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lundi 20 février 2017

Est-ce que le christianisme a besoin du judaïsme? Cardinal Etchegaray

[Texte repris du site Port-Saint-Nicolas, après corrections.]



Conférence du cardinal Roger Etchégaray, président du Conseil pontifical « Justice et Paix », prononcée, le 8 septembre 1997 au centre Rocca di Papa, au cours d’un colloque organisé par I’« lnternational Council of Christians and Jews » (Conseil international des chrétiens et des juifs). Parmi les orateurs de ce colloque figuraient également : le Cardinal Cassidy, président du Conseil pontifical pour l’Unité des Chrétiens, le Pasteur Philip Potter, ancien secrétaire général du Conseil oecuménique des Églises, le grand Rabbin du Royaume-Uni et du Commonwealth, Jonathan Sacks, etc. (cf. aussi Article du pasteur Alain Blancy, paru dans Christianisme au XXe siècle, n° 609 du 5/11 Octobre 97)


Est-ce que le christianisme a besoin du judaïsme ? Telle est la question quelque peu abrupte qui m’est posée et à laquelle je ne puis me dérober. J’y répondrai dans l’esprit même de ce Colloque qui cherche à regarder          « L’autre comme mystère et comme défi ». J’y répondrai sur le ton d’un témoignage personnel, en m’appuyant sur des études qui abondent aujourd’hui en la matière et sur des méditations qui ont accompagné ma réflexion. Vraiment, c’est pour moi un temps de grâce.

[…] Est-ce que le christianisme a besoin du judaïsme ? D’emblée, je réponds oui, un oui franc et massif, un oui qui exprime un besoin vital et comme viscéral. Mais, bien sûr, je ne peux répondre qu’au nom de ma propre Église, « scrutant » son « mystère », selon la belle expression de Nostra Aetate, et pleinement respectueux de la façon différente dont le judaïsme se voit et se définit lui-même. Pour moi, le christianisme ne peut pas se passer du judaïsme. Dès le début de son pontificat (12 mars 1979), à Mayence, le pape Jean-Paul II a osé déclarer :       « Nos deux communautés religieuses sont liées au niveau même de leur propre identité ». J’ai aussi en mémoire (j’étais présent) ses paroles fulgurantes à la grande synagogue de Rome, le 13 avril 1986 :

« La religion juive ne nous est pas "extrinsèque" mais, en un certain sens elle est "intrinsèque" à notre religion. Nous avons donc à son égard des rapports que nous n’avons avec aucune autre religion. Vous êtes nos frères préférés et, dans un certain sens, on pourrait dire nos frères aînés. »

De telles paroles, au fond, n’ont rien de nouveau ni d’audacieux ; elles s’inspirent de l’image paulinienne dans l’Épître aux Romains (11, 16-24), de l’olivier franc qu’est Israël sur lequel ont été greffés les rameaux de l’olivier sauvage que sont les païens. Et saint Paul, lui l’ancien pharisien devenu « L’apôtre des nations », de s’exclamer au pagano-chrétien : « Ne fais pas le fier, ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte » (Rm 11, 18) […] c’est le juif qui te porte. Et n’est-ce pas dans cet Évangile de Jean, que l’on dit truffé d’antijudaïsme, que Jésus proclame solennellement à la Samaritaine : « Le salut vient des juifs » (Jn 4, 22) ? S’il en est vraiment ainsi, comment expliquer qu’au cours des siècles tant de chrétiens ont vécu comme s’ils avaient oublié leurs racines, pire : en méprisant leur frère aîné ?

Je comprends la réaction du Rabbi Askenazi disant : « Nous ne sommes même pas des frères séparés, car nous ne nous sommes jamais rencontrés. » De fait, nous portons tous la blessure cuisante de ce que Fadiey Lovsky a appelé si fortement « la déchirure de l’absence ».

