerait y ajouter deux
textes des évêques français plus audacieux : L‘attitude des Chrétiens à
l’égard du Judaïsme (1973) et la Déclaration de Repentance de Drancy
(1997), qui ne peuvent figurer ici. Un dernier texte est mentionné, le plus
développé, émanant cette fois de la Commission Biblique Pontificale : Le
peuple juif et ses Saintes Ecritures dans la Bible chrétienne (2001), qui a
contribué à dissiper un grand nombre de malentendus.
Mais les gestes forts des souverains pontifes
ont peut-être eu un plus grand impact que les textes, notamment ceux de
Jean-Paul II (voyage à Auschwitz-Birkenau, visite à la synagogue de Rome,
voyage en Israël, prière de repentance, prière déposée au Kotel, visite à Yad
Vashem etc.), gestes presque tous repris par ses successeurs Benoît XVI et
François. Par ailleurs, les relations se sont institutionnalisées à travers des
rencontres régulières, notamment avec l’IJCIC (instance qui représente les
divers courants du judaïsme mondial) ou le Grand Rabbinat d’Israël. Grâce à
tout cela, juifs et chrétiens ont pris conscience qu’ils « sont
irrévocablement interdépendants les uns des autres et que le dialogue entre
eux, n’est pas seulement un choix, mais un devoir, en particulier au niveau
théologique » (§13). Sans ses racines juives, par exemple, l’Eglise
pourrait perdre son ancrage dans l’histoire du salut et devenir une gnose
anhistorique.
2. La deuxième partie (§14-20) rappelle le
statut unique du lien qui unit le christianisme au judaïsme, un statut
parfaitement formulé par Jean-Paul II à la synagogue de Rome en 1986 :
« La religion juive n’est pas extrinsèque, mais d’une certaine manière
elle est intrinsèque à notre religion. Nous avons avec elle des rapports que
nous n’avons avec aucune autre religion. Vous êtes nos frères préférés et d’une
certaine manière, on pourrait dire, nos frères aînés ». Nous avons avec les juifs, nos frères aînés
ou nos « pères dans la foi » (Benoît XVI), un lien familial, originel
et constitutif. Il ne faudrait donc pas parler de dialogue interreligieux
mais intra-religieux ou intra-familial.
Sans doute inspiré des travaux contemporains d’historiens
juifs qui renouvellent notre approche de la séparation entre juifs et
chrétiens, le document rappelle (§15) que le judaïsme rabbinique et le
christianisme sont deux religions sœurs nées du même terreau biblique[1],
et que la séparation est plus floue et plus tardive que ce que l’on pensait[2].
Tout cela rend impossible ce qu’on a appelé la « théologie de la substitution »
ou « supersessionisme », que le document rejette très clairement à la
suite de Nostra Aetate : « L’Eglise ne met pas en doute la
permanence de l’amour de Dieu pour le peuple d’Israël. La théologie du
remplacement qui oppose deux entités séparées, l’Eglise des gentils et la
synagogue rejetée, dont elle aurait pris la place, est dépourvue de tout
fondement » (§17). L’Epître aux
Hébreux, souvent invoquée à l’appui de cette thèse, a été mal lue. Quand
elle parle de la Nouvelle Alliance qui rend caduque l’Ancienne, elle n’oppose pas
l’Ancien Testament des Juifs au Nouveau Testament des chrétiens, mais le
sacerdoce éternel du Christ au sacerdoce transitoire des lévites. Et elle
s’appuie sur l’Ancien Testament, toujours valide, et particulièrement le prophète
Jérémie[3].
3. La troisième partie du document (§20-26) aborde
la délicate question du « peuple de Dieu » et précise la formule un
peu ambiguë du §4 de Nostra Aetate : « S’il est vrai que l’Eglise
est le nouveau peuple de Dieu, les juifs ne doivent pas pour autant être
présentés comme réprouvés par Dieu, comme si cela découlait de la Sainte
Ecriture ».
L’Election d’Israël n’a jamais été remise en
cause par Dieu, même quand le peuple s’est montré infidèle, à l’exception d’un
« petit reste » : « le peuple élu a été constamment l’objet de
son élection et de son amour : c’est en effet par ce peuple que toute
l’humanité sera rassemblée et conduite à lui à la fin des temps » (§22). Ici encore est balayée toute idée de
substitution : « L’Eglise ne remplace pas le peuple de Dieu d’Israël,
mais en tant que communauté fondée sur le Christ, elle représente en Lui le
plein épanouissement des promesses faites à Israël » (§23). Notons
que dans cette dernière formulation, c’est le Christ et non l’Eglise, qui est
l’accomplissement des promesses, l’Eglise ne faisant que le représenter
en lui.
Le concept de Révélation ou de Parole de Dieu,
qui renvoie à la fois au Christ et à la Torah, vient opportunément préciser le
lien entre l’Eglise et Israël. La Torah et le Christ - « nouveau
Moïse » qui « représente la Torah vivante de Dieu » (§25) - sont
tous deux lieux de la présence divine dans le monde. Le Pape François, cité au
§24, avait déjà fait ce rapprochement à Rome en juin 2015 (congrès de l’IJCIC)[4].
Mais n’en concluons pas qu’il existerait deux voies de salut, l’une pour les
Juifs, avec la Torah, l’autre pour les Chrétiens, avec le Christ, car le salut
apporté par le Christ concerne bien tous les hommes. La parole de Dieu,
dit encore le document, est une réalité une et indivisible qui prend
une forme concrète dans chaque contexte historique particulier (§25).