L’identité chrétienne est reçue du peuple élu

Mais alors, par quel miracle juifs et chrétiens se rencontrent au bout de deux mille ans ou se mettent maintenant à examiner ensemble les rapports inversés qu’ils ont eus au cours de l’histoire ? Pourquoi a-t-il fallu attendre la Shoah pour ouvrir l’ère du dialogue ? Mais à vrai dire la rupture n’avait-elle pas elle-même commencé par le « scandale » de la croix du Christ ? La démarche inspirée de Jules Isaac auprès du pape Jean XXIII n’est sans doute pas étrangère à l’éclosion d’un printemps bien tardif et encore bien timide. Nous commençons à prendre conscience que notre identité chrétienne est une identité reçue d’autrui, et cet autre est le peuple élu qui n’existe que comme se recevant de Dieu. Ce processus va au-delà d’un simple constat de la judéité charnelle de Jésus désormais affirmée sans peine et par tous, avec tous ses prolongements culturels et cultuels dans la liturgie et la vie de l’Église, aujourd’hui décrits abondamment et sans gêne par des auteurs autant juifs que chrétiens. Jean-Paul II, une fois de plus, recevant le 11 avril dernier la Commission biblique pontificale vient de rappeler qu’on ne peut exprimer pleinement le mystère du Christ sans recourir à l’Ancien Testament. Dès le second siècle, contre Marcion, I’Église témoignait de ce rapport vital, par la suite très obscurci, voire camouflé. Pour ma part, j’aime rappeler que l’Église catholique célèbre toujours la fête de la Présentation de Jésus au Temple. Je n’aurai jamais fini de découvrir à quel point ma prière, y compris celle que le Christ a enseignée à ses disciples, le « Notre Père », est pétrie de citations et de psalmodies juives. Tout en moi respire la piété et la sagesse des « anawim », les pauvres du Seigneur.

La vocation permanente du peuple juif

Mais tout cet enracinement, si important soit-il, me laisse encore au seuil du problème, contre lequel je bute et pour lequel je me bats. Ce qui me frappe, ce qui me bouleverse aujourd’hui, c’est de voir la persistance du peuple juif malgré tous les pogromes, sa survivance après les fours crématoires. N’y a-t-il pas là le témoignage irrécusable d’une vocation permanente, d’une signification actuelle pour le monde mais surtout au sein même de l’Église ? C’est bien plus que de découvrir la richesse d’un patrimoine commun, c’est scruter dans le dessein de Dieu la mission que le peuple juif a encore et toujours à remplir. Que signifie pour moi chrétien ce vis-à-vis permanent qu’est le juif ? Que signifie pour mon Église ce peuple juif qui ne cesse de faire ressortir le temps de l’Ancien Testament dans un temps que je croyais être devenu, une fois pour toutes, le temps du Nouveau Testament ? En affirmant à la suite de saint Paul que la seconde Alliance n’a pas supprimé la première, car « les dons de Dieu sont sans repentance » (Rm 11, 29), l’Église va-t-elle jusqu’à reconnaître au judaïsme une fonction de salut après le Christ ? Pour ma conscience chrétienne affrontée à ce visage juif que nous avions dissimulé, voire défiguré, à cette Synagogue à qui nous avions bandé les yeux, il y a tout à la fois un profond mystère et un gigantesque défi.

Parler de « mystère » à la manière de saint Paul (Rm 11, 25), c’est reconnaître que la signification ultime de l’histoire du salut nous échappe puisque sa clef est en Dieu et que tout n’est pas dévoilé parce que tout n’est pas accompli. Certes, l’Église proclame clairement que Jésus Christ est l’unique Sauveur du monde, c’est de sa mort et de sa résurrection qu’elle vit dans tout son être. Mais la pérennité d’Israël n’est-elle pas le signe de ce qui lui manque pour la complète réalisation de sa mission ? Face au « déjà là » de l’Église, Israël est le témoin du « pas encore », d’un temps messianique non pleinement achevé. Le peuple juif et le peuple chrétien sont ainsi dans une situation de contestation ou plutôt d’émulation réciproque. Quand nous, chrétiens, nous réjouissons du « déjà là», les juifs nous rappellent le « pas encore », et cette tension féconde est au cœur de toute la vie de l’Église, jusque dans la liturgie eucharistique quand, chaque fois, elle lance le cri lancinant : « Viens. Seigneur Jésus ». L’Église annonce, préfigure déjà le « Royaume », cette Cité où Dieu sera « tout en tous », comme dit saint Paul (1 Co 15, 28). Ce qui nous réconforte c’est de savoir que ce Royaume caché, cet espace infini du salut offert à tous, déborde, et de beaucoup les limites visibles de l’Église. Celle-ci n’en est que le « Sacrement », le lieu où le Royaume est célébré par ceux qui l’ont déjà accueilli.

La contemporanéité des deux religions

Karl Barth disait : « La question décisive n’est pas "Que peut être la Synagogue sans Jésus-Christ ?", mais bien : "Qu’est-ce que l’Église aussi longtemps qu’elle a en face d’elle un Israël qui lui est étranger ?" ». Autrement dit, pour l’Église, la pérennité d’Israël n’est pas seulement un problème de relations extérieures à développer, mais un problème intérieur à approfondir qui touche à son être propre. Le chemin sur lequel nous sommes est une ligne de crête, il est encore peu exploré en exégèse et en théologie, mais c’est bien de ce côté-là me semble-t-il, qu’il nous faut avancer, sinon le dialogue juifs-chrétiens demeurera superficiel, court et plein de restrictions mentales. Ce dialogue, on l’a dit, sort à peine de l’âge des cavernes et ne saurait progresser que si chaque partenaire prend en compte la contemporanéité de l’autre. Le christianisme est l’arbre qui grandit de la graine du judaïsme et couvre de son feuillage toute la terre, mais le fruit de cet arbre contient de nouveau la même graine. Dans La Divine Comédie, Dante invitait les juifs à abandonner leur espérance : « lasciate ogni speranza ». Franz Rosenzweig, choqué par ce vers, glosait : « Nous pouvons abandonner tout, sauf l’espérance», et il criait ce midrash : « Quand le juif paraîtra devant le trône céleste, il ne lui sera posé qu’une seule question : "As-tu espéré en la Rédemption ?" Toutes les autres questions, ajoutait Rosenzweig, sont pour vous, chrétiens. D’ici là, préparons-nous ensemble dans la fidélité à comparaître devant notre Juge ».

Le peuple destructeur des idoles

Pour nous préparer ensemble, nous devons nous considérer tous héritiers de la Bible, mais je pense que pour bien exploiter cet héritage, les chrétiens ont besoin spécialement des juifs parce que ceux-ci ont avec l’Écriture une sorte de connivence charnelle, parce que à l’encontre de tout dualisme desséchant ils témoignent de l’unité vivante de l’homme interpellé par Dieu, parce qu’ils restent le peuple destructeur des idoles et dénonciateur des idéologies anciennes et nouvelles. La Bible hébraïque fait entendre au monde entier la voix du Dieu unique. Là même où ne vit aucun juif mais où la Bible est proclamée par l’Église, le juif est spirituellement présent car il est perçu par les nations qui reçoivent la Parole divine comme appartenant au peuple par qui le Seigneur s’est fait connaître sur terre. Si la cible du néo-paganisme, racine profonde de tout antisémitisme, est la Bible qui révèle en chaque homme l’image de Dieu, il nous faut, aujourd’hui plus que jamais, témoigner de notre fidélité commune à la Parole, à la Loi, qui structurent toute conscience humaine. II nous faut gravir ensemble la montagne sainte du Sinaï et là-haut nous tenir sans broncher devant la face de Dieu, entièrement occupés, comme dans une nuit d’orage, à recevoir l’eau et le feu du ciel et à se laisser purifier. Ne devons-nous pas tous être « ruisselants de la parole de Dieu », comme disait Péguy à son ami juif Bernard Lazare ? Ne sommes-nous pas tous de ces primitifs qui reçoivent le Décalogue et deviennent ainsi les vrais civilisateurs de l’humanité ?

Cette mystérieuse différence et cette incroyable parenté entre juifs et chrétiens nous portent tous sur le chemin de la repentance, de la teshouva. C’est là l’enseignement biblique fondamental et qui nous est commun. Parce que, juifs et chrétiens, nous sommes tous pécheurs ; nous traversons l’histoire dans la dualité Église-Synagogue, provoquée par l’endurcissement des uns et des autres, chacun étant intérieur à l’endurcissement de l’autre. C’est dans ma propre expérience spirituelle face au Christ. que je cherche à mesurer et à comprendre cette distance qui me sépare du juif, sans jamais toutefois penser faire du juif un « chrétien en puissance ».