4. La quatrième partie (§27-34) revient sur le
titre : l’alliance avec Israël est irrévocable. L’Eglise a
clairement rejeté le marcionisme ; le Nouveau Testament n’a pas remplacé l’Ancien
dans nos Bibles. De même la Nouvelle Alliance ne remplace pas l’Ancienne mais
la présuppose. Certes notre lecture chrétienne renouvelle la compréhension de
l’AT mais, du côté juif aussi, la lecture de l’AT a dû se renouveler après la
destruction du Temple. Les deux exégèses, rabbinique et christologique, se sont
développées parallèlement, le plus souvent en s’opposant, mais elles peuvent aujourd’hui
dialoguer, se compléter et s’enrichir, même si elles restent irréductibles l’une
à l’autre. Les chrétiens sont vivement encouragés à découvrir la lecture juive
des Ecritures.
Dans l’histoire biblique, chaque fois que
l’alliance se renouvelle, elle garde la mémoire de l’alliance antérieure.
L’Eglise aussi doit garder cette mémoire : sans Abraham, sans Israël, elle
« risquerait de perdre son rôle dans l’histoire du salut » (§33). A
l’inverse, sans l’Eglise, Israël manquerait peut-être la dimension universelle
de l’alliance annoncée à Abraham (« toutes les familles de la terre »
en Gn 12). Israël et l’Eglise sont interdépendants.
5. La cinquième partie (§35- 39) revient sur la
formule de Jean-Paul II dans son discours de Mayence (1980), formule reprise
par le Catéchisme de l’Eglise Catholique (1993) au n°121 : « l’ancienne
alliance n’a jamais été révoquée ». Notre difficulté est donc d’admettre
en même temps deux articles de foi qui semblent contradictoires, à savoir que
le Christ est l’unique voie de salut et que Dieu n’a pas révoqué l’alliance
avec Israël. Comment comprendre que les Juifs, qui n’ont pas reconnu en Jésus
leur Messie et le Fils de Dieu, ne sont pas pour autant exclus du salut ?
C’est que « Dieu a confié à Israël une mission spéciale, et il ne portera
pas à son accomplissement son mystérieux plan de salut pour tous les peuples
sans y faire participer son Fils premier-né » (§36). Le document ne
prétend pas nous dire comment et il ne précise pas non plus quelle est cette mission
spéciale d’Israël mais comme saint Paul dans l’Epitre aux Romains (ch.11),
il nous laisse devant le mystère de Dieu : « Du point de vue théologique
le fait que les Juifs prennent part au salut de Dieu est indiscutable ;
mais comment cela est possible alors qu’ils ne confessent pas explicitement le
Christ, demeure un mystère divin insondable » (§36).
6. La sixième partie (§40-43) aborde la
question de l’évangélisation, question très sensible qui touche à l’existence
même d’Israël. Par nature, l’Eglise catholique est missionnaire, mais elle ne
peut considérer comme un peuple à évangéliser Israël, qui lui a transmis la foi
au Dieu unique, qui est dépositaire de la Parole de Dieu et qui partage la même
vision du monde : « L’Eglise catholique ne conduit et ne promeut aucune
action missionnaire spécifique en direction des Juifs » (§40). On ne
saurait être plus clair. Bien sûr, les chrétiens rendront témoignage de leur
foi au Christ mais ils le feront avec humilité et délicatesse. Et surtout ils
ne chercheront pas à se substituer à Dieu : « Les chrétiens doivent
placer leur confiance en Dieu, qui réalisera son plan de salut par des voies
qu’il est le seul à connaître, car ils sont les témoins du Christ mais ce n’est
pas à eux qu’il appartient d’accomplir le salut de l’humanité ». (§42).
7. La septième et dernière
partie (§44-49) désigne quatre objectifs pour le dialogue avec le
judaïsme :
- Approfondir la connaissance mutuelle entre
juifs et chrétiens, source d’enrichissement, notamment pour la compréhension de
notre patrimoine commun.
- Avoir le souci de
transmettre cette connaissance, au-delà des cercles d’exégètes, aux générations
futures.
- S’engager ensemble en
faveur de la justice, de la paix, de l’éthique, de l’écologie, de la
réconciliation, et en faveur des plus défavorisés.
- Lutter contre l’antisémitisme,
avec une vigilance extrême. On ne peut être chrétien et antisémite.
Ainsi, Juifs et Chrétiens seront partenaires
pour se mettre au service de l’humanité et pour être ensemble une bénédiction
pour le monde.
P. Thierry Vernet
[1] Cf. par exemple Israel
Jacob Yuval, Deux peuples en
ton sein, Juifs et Chrétiens au Moyen Age, Albin Michel (trad. fr. 2011).
[2][2] Cf. Daniel Boyarin,
La partition du judaïsme et du christianisme, Cerf (trad. fr.
2011) ; Le Christ juif, A la recherche des origines, Cerf, (trad.
fr. 2013).
[3] Cf. Jean Massonnet,
L’Epitre aux Hébreux, Cerf (collection Commentaire biblique), 2016.
[4] De même que la Déclaration pour le Jubilé
de Fraternité à venir, remise par le Grand Rabbin de France à l’Archevêque
de Paris au Collège des Bernardins le 23 novembre 2015.
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