Témoins d’une même promesse pour l’humanité

C’est vrai que Jésus nous divise, qu’il est entre nous un signe de contradiction, une pierre d’achoppement. J’aime bien la formule saisissante de Shalom Ben Chorin : « La foi de Jésus nous rassemble, mais la foi en Jésus nous sépare ». J’ose dire cependant - c’est la vérité profonde de tout paradoxe - que Jésus nous réunit à l’instant même où il nous divise. Car nous sommes les seuls êtres concernés par cette déchirure. Un bouddhiste, un hindou, un musulman le frôlent à peine. Mais nous, juifs et chrétiens, qu’on le veuille ou non, tôt ou tard, nous sommes acculés à nous demander devant la face du monde comment assumer ensemble cette déchirure interne entre nous, cette déchirure qui nous est propre et a provoqué le premier des schismes, ce qu’un exégète (Claude Tresmontant) a appelé « le prototype des schismes » au sein du corps unique de la famille de Dieu ? Car les uns et les autres nous sommes les seuls à pouvoir annoncer la Parole divine adressée à tous les hommes, nous sommes suspendus ensemble à une même Parole et témoins d’une même promesse pour l’humanité entière. En ce sens, l’avenir du mouvement œcuménique entre les diverses Églises chrétiennes est aussi lié à la prise de conscience que le lien avec le judaïsme est le test de la fidélité du christianisme au même Dieu. Fadiey Lovsky, dans le dernier chapitre de son beau livre parle de la rencontre juifs-chrétiens dans l’intercession. II constate que nos prières - quand nous pensons les uns aux autres - sont les prières de nos souffrances communes et de nos ressentiments réciproques, mais il déplore qu’elles ne soient pas aussi celles de nos vocations complémentaires. Si différentes que soient nos prières, elles sont apparentées et doivent devenir sœurs.

Pour ma part, je ne cesse de prier en vue du jour où Dieu sera « tout en tous » (1 Co 15, 28), juifs et non-juifs. Telle est la Jérusalem céleste dont notre prière doit hâter la venue, notre prière à nous qui sommes en exil partout dans le monde… même moi à Rome !

Ô Jérusalem, la préférée de Dieu, de toi chacun peut dire : « Voilà ma mère, en toi tout homme est né » (cf. Ps 87) et les nations montent vers ta lumière.
Ô Jérusalem, je marche vers toi.
Ô Jérusalem, « la bien bâtie, d’un seul tenant » où se rassemblent tous les fils d’Abraham et sur qui se concentre la prière pour la paix (cf. Ps 122).
Ô Jérusalem, je marche vers toi.
Ô Jérusalem, où les collines pleurent de désolation et dansent d’espérance, mont Moriah et Golgotha, mur du Temple et mémorial Yad Vashem, sépulcre vide où l’ange invite à ne pas chercher parmi les morts Celui qui est Vivant (Lc 24,s).
Ô Jérusalem, je marche vers toi.
Ô Jérusalem nouvelle, toi qui descends du ciel, parée comme une épouse au jour des noces, toi qui n’as plus de temple, car ton temple « c’est le Seigneur, le Dieu tout-puissant ainsi que l’Agneau » (cf. Ap 21) !
Ô Jérusalem du ciel, nous marchons vers toi.


Veuillez excuser de me laisser porter par les psaumes du Hallel. Veuillez m’excuser si toute mon intervention a pris la forme d’un témoignage personnel, balbutiant, bafouillant, mais convaincu que ma foi chrétienne, pour rester elle-même, a besoin de la foi juive. Loin de toute théologie christianisante du judaïsme, j’ai cherché à témoigner de ce que Martin Buber a si bien exprimé : c’est l’Alliance du même Dieu vivant qui nous fait exister juifs et chrétiens, et qui crée une communauté par-delà la rupture.

Le judaïsme et le christianisme, écrivait-il au professeur Karl Thieme, sont tous deux eschatologiques, mais en même temps ils ont tous deux place dans le dessein de Dieu. Le différend qui sépare juifs et chrétiens et la relation qui les réunit viennent de là.

« L’AUTRE COMME MYSTERE ET DÉFI », tel est le thème stimulant de ce Colloque. La différence, c’est l’essence même de notre rencontre, c’est aussi la chance d’écouter l’autre et de se faire enrichir par lui. Loin de nous éloigner les uns des autres, nous ne cessons de nous entrecroiser autour du Messie.

Edmond Fleg nous l’apprend dans Écoute Israël :

« Et maintenant tous deux vous attendez
Toi, qu’Il vienne, et toi, qu’Il revienne ;
Mais c’est la même paix que vous lui demandez
Et vos deux mains, qu’Il vienne ou qu’Il revienne,
Dans le même amour vous les Lui tendez !
Qu’importe donc ? De l’une ou de l’autre rive
Faites qu’Il arrive
Faites qu’Il arrive ! »

Faites qu’Il arrive ? Le même Edmond Fleg, dans un autre livre (Jésus raconté par le juif errant), nous stimule tous, juifs et chrétiens : « Pour que le Messie arrive, crie avec moi : heureux ceux qui jetteront les armes, ils enfanteront le Messie ».


Shalom !

